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  • Le Bucarest du 19e siècle, dans des photos

    Le Bucarest du 19e siècle, dans des photos

    Un photographe tchèque qui a vécu à Bucarest

     

    Franz Duschek (1820-1884) a été un photographe tchèque qui a vécu à Bucarest entre 1862 et 1883. Cela lui a permis de poser un regard singulier sur les transformations sociales et urbaines qui ont marqué la capitale et la vie des Roumains au XIXème siècle, regard qu’il nous a légué à travers ses photographies de studio, ses instantanés et ses photos de guerre. Duschek a retenu avec un grand talent les détails de l’architecture locale et de la mode de l’époque, des portraits de gens appartenant à la classe moyenne et des scènes du quotidien d’une ville sise au carrefour des influences ottomanes et européennes.

     

    Des photos du Bucarest d’antan exposées à Prague

     

    Le Musée municipal Bucarest (MMB) a ramené le formidable photographe thèque à l’attention du public par le biais d’une exposition présentée à Prague, capitale de la République tchèque, pays natal de Franz Duschek. L’idée centrale a été de cartographier les géographies humaines du Bucarest connu par Duschek.

     

    Adrian Majuru, directeur du MMB et commissaire de l’exposition de Prague, nous en a donné des détails :  

    « Il était, en effet, un photographe de studio (cabinet) qui nous a légué un héritage photographique. Il a compté parmi les premiers à avoir fait de la photo professionnelle grand public, si j’ose dire, à Bucarest pendant une vingtaine d’années, depuis le règne d’Alexandru Ioan Cuza jusque vers 1883, lorsqu’il quitte la Roumanie pour remplir une mission pour la Roumanie en Egypte, à Alexandrie où il décède d’ailleurs. »

     

    Point de mire : la modernisation de la société roumaine et la Maison royale de Roumanie

     

    L’évolution professionnelle de Franz Duschek en terre roumaine a reflété l’histoire du temps vécu, jalonné par la Guerre d’indépendance (1877-1878), par le développement et la modernisation de la société, ainsi que l’histoire de la Maison royale de Roumanie, dont Duschek fut le photographe officiel.

     

    Adrian Majuru, directeur du MMB, raconte:

     « Ce fut Carol Popp de Szathmári qui appela Franz Duschek à se lancer dans une profession nouvelle. Celui-ci ouvrit son premier atelier ou studio dans une rue appelée Noua – Nouvelle/Neuve, l’actuelle rue Edgar Quinet. Il eut une belle carrière. Une décennie plus tard, sur la recommandation du boyard, médecin et homme politique Creţulescu, Duschek devient le photographe de la Cour, nommé par le roi Carol I. Cela arriva après l’indépendance du pays, puisqu’il fut photographe et reporter de guerre, aux côtés d’autres artistes de l’époque, tel que le peintre Nicolae Grigorescu, sur le front de Plevna, donc au sud du Danube. C’étaient les débuts d’un nouveau métier, tellement familier pour nous aujourd’hui. Après la Guerre d’indépendance, il ouvrit un nouvel atelier/studio qu’il allait vendre plus tard à un autre photographe d’une génération différente, Franz Mandy, de Budapest, quand Franz Duschek lui-même s’apprêtait à se rendre en Egypte pour une mission de prospection. Mais son message principal se trouve dans les photos dont les protagonistes faisaient partie de la classe moyenne… Ces photos nous offrent l’image d’un phénomène social et professionnel, en égale mesure, qui a culturellement modelé le comportement du milieu urbain: Il existait déjà une Europe urbaine, un liant de ce que nous appelons actuellement l’Union européenne. Avec des professions libérales, une façon particulière de comprendre la vie dans ses détails, par une gestion prudente de l’environnement immédiat. »

     

    Des portraits importants

     

    Franz Duschek reste un des grands photographes portraitistes d’une génération, d’une page d’histoire, grâce à des témoignages sur la vie, les valeurs sociales, morales et culturelles de ces temps-là.

     

    Adrian Majuru conclut :  « C’était le XIXème, un siècle du souci pour le détail, visible non seulement dans de jolis emballages mais aussi dans la manière de s’adresser à quelqu’un d’autre ou de marcher dans la rue, par exemple. Des gens de cette catégorie, on en trouvait aussi à Prague, ou à Vienne, ou bien dans les petites villes d’Espagne ou de France. Pour Duschek, la surprise a été complète, car il s’attendait à y trouver un pays exotique. Il a également réalisé des photos dynamiques, de mouvement, …, et des images de la ville de Bucarest, préservées dans d’autres collections publiques…. ». (Trad. Ileana Ţăroi)

     

  • Bucarest au début de la réforme de l’habitat

    Bucarest au début de la réforme de l’habitat

    Bourg marchand, développé de manière chaotique sur les rives de la Dâmbovița autour de la zone des auberges, des tavernes et des boutiques, connue de nos jours comme le centre historique de la ville, Bucarest a commencé à se moderniser et à se mettre au diapason de l’Occident à peine durant la seconde moitié du 19e siècle. Pourtant, au début du 20e, les banlieues étaient encore insuffisamment urbanisées, les habitations y étaient insalubres et la tuberculeuse faisait des ravages parmi les habitants de la périphérie.

    C’est pourquoi, en 1910, la municipalité, par le maire Vintilă Brătianu, crée une « Société communale pour les habitations à prix modique », à l’époque la seule de ce genre en Roumanie. La Société a fonctionné entre janvier 1911 et le 11 juin 1948, date de la nationalisation opérée par les communistes. Son but était de construire et de vendre aux couches sociales moins nanties des habitations modernes, salubres, à des prix relativement accessibles. La Société achetait des terrains détenus par l’Etat, qui les avait achetés, à son tour, aux boyards propriétaires de domaines autour de la capitale. Ensuite, elle y faisait construire des habitations et les vendait à terme au menu peuple – du moins théoriquement, car en réalité il n’en fut pas tout à fait ainsi : ce n’est pas la catégorie des ouvriers qui bénéficia avant tout de ces habitations, mais la classe moyenne, constituée de fonctionnaires, de professeurs, d’ingénieurs et de ceux qui pratiquaient des professions libérales. Certes, la ville en a bénéficié aussi, car elle s’est agrandie et s’est modernisée.

    L’historien Andrei Răzvan Voinea a étudié l’activité de la Société pour les habitations à prix modique et il nous en parle : « Le prix maximum de ces maisons était fixé par la loi à 8.000 lei. On ne pouvait pas vendre une telle maison à plus de 8.000. Durant l’entre-deux-guerres, un ouvrier gagnait 100 lei par mois tout au plus. Dans ces conditions, 8.000 lei était un prix plutôt décourageant. Le grand avantage de l’existence de cette Société était le fait qu’au moment où elle entrait en possession d’un terrain, elle le divisait en parcelles égales et elle y faisait tous les travaux d’aménagement : assainissement, eau courante, électricité, éclairage et pavage des rues, service de propreté urbaine, pratiquement tout ce qui concernait la modernisation de la ville. Quand le bénéficiaire, après avoir acheté la maison, y entrait, tout était prêt, depuis les poêles à la toiture en tuiles, la rue était goudronnée et la clôture déjà installée. C’est pourquoi les ventes ont explosé les premières années, tout le monde s’empressant d’acheter. Pourtant, malheureusement, peu après le début des constructions, la loi a changé et le prix d’une maison a été porté à 15.000 lei. Par conséquent, ces habitations sont devenues inaccessibles aux ouvriers – déjà déçus par le prix antérieur de 8.000 lei, qu’ils ne pouvaient pas se permettre. Aussi, ces maisons allaient-elles devenir la propriété d’autres catégories professionnelles. »

    Entre 1911 et 1948, la Société a fait 25 lotissements et construit des habitations – selon le même modèle – pour environ 4.000 familles. Le premier réalisé à l’époque fut appelé Clucerului, dans le nord de la ville, à l’extrémité de la très connue Avenue Victoria. Le quartier érigé en 1918 est encore debout.

    Andrei Răzvan Voinea précise : « Les habitations y ont toutes été élevées en 1918. Les travaux ont démarré au printemps, et ont été achevés avant la fin de l’année. La Société disposait de quatre types d’habitations : A, B, C, D. Sur les terrains issus du parcellement Clucerului on construisit pourtant un seul type de maisons, le type C, qui comportaient un seul étage. Les habitations du type C étaient doubles, bi-familiales. Elles étaient constituées de deux parties identiques, une famille occupant la partie gauche de la maison, l’autre la partie droite. Toutes les maisons étaient entourées d’arbres ou d’un jardin de fleurs ou bien d’un potager. L’intention des architectes était de faire de Bucarest une ville-jardin. »

    L’architecte en chef de la Société pour les habitations à prix modique a été Ion Trajanescu. Ancien étudiant du grand architecte Ion Mincu, qui a créé le style architectural néo-roumain, Trajanescu utilisait ce style dans la construction des maisons. A la fin des travaux, l’architecte Trajanescu allait ériger sa propre maison sur une parcelle restée libre dans cette zone de Clucerului.

    Răzvan Andrei Voinea : « C’est un fait particulièrement important, car Trajanescu devient ainsi une sorte de symbole du quartier, mais il est aussi représentatif de ce qu’allait devenir la réforme des habitations sociales à Bucarest. Trajanescu, qui en 1911 avait un peu plus de 30 ans, avait été l’étudiant de Ion Mincu à la Faculté d’architecture. Les éléments du style néo-roumain créé par Mincu et utilisé par Trajanescu indiquent le fait que ces habitations étaient destinées à des couches sociales qui comprenaient quelque chose à l’architecture. En outre, posséder une maison construite par la «Société communale pour les habitations à prix modique» faisait monter quelqu’un sur l’échelle sociale, car, paradoxalement, une telle maison ne pouvait pas être achetée par n’importe qui. Par conséquent, cette Société n’a pas été, en fin de compte, ce qu’elle s’était proposé d’être, au début.»

    Une petite partie des héritiers des premiers propriétaires habitent encore ces maisons construites suite au parcellement Clucerului. Entre temps, la zone est devenue très chère et très recherchée, en raison justement de son charme rétro et du fait qu’elle avoisine un des quartiers les plus chics de Bucarest, qui commence place Victoria, là où, dans les années ’30, a été érigé l’actuel siège du gouvernement. (Trad. : Dominique)

  • Emil Otto Hoppé et sa Roumanie en images

    Emil Otto Hoppé et sa Roumanie en images

    Le photographe britannique d’origine allemande Emil Otto Hoppé est considéré l’un des plus grands photographes de tous les temps et, à partir de là, un témoin privilégié du 20e siècle. Né en 1878 à Munich, dans une famille de banquiers, Hoppé suit ses études en l’art à Paris et à Vienne. En 1900, à 22 ans, on le voit déménager à Londres, pour étudier la finance. C’est là pourtant qu’il va découvrir sa véritable passion, celle de la photographie, jusqu’à en faire son métier. En 1907, il était déjà apprécié comme le meilleur photographe portraitiste de son temps. Près de 50 années plus tard, en 1954, Hoppé met en vente son énorme collection de clichés. Cette dernière trouvera acquéreur à Londres, et rejoindra l’une des plus prestigieuses archives photos au monde. Tombée dans l’oubli pour près de 60 ans, la collection Hoppé vient d’être redécouverte et remise en valeur par le commissaire américain Graham Howe, celui qui remet en circulation les 10.000 clichés qui la composent.

    Emil Otto Hoppé a été toute sa vie un infatigable voyageur. Un voyageur qui avait non seulement parcouru la Roumanie, mais c’est là qu’il trouva sa véritable passion, celle de surprendre, à travers son objectif, la vie des gens ordinaires. C’est là qu’il décide d’abandonner la photographie de ses modèles préférés, les célébrités de son temps, et pas des moindres d’ailleurs, car l’on pouvait y compter le roi George V et son épouse, la reine Marie, des écrivains tels Henry James, Rudyard Kipling, George Bernard Shaw, ou Aldous Huxley, la danseuse Anna Pavlova, voire le physicien Albert Einstein. C’est en Roumanie pourtant qu’un nouvel univers s’ouvre devant lui, tout cela suite à une simple suggestion, comme nous le raconte Graham Howe, présent à Bucarest lors du lancement de l’album roumain d’Emil Otto Hoppé.

    Graham Howe : « La maison d’Emil Hoppé se trouvait juste en face de la Légation de la Roumanie à Londres, place Cromwell. Et cette légation était peuplée de gens de lettres et d’intellectuels, des personnes qui essayaient d’influencer l’opinion publique britannique et d’améliorer sa perception par rapport à leur pays, la Roumanie. Et ces gens fréquentaient régulièrement Hoppé, ils étaient invités à ses réceptions. C’est lors d’une telle soirée que l’un de ses voisins de table lui demanda d’emblée : « Monsieur Hoppé, pourquoi ne viendriez-vous pas visiter la Roumanie, des fois ? ». D’ailleurs, ses amis écrivains, tels George Bernard Shaw et bien d’autres, se faisaient déjà un point d’honneur de raconter la vie du menu peuple. Shaw, vous savez, il avait écrit la pièce de théâtre appelée Pygmalion, devenue la comédie musicale « My Fair Lady ». Cette idée de mobilité sociale a gagné Hoppé et elle est devenue l’un des fils rouges de son œuvre photographique ».

    La Grande Roumanie, celle de l’entre-deux guerres, était, à l’instar de la plupart des Etats de l’Europe centrale et de l’Est, un pays fraîchement apparu sur la carte du Vieux continent. Et Hoppé est intéressé par ces nouveaux pays, qu’il visite et qu’il immortalise dans ses clichés. Mais la Roumanie l’interpelle davantage, car elle comptait sur son trône une souveraine d’origine écossaise, la reine Marie, un véritable personnage de roman, très populaire dans son pays, et qui avait aussi réussi à faire connaître le pays à l’étranger. Une Roumanie exotique, dotée d’une diversité culturelle étonnante pour l’époque. Certes, la passion de Hoppé ne s’arrêtera pas à la Roumanie. De là, il ira en Tchécoslovaquie et en Pologne, et puis plus loin encore, en Afrique, en Inde, dans l’Extrême Orient et en Australie.

    Mais Graham Howe montre à profusion lors de son passage à Bucarest occasionné par le lancement de son volume, « Le portrait d’un pays : la Grande Roumanie à travers les clichés d’Emil Hoppé, 1923 » comment l’artiste découvre, avec la Roumanie, tout l’univers des gens ordinaires et la richesse de la vie quotidienne.

    Graham Howe : « Il accepte cette invitation de se rendre en Roumanie et ce sera la révélation de sa vie. C’est un point d’inflexion dans sa carrière. A partir de là, son centre d’intérêt change. Certes, il est l’invité de la famille royale, il est reçu pour prendre des photos au Palais. Mais, en même temps, il ira photographier les habitats des Tsiganes. Et, de fait, le titre de son album de 1923 exprime l’état d’esprit qui l’habitait de façon manifeste, car il s’intitule : « In Gipsy Camp and Royal Palace », soit, en français, « Depuis les camps des Gitans et jusqu’au Palais royal ». Ce voyage en Roumanie le fait complètement changer d’approche. Il sera dorénavant le photographe voyageur infatigable, formidable témoin de son monde. Il photographie inlassablement, publiant pas moins de 27 albums au cours de sa vie. Mais c’est l’essence de la nature humaine qu’il essaiera de déceler à travers son œuvre. Prenez, dans cette image, vous le voyez immortaliser la princesse Hélène, en grande tenue, sur les marches du Palais royal. Puis, là, la même année, vous voyez Anna Pavlova dansant, en kimono, à Hampstead Heath, à Londres. Hoppé évolue parmi des styles tout à fait différents, il jongle avec les styles et les modes d’expression les plus divers pour mettre en évidence l’ineffable, l’imperceptible, l’indescriptible de la nature humaine. Hoppé est un grand humaniste, son attachement envers l’humain rayonne dans l’ensemble son œuvre. Et ce cliché encore, avec monsieur Hoppé sur la droite et le docteur Enescu à gauche, partageant une pastèque, en toute simplicité. »

    « Le Portrait d’un pays : la Grande Roumanie à travers les clichés d’Emil Hoppé, 1923 » révèle au monde le visage inconnu d’un pays fraîchement apparu sur la carte du monde, un pays désireux de se montrer et de se frayer une place bien à soi dans le concert européen. Mais c’est aussi l’œuvre d’un artiste hors pair, la vision inédite d’un monde méconnu, une vision qui tente de passer outre le commun, pour rencontrer l’ineffable. (Trad. Ionut Jugureanu)

  • Anna Kretzulescu – Lahovary

    Anna Kretzulescu – Lahovary

    A part les grandes personnalités et événements cruciaux marquant l’histoire d’un pays, il y a les événements quotidiens et les acteurs anonymes, tout aussi importants. Parfois même, les faits apparemment insignifiants vécus par des personnes lambda finissent par définir une époque. Anna Kretzulescu-Lahovary a été une telle personne – discrète et jusqu’il y a peu, anonyme. Ses mémoires, publiés récemment aux éditions Humanitas sous le titre « La Flamme invincible de la vie », prouvent justement combien les gens ayant vécu à la fin du 19e et au début du 20e siècles ont été importants.

    Descendante d’une famille ancienne de boyards – la famille Kretzulescu – elle est devenue, par son mariage, membre d’une autre famille, tout aussi illustre, celle de Lahovary. Anna est née en 1865 et elle a beaucoup voyagé, accompagnant son époux, le diplomate Alexandru Em. Lahovary, partout dans le monde. Le journal qu’elle a tenu pendant toute sa longue vie témoigne de l’amour de l’écriture d’une femme qui n’a pourtant pas eu de vocation littéraire, ainsi que de son amour pour les autres. Ses écrits évoquent des moments politiques et historiques importants, ainsi que des personnalités remarquables, tels le roi Carol Ier, la reine Elisabeta, la reine Marie, ainsi que d’autres hommes politiques, intellectuels et boyards importants de son époque.

    Alina Pavelescu, celle qui a traduit en roumain les mémoires d’Anna Lahovary rédigées en français, raconte : «Anna Lahovary a vécu presqu’un siècle. Elle est décédée en fait quelques mois seulement avant son centième anniversaire. Elle a connu les années de la Première et la Seconde Guerre mondiale, traversant des moments dramatiques. Lors de la Première guerre mondiale, se trouvant à Paris, avec son époux, attaché de la délégation de la Roumanie dans la capitale française, elle a essayé d’introduire en Roumanie le modèle médical français et de l’adapter à la situation du pays. Elle a traversé une autre période difficile après la Première Guerre mondiale, quand les possessions de sa famille de la région d’Argeș ont été détruites par l’occupation allemande, de sorte qu’après 1920 elle est devenue simple fermière pour une certaine période, afin de sauver les biens de la famille. A suivi la fin douloureuse d’une époque de civilisation roumaine, suite à l’instauration du communisme, lorsque le monde construit par des familles comme celle d’Anna Lahovary s’est écroulé. Elle a pourtant gardé sa capacité à voir la beauté cachée des êtres et à ne pas désespérer devant la laideur, car celle-ci ne représente pas l’essence de l’humanité et du monde.»

    Quoique bien élevée et respectant généralement l’étiquette du monde où elle vivait, Anna Kretzulescu-Lahovary se permettait de petites excentricités. Par exemple, après avoir déjà mis au monde plusieurs de ses 6 enfants – cinq filles et un garçon – elle a voulu colorer ses cheveux en rouge. Etant donné que cela aurait semblé bizarre dans les années 1890, quand la couleur naturelle des cheveux était à la mode, Anna a renoncé à cette idée, mais le fait d’y avoir pensé en dit long sur sa façon d’être – estime l’écrivaine Ioana Pârvulescu, qui nous donne d’autres détails sur l’époque, surpris par Anna Kretzulescu-Lahovary dans ses mémoires.

    Ioana Pârvulescu : « En 1889, lorsque la Tour Eiffel a été inaugurée, quelqu’un qui revenait de Paris lui a apporté en souvenir une tour Eiffel en miniature, comme on en vend de nos jours. Je ne savais pas que ce genre d’objets-kitsch était mis en vente dès l’inauguration de la célèbre tour. Anna a fait un voyage en ballon, ce qui est aussi très intéressant. C’était en 1893 et elle a eu très peur, pourtant le voyage s’est bien passé. Elle décrit également les villes par lesquelles elle est passée, comme Saint-Pétersbourg, par exemple, ville où elle s’est mariée, à l’âge de 16 ans, ou Istanbul, qui, selon sa description, semblait sortie d’un roman d’aventures. Et elle a consacré, bien sûr, des pages très intéressantes à Bucarest. »

    A compter de 1947, après l’instauration du communisme, Anna Kretzulescu-Lahovary et les membres de toutes les anciennes familles de boyards ont traversé des moments extrêmement difficiles : nationalisation, expropriation, pauvreté. Elle a tout supporté avec dignité, aux côtés de ses enfants et de ses petits-enfants. Sa dignité et sa résilience face aux difficultés étaient les conséquences de l’éducation qu’elle avait reçue et qu’elle a transmise, à son tour, à ses enfants et à ses descendants. Son arrière-petit-fils, l’architecte Şerban Sturdza, se rappelle avec beaucoup de fierté son arrière-grand-mère nonagénaire.

    Ioana Pârvulescu : « Le dévouement envers les autres, l’envie de faire constamment quelque chose dans la famille ont été transmises d’une génération à l’autre et faisaient partie de la vie quotidienne. Il n’y avait pas de moments d’inactivité : on sculptait, on lisait, on tricotait un pull, on bricolait des porte-bonheur pour le 1er mars. Et toutes ces activités servaient à quelqu’un et à quelque chose. La féminité ou ce qu’être femme signifiait à l’époque ne coïncide pas avec ce que l’on pense de nos jours des femmes de ces temps-là. Ces femmes étaient capables, dotées d’humour et très actives, toujours occupées à faire quelque chose pour soutenir leur famille. »

    Anna Kretzulescu-Lahovary a été, de ce point de vue aussi, une représentante de la féminité de la fin du 19e siècle, mais elle s’est également distinguée par des qualités personnelles que l’on peut découvrir en lisant ses mémoires. (Trad. : Dominique)

  • La modernité dans l’espace roumain au début du 19e siècle

    La modernité dans l’espace roumain au début du 19e siècle

    La société habitant l’espace roumain actuel entre résolument dans l’ère moderne au début du 19e siècle. La modernité, perçue comme une nouvelle manière de comprendre le monde et où l’individu se mue en personne, avec des droits et des libertés garantis par la loi, commençait à se frayer un chemin. L’esprit de la laïcité dans la vie publique et le règne de la loi, en opposition avec la prépotence de l’Etat ou de l’Eglise, deviennent la norme. L’influence de la France est indéniable, car c’est depuis la France que rayonne la modernité, favorisée par les bouleversements politiques et militaires qui font naître une époque nouvelle.

    Dans les principautés roumaines, encore sous suzeraineté ottomane, le besoin de réformes se fait ressentir de manière aiguë. Le modèle politique et économique ottoman était à bout de souffle, devenant un frein contre les nouvelles tendances et les aspirations, qui enthousiasmaient de plus en plus de gens. La modernité avait semé les graines de la renaissance nationale, et l’espace roumain est devenu le berceau des mouvements nationaux insurrectionnels grec et roumain de 1821.

    L’influence de la Révolution française a été décisive dans cette renaissance de l’idée nationale, comme le souligne l’historienne Georgeta Penelea-Filitti : « La Révolution française a façonné dans une grande mesure l’avenir des deux décennies qui allaient suivre, et qui allaient culminer en 1821. Il faut distinguer les deux mouvements qui ont tous les deux eu lieu sur le sol roumain : d’une part, le soulèvement national roumain, sous la baguette de Tudor Vladimirescu, de l’autre le mouvement grec, un peu fou, dirigé par Alexandru Ipsilanti, aide de camp du tsar russe. C’est un Grec, Philippide, qui parle pour la première fois de la Roumanie. C’était en 1816, lorsqu’il se référait à cette zone habitée de manière prépondérante par les Roumains. Ipsilanti débarque de Russie, d’abord en Moldavie, pour arriver enfin à Bucarest, caressant l’espoir qu’entouré de ses Grecs et ayant réussi à soulever un peuple chrétien orthodoxe contre les Ottomans, la Russie ne manquerait pas de venir à son secours. Cela ne se passe évidemment pas ainsi et son mouvement échoue. Entraînant du coup dans son sillage l’échec du mouvement national roumain de Tudor Vladimirescu. Et puis, les relations entre les deux leaders n’étaient pas du tout cordiales, Tudor se faisant finalement tuer par les hommes de main d’Ipsilanti. »

    Mais la modernisation de l’espace roumain était bien dans l’air du temps et, si l’on regarde en perspective historique, nous ne pouvons que constater l’irréversibilité du phénomène. Un état d’esprit qui, dans le cas des Principautés roumaines, puisait sa source dans les changements qui avaient lieu en France.

    Georgeta Penelea Filitti : « Cet état d’esprit allait générer de véritables bouleversements, voire des clivages dans la société. Les gens commençaient à s’informer, le commerce florissait, des produits en provenance d’Occident arrivaient dans les magasins roumains, les gens parlaient mode, cuisine. La langue française s’insinue progressivement dans la haute société roumaine et remplace la langue grecque. Ni dans le cas du grec et encore moins dans celui du français, il ne s’agissait d’être imposé de l’extérieur. Les deux deviennent des « lingua franca » de leurs époques. La langue roumaine commence par ailleurs à être utilisée aussi. Les idées sont promues par ces agents économiques ou culturels – marchands, percepteurs et autres. Il faut savoir que tous les Français qui viennent dans l’espace roumain ne sont pas des révolutionnaires, il y a aussi beaucoup de réfugiés. La Révolution française, peut-être l’une des plus sanglantes, a fait que beaucoup de personnes se réfugient et qu’elles cherchent du travail. Beaucoup de Français deviennent alors secrétaires, professeurs, petits fonctionnaires dans différentes administrations, mais ils sont surtout très recherchés pour donner des cours privés dans des familles roumaines. L’esprit français s’impose. D’autres Français sont des révolutionnaires ; des gens de tous les niveaux quittent la France et trouvent refuge à Bucarest. »

    Les idées de la modernité sont diffusées de France en Europe grâce aux campagnes militaires de Napoléon Ier qui bouleversent l’ancien ordre politique. Vers l’Angleterre dans l’ouest, en passant par l’espace allemand et jusque dans l’est, en Russie et dans l’Empire ottoman, l’Europe est sous l’emprise de l’agitation que la France disperse avec frénésie.

    Georgeta Penelea-Filitti considère que dans l’espace roumain, les nouvelles générations de jeunes studieux, qui sont d’habitude le ferment des transformations, ont contribué aussi à l’essor français du changement radical de l’Europe : « Beaucoup avaient pensé créer à Bucarest un centre d’effervescence de nature à engendrer une révolution, mais c’était difficile à mettre en œuvre. Chose très importante – beaucoup de jeunes roumains commencent à étudier à l’étranger. Et ils font tout ce qu’ils peuvent pour s’adresser à l’empereur, en qui ils voyaient un sauveur. Il y a une pléiade de médecins qui étudient à Halle, à Göttingen, à Vienne, l’un d’entre eux étant Apostol Arsachi. Lorsque l’empereur passe par Halle, Arsachi a l’occasion de tenir un très beau discours devant lui, dans lequel il dit : «Votre Majesté, sauvez les chrétiens de l’Empire ottoman ! » Il y a des dizaines et des dizaines d’appels à Napoléon qui était, certes, un bon chrétien, mais il était aussi un empereur dominateur, dictatorial, qui faisait sa propre politique. »

    La modernité roumaine prenait contour dans les deux premières décennies du XIXe siècle. Toutefois, les Roumains devaient encore lutter et attendre avant de voir ses idéaux se concrétiser. (Trad. Ionut Jugureanu, Ligia Mihaiescu)

  • Le folklore urbain au 19e siècle dans les principautés roumaines

    Le folklore urbain au 19e siècle dans les principautés roumaines

    Au début du 19e siècle, les Principautés roumaines de Moldavie et de Valachie se modernisaient rapidement. Pourtant, la modernité y coexistait avec l’esprit levantin, oriental. Une très mince couche de boyards européanisés s’opposait à la mentalité collective, un des territoires d’affrontement étant la culture dominante de l’époque. Entre la culture savante et la culture populaire il n’y avait pas pour autant de différences significatives et les chansons du folklore urbain faisaient les délices de toutes les couches sociales. L’ambiance des festins étaient égayée surtout par des chansons à ligne mélodique orientale et dont les vers empreints d’érotisme frôlaient l’immoralité et la vulgarité. Aussi, ces chansons – que, faute d’un meilleur terme, nous appellerons « mondaines » – devinrent-elles la cible de ceux qui militaient pour la modernisation de la société roumaine.

    Anton Pann a été un des créateurs de ce genre de chansons mi courtoises, mi grivoises. Venu des Balkans, Pann rejoignit un des cercles de jeunes gens qui donnaient le ton à la vie urbaine de la ville – si orientale, à l’époque – de Bucarest.

    L’ethnologue Nicolae Constantinescu, professeur à l’Université de Bucarest, nous parle brièvement de ce personnage et de la place qu’il a occupée dans sa nouvelle patrie : « Anton Pann arrivait du territoire situé au sud du Danube, avec sa mère et ses deux frères aînés, qui allaient périr sur le champ de bataille. Il s’appelait Antonache, fils de Panteleon, et il était originaire de Sliven, en Bulgarie, d’où il allait migrer vers les pays roumains. Pendant un certain temps, il habita à Chişinău, ensuite à Bucarest, où il finit par s’établir. S’intégrant profondément au milieu linguistique et culturel de la capitale valaque, il devient selon le critique Paul Cornea, un des premiers représentants littéraires de la ville Bucarest. Dans une lettre adressée au poète Vasile Alecsandri, l’écrivain Ion Ghica plaçait Anton Pann parmi les bons viveurs. Anton Pann était d’ailleurs un des piliers de cette société bachique et érotique des tavernes et des terrasses bucarestoises. »

    Certes, le spectacle qu’offrait la ville de Bucarest n’était pas dominé par les festins et les fêtes, pourtant, ceux donnés par les grands boyards étaient de nature à impressionner tout le monde, surtout un étranger.

    Nicolae Constantinescu : « Il serait faux de croire qu’à la fin du 18e siècle et au début du 19e, toute la population de la ville de Bucarest passait son temps à festoyer, au son de la musique des ménétriers ou à soupirer sous les fenêtres des demoiselles se cachant, timides – ou pas tout à fait -, derrière les rideaux. Il n’était pas rare que des étrangers de passage à Bucarest, soient impressionnés par la vie mondaine des boyards, par leurs repas somptueux, lors desquels une cinquantaine d’assiettes étaient remplies de mets délicats, assaisonnés de boissons fines, de café et de liqueurs très chères. Selon les documents de l’époque, les ingrédients rares et les produits exquis étaient apportés pour la plupart de Vienne. Aux festins étaient présents des musiciens doués et les femmes portaient des vêtements à la mode à l’époque. On était entre l’Orient et l’Occident. »

    Une des chansons « mondaines » les plus connues et appréciées même de nos jours a été « Leliţă Săftiţă » « Sufiţa, M’amour », signée par Anton Pann.

    Qu’est-ce donc que la chanson « mondaine » ? Nicolae Constantinescu explique : « Qu’est-ce que la chanson « mondaine » ? Anton Pann, qui était chantre d’église, savait noter les mélodies. Il a donc utilisé la notation de la musique byzantine, pour transcrire les mélodies que ses convives et lui avaient l’habitude de chanter. Un siècle plus tard, Gheorghe Ciobanu les a retranscrites en notation musicale moderne et des chanteurs les ont enregistrées telles qu’elles étaient probablement chantées il y a 150 ans. Les chansons « mondaines » d’Anton Pann étaient des chansons à la mode au début du 19e siècle, composées par des ménétriers sur commande, une sorte de « chansons courtoises », écrites par des auteurs en vogue, comme Costache Conachi, par exemple, né en 1777 et mort en 1849. Celui-ci écrivait des vers qu’il n’envoyait ni aux revues, ni à l’imprimerie, mais qu’il confiait aux ménétriers, pour être mis en musique et chantés. C’est qu’à l’époque, la suprême élégance de la part des jeunes boyards c’était d’offrir aux élues de leur cœur des concerts de ménétriers. A Iaşi, par exemple, en Moldavie, à différents endroits de la ville, des ensembles de ménétriers payés par de jeunes boyards, jouaient et chantaient des chansons d’amour pour quelque belle demoiselle. »

    Auteur d’un recueil réunissant des textes de telles chansons intitulé «L’hôpital de l’amour ou le Chantre de l’amour», Anton Pann s’est attiré la disgrace de la postérité, avant d’être reconsidéré.

    Nicolae Constantinescu : « Cette mode a gagné la Valachie aussi. Le poète romantique Dimitrie Bolintineanu déplorait cette situation – je cite : « Les villes sont inondées par ces chansons érotiques chantées par les ménétriers. La Valachie est inondée par ces chansons créées en Moldavie et qui sont pour la plupart obscènes. » – fin de citation. Même le grand dramaturge Ion Luca Caragiale, amateur de festins et de relations amoureuses plus ou moins licites, condamne avec horreur la poésie d’alcôve de « L’hôpital de l’amour » – je cite : « Au vif de cette mode stupide, de ce courant d’érotisme trivial, de sentimentalisme dégoûtant et de galanterie ridicule, qui ont emporté et noirci nombre de gens d’esprit et vraiment talentueux, Anton Pann, notre fameux poète populaire, a publié, à part ses admirables ouvrages originaux et ses traductions, une collection de chansons à la mode… trésor minable, tas d’ordures littéraires, témoignage de l’imbécilité d’une époque » – fin de citation. Quelle violence de la part de Caragiale envers le pauvre Anton Pann, qui n’était déjà plus en vie. Pourtant, la véhémence de Caragiale allait se calmer un peu plus tard et le dramaturge écrira qu’Anton Pann avait rendu service à la littérature roumaine en recueillant tous ces documents illustrant l’état social des Roumains durant la première moitié du 19e siècle. »

    Avec le temps, la mode a changé et les chansons « mondaines » sont tombées dans l’oubli, devenant un objet de recherche pour les folkloristes. La société roumaine a continué sa modernisation, non sans retours en arrière et réinterprétations. (Trad. : Dominique)