Tag: Arméniens

  • Bucarest, capitale valaque cosmopolite

    Bucarest, capitale valaque cosmopolite

    Dans l’histoire des principautés de Valachie et de Moldavie, le 18e siècle est connu sous le nom de « siècle phanariote ». C’est une période qui ne coïncide pas précisément avec le début et la fin des années 1700, mais qui débute en Moldavie en 1711 et en Valachie en 1714. Dans le cas des deux Etats, elle s’est achevée en 1821, par la Révolution dirigée par Tudor Vladimirescu, suite à laquelle les princes régnants autochtones sont réinstallés. A l’époque des Phanariotes, les Principautés roumaines étaient vassales de l’Empire ottoman, qui les contrôlait par le biais de fonctionnaires grecs issus du quartier Phanar d’Istanbul. Appelés « Phanariotes », ils étaient oints princes régnants de la Moldavie et de la Valachie pour des règnes assez limités. Cette époque a été toujours vue comme une période de recul et cette image est toujours présente. En fait, les Etats roumains avaient perdu leur autonomie, ils n’avaient plus leur propre monnaie, ni leur propre armée. Les deux principautés avaient été soumises à un processus accéléré d’adoption de la mode, de la culture et des mœurs de l’Orient. Dans la conscience collective, la principale caractéristique de cette période est la corruption, fléau importé d’Orient et toujours présent en Roumanie. Mais il y aussi d’autres facettes de l’époque phanariote, comme le constate l’historien Tudor Dinu : « C’est une époque particulièrement intéressante marquée à première vue par cette « orientalisation » de la société, puisqu’avant les Phanariotes, la culture orientale était assez méconnue dans l’espace roumain. Un seul exemple : à l’époque, tous les délices culinaires de l’Orient étaient à retrouver sur les marchés roumains. Mais en réalité, c’est de cette période que datent aussi les premiers signes de l’occidentalisation des deux Etats, puisque les Phanariotes ont également été un vecteur favorisant de l’arrivée de la culture italienne et ensuite française dans les principautés roumaines. Ma recherche a illustré entre autres le fait que l’occidentalisation de l’espace roumain n’a pas eu lieu après la révolution de 1821. Et les Phanariotes qui s’informaient sur la civilisation occidentale, au début à des fins d’espionnage pour la Sublime Porte, ont permis en fait l’accès de la culture occidentale en Roumanie. »

    Les habitudes et les modèles occidentaux sont arrivés timidement dans les Etats roumains, lorsque ceux-ci étaient des théâtres d’opérations durant les fréquents conflits entre l’Autriche, la Russie et la Turquie. L’occidentalisation intervient suite à la première occupation autrichienne, qui a commencé en 1789, et s’est intensifiée par l’arrivée des troupes russes déployées aussi à Bucarest. Ces soldats russes n’étaient pas les premiers étrangers à s’établir dans la capitale valaque, qui à commencer par l’époque phanariote est devenue une ville vraiment cosmopolite. Ces étrangers se sont peu à peu intégrés dans la société locale pour créer aussi ce mélange des cultures tellement spécifique à la ville de Bucarest. Par exemple, de plus en plus de Grecs se sont installés dans la capitale valaque durant l’époque phanariote, pour constituer une communauté qui comptait entre de 5 à 10 % de la population de la ville. Ces hommes de lettres, dignitaires, entrepreneurs, marchands et artisans se distinguaient pourtant du reste de la population, raconte l’historien Tudor Dinu.

    Mais qui étaient les autres étrangers établis à Bucarest ? « Il s’agissait d’abord de Juifs, une population très dynamique, harcelée par la population chrétienne – qui était à son tour instiguée par le clergé – mais protégée par les princes phanariotes. Ils contribuent de manière fondamentale au développement économique de la ville de Bucarest, notamment dans le domaine vestimentaire, la reliure de livres et la transformation des métaux. Ils sont joaillers, mais aussi marchands. Les Arméniens sont également une présence dynamique. Ils étaient appelés péjorativement des « Juifs chrétiens », puisqu’ils avaient des habitudes similaires et une manière similaire de faire du commerce. Les Roms, appelés à l’époque « Tziganes », étaient extrêmement nombreux. Leur contribution était essentielle dans les travaux trop difficiles pour les Roumains, tels la transformation des métaux, mais aussi l’exploitation de l’or dans les eaux de la rivière Dâmboviţa. Ils étaient aussi les rois des spectacles de rue de l’époque. Habillés de costumes d’ours, ils dansaient sur une musique qui enchantait le public dans les troquets. J’ai également étudié la communauté des Turcs, qui étaient pourtant moins nombreux, puisque les privilèges accordés à la Valachie ne permettaient la présence sur le territoire du pays que d’un secrétaire turc du prince et de son équipe. Il s’appelait « Divan Efendi ». S’y ajoutait une fanfare princière constituée de musiciens turcs, un corps de police ottomane, les « beșlii » et quelques marchands. Les Balkaniques étaient beaucoup plus nombreux. Pour les chrétiens, Bucarest était un véritable Eldorado. Pénétrer l’espace roumain était particulièrement difficile. Il fallait se munir de papiers spéciaux, d’un visa, qui s’appelait « teșcherea » qui permettait l’accès à la terre promise. Les étrangers originaux des Balkans étaient appelés « Serbes », même si des Albanais comptaient aussi parmi eux. Les « Serbes », c’est-à-dire les peuples du sud du Danube, d’origine slave, s’occupaient surtout de la culture des légumes et de la transformation des peaux d’animaux. C’est sur les rues de l’actuel centre historique, Lipscani et Gabroveni, que de nombreux commerçants bulgares déroulaient leur activité. »

    Et ce fut également durant la période phanariote que des Allemands, autres que les Saxons transylvains, commencent à s’installer à Bucarest pour y apporter leur savoir-faire technique. Ils furent suivis par les Français, notamment des enseignants qui donnaient des cours privés aux fils des boyards roumains. En effet, cette époque a eu de multiples facettes et l’entrée des Etats roumains dans la sphère d’influence de l’Orient a en fait mené à leur occidentalisation.

  • Le Bucarest arménien

    Le Bucarest arménien

    La diversité ethnique de la ville de Bucarest a été mentionnée par la plupart des voyageurs de passage dans la capitale de la Valachie au fil des siècles. Aux côtés des Roumains ont vécu des ethnies balkaniques, centre-européennes et orientales. Parmi ces dernières, la communauté arménienne nétait pas très nombreuse, mais elle était importante parce que ses membres faisaient partie des élites qui donnaient les orientations et les tendances de lépoque. Le Bucarest arménien a été une réalité qui a laissé des traces dans le mental collectif et dans la mémoire topographique. A 1 km du point zéro de la ville se trouve lEglise arménienne et, tout près, la rue Armenească – soit la rue Arménienne – au-delà de laquelle sétendait le quartier bucarestois de lune des populations les plus traumatisées de lhistoire. Le cimetière arménien, qui se trouvait jadis à lextrémité est de la ville, avoisine à présent le quartier Pantelimon, construit dans les années 70.





    Notre guide à travers le Bucarest arménien ne pouvait être quun Arménien : lhistorien et journaliste Eduard Antonian, un des membres les plus actifs de cette communauté de la capitale roumaine. Il nous parle pour commencer des premiers Arméniens arrivés à Bucarest.





    Eduard Antonian : « Les premières traces dune population arménienne remontent au Moyen-Age, lorsque des commerçants Arméniens sy sont établis. Pourtant, on ne peut parler dune véritable communauté arménienne quà lépoque du marchand Manuc. Cest dailleurs lui qui a érigé la première église arménienne de Bucarest, une église en bois, sur lemplacement de laquelle fut bâtie au 18e siècle, plus exactement en 1760, lactuelle église arménienne. Certes, une église ne pouvait être érigée sil ny avait pas eu de paroissiens, sil ny avait pas eu une banlieue arménienne et une école. Le quartier arménien de Bucarest sétend le long de lavenue Moșilor, depuis léglise arménienne jusquau marché Obor. On ne dispose pas de statistiques ou des chiffres dun recensement pour savoir avec précision combien dArméniens vivaient à Bucarest au 18e siècle, mais leur nombre est estimé à plusieurs milliers. Après le génocide arménien de lEmpire ottoman, en 1915, des réfugiés arméniens ont commencé à y arriver et leur communauté sest agrandie. »





    La communauté arménienne de Bucarest a été une des plus dynamiques, étant constituée de personnes qui avaient un métier et un esprit entrepreneur.



    Eduard Antonian : « Les Arméniens étaient pour la plupart de petits artisans, ils soccupaient du négoce et ils échangeaient de largent. Ils étaient des maréchaux-ferrants, des selliers, des cordonniers. Ils étaient également des bouchers, ils vendaient de la viande notamment à larmée turque. Dautres marchands qui avaient à leur tour des contrats avec larmée turque venaient prendre la viande à Bucarest. Les Arméniens de Bucarest achetaient également des cuirs et des peaux aux Arméniens de Gherla, qui étaient les plus grands éleveurs de bétail de la zone et ils en faisaient des bottes et des sacs à dos militaires. »





    Les Arméniens de Gherla étaient, de leur côté, des fournisseurs de larmée autrichienne. Les marchands arméniens pratiquaient la vente à crédit. Les clients qui recevaient ce dont ils avaient besoin sans payer tout de suite étaient notés dans un cahier. Les commerçants arméniens vendaient beaucoup et meilleur marché, suscitant la haine de leurs concurrents Juifs et Grecs. Ce fut la clé du succès des affaires menées par des Arméniens. Cette tradition sest conservée jusquà larrivée des communistes.



    Eduard Antonian nous parle de la vie quotidienne des Arméniens de Bucarest, évoquant ses propres souvenirs : «Le quartier arménien était très bien structuré ; il était constitué de maisons longues et étroites. Moi, jai passé mon enfance dans une telle maison, avenue Moșilor, justement. Toute la famille sy réunissait. Les trois frères Antonian avec leurs familles, leurs femmes et leurs enfants ont habité ensemble dans cette maison. Il y avait ensuite les nombreux cousins et membres de la famille élargie. Ils se réunissaient tous. On mettait la table dans la grande cour et lambiance était inoubliable. Tous les voisins se connaissaient entre eux, ils buvaient ensemble leur café le matin. Le dimanche ils se réunissaient, ils allaient dabord à léglise, ensuite au cimetière. Cétait une communauté très unie et ils sentraidaient beaucoup.»





    Un des plus grands entrepreneurs connus dans lhistoire de la Roumanie a été lArménien Emanuel Mârzaian, connu sous le nom de Manuc-bey, qui a vécu pendant la seconde moitié du 18e siècle. Homme daffaires et diplomate, Manuc a accédé aux plus hautes marches du pouvoir dans lEmpire ottoman et en Russie. Son rôle dans la création dun centre daffaires à Bucarest a été essentiel.



    Eduard Antonian : « Quand lauberge de Manuc a été bâtie, en 1809, il y avait là aussi un petit marché et Manuc offrait également de lespace pour des commerces. Les Arméniens étaient exemptés de taxes et ils ne devaient pas payer de loyer pour leurs boutiques. Tout gravitait autour de lAuberge de Manuc. Les relations des Arméniens avec les Roumains majoritaires nont jamais été tendues, ces ethniques ont toujours été considérés comme intégrés, ils nont jamais posé de problèmes. Les Bucarestois ont été très reconnaissants à Manuc davoir structuré toute cette zone du centre historique de la ville en y élevant son caravansérail. Pendant linvasion turque du début du 19e siècle, Manuc a réuni toutes les familles des marchands des environs et les a abritées dans son auberge. Il a fermé les portes et les Turcs nont pas pu entrer. Manuc a apporté un élément de civilisation au Bucarest dautrefois. Etre vu se balader autour de lAuberge de Manuc assurait à quelquun lestime du grand monde. Le terrain sur lequel a été construit cet édifice a été vendu à Manuc par le voïvode Ghica à un prix modique, car lhomme daffaires avait promis de reconstruire toute la zone. »





    Les traces du Bucarest arménien sont moins visibles de nos jours, mais elles sont toujours présentes. Les villes changent, elles se transforment – et la capitale roumaine aussi. ( Trad. : Dominique)

  • La maison Melik

    La maison Melik

    Ville marchande et cosmopolite depuis son plus lointain passé, Bucarest a été longtemps divisé en petites communautés constituées selon des critères ethniques ou commerciaux. Le quartier arménien, par exemple, qui s’était formé autour de la rue Armenească et de l’église de la communauté, s’étendait jusqu’à l’une des extrémités historiques de la ville, l’avenue Moşilor, de nos jours un des principaux boulevards situé presque au centre-ville. C’est dans ce quartier arménien que se trouve la maison Melik, la plus ancienne de Bucarest, construite autour de l’an 1760. Elle a appartenu à un boyard de haut rang, un connétable qui l’a vendue ensuite à un marchand arménien, Kevor Nazaretoglu. Le nouveau propriétaire l’a rénovée en 1822, année mentionnée au-dessus de la porte d’entrée. En 1847, le marchand meurt suite à un grand incendie qui a aussi emporté une partie de la population de la ville, et c’est son fils, Agop, qui hérite de la maison. Pourtant, dès qu’il en est devenu le propriétaire, en 1847, il l’offre à sa fille, Ana, comme cadeau de mariage. Et puisqu’elle épousait Iacob Melik, à partir de ce moment, la demeure commence à être connue comme la Maison Melik. Du point de vue architectural, la maison Melik respecte la structure d’un manoir.

    Mihaela Murelatos, commissaire au Musée National d’Art de Roumanie, explique : « Son architecture est spécifique du sud de la Roumanie et même de la région balkanique. Elle a une grande cave et, du côté nord, une véranda, actuellement vitrée. Avant, elle était ouverte, puisque c’était une galerie d’été. Au 18e siècle, la cour était beaucoup plus vaste. C’était un grand quadrilatère qui comprenait également les constructions annexes et s’étendait beaucoup plus loin, atteignant presque l’Avenue Moşilor. Iacob Melik était lui aussi arménien, mais il exerçait une profession libérale. Il avait fait des études d’architecture à Pars, période durant laquelle il allait connaître les futurs révolutionnaires roumains de 1848. Aussi, durant cette révolution, allait-il cacher, dans sa maison, trois de ses illustres protagonistes : Ion Heliade Rădulescu, CA Rossetti et Ion Brătianu. »

    Ana a survécu à son époux, Iacob Melik et, en 1913, elle allait léguer la maison à la communauté arménienne, pour servir d’asile aux femmes pauvres. Ce fut effectivement sa destination, jusqu’en 1947. Après l’installation du communisme, l’immeuble accueille de nombreux locataires et commence à se dégrader. C’est à peine en 1970 que la Maison Melik allait être restaurée, pour abriter les objets d’art offerts en donation à l’Etat roumain par le collectionneur Gheorghe Răut. Ancien directeur de la filiale parisienne de la Banque Marmorosch Blank pendant l’entre-deux-guerres, Gheorghe Răut a habité presque toute sa vie à Paris, dans le même immeuble que le grand peintre roumain Theodor Pallady, qui comptait parmi ses amis. D’ailleurs, en faisant don de sa collection, il pose plusieurs conditions, exigeant, entre autres, qu’elle soit installée dans un musée portant le nom du peintre.

    Mihaela Murelatos : « Le peintre Theodor Pallady et le collectionneur Gheorghe Răut ont habité à Paris, dans le même immeuble. Pallady a quitté Paris en 1939, pour revenir au pays, où il s’est éteint en 1956. Le collectionneur Gheorghe Răut a pris soin de ce qui restait de l’appartement parisien du peintre, et lorsqu’il a offert à l’Etat roumain ses propres objets d’art, il a offert en même temps ce que le peintre avait laissé dans son appartement de Paris. La collection de peinture et d’art graphique date de la période parisienne de Theodor Pallady. Les ouvrages d’art graphique sont nombreux, quelque 800, ce pourquoi, dans la salle du musée qui leur est destinée, ils sont exposés à tour de rôle. La collection de Gheorghe Răut comporte également des toiles appartenant à des artistes français mineurs, mais aussi à des maîtres italiens, espagnols ou néerlandais. La collection réunit aussi des meubles, des objets en céramique, des objets décoratifs, des objets d’art oriental, des horloges de différentes époques. »

    Vous pouvez découvrir tous ces objets d’art en visitant le Musée Theodor Pallady de Bucarest, accueilli par la Maison Melik et abritant la collection des époux Serafina et Gheorghe Răut. ( Trad. : Dominique)

  • Gherla, une ville baroque

    Gherla, une ville baroque

    Située près du centre de la Roumanie, à une cinquantaine de kilomètres de Cluj, Gherla est la première ville transylvaine conçue selon des principes modernes. Et son unicité ne s’arrête pas là. La ville moderne de Gherla a été imaginée en style baroque et l’histoire urbanistique de la localité est étroitement liée à la communauté arménienne de Transylvanie. En fait, pendant plus de deux siècles, Gherla était connue plutôt comme Armenopolis, soit la ville des Arméniens. C’est dans cette localité attestée dès l’Antiquité que les Arméniens arrivent vers la fin du 17e siècle et le début du 18e, en provenance notamment de Moldavie, où ils avaient développé de riches communautés fondées sur le commerce et différents autres métiers.

    Davantage de détails sur les débuts de cette migration vers la Transylvanie, avec Lucian Nastasa-Kovacs, directeur du Musée d’art de Cluj-Napoca : « Le prince transylvain de l’époque, Apafi, était très intéressé à attirer en Transylvanie des acteurs économiques extrêmement actifs. Et ces acteurs, c’étaient les Arméniens. Dans une première phase, vers la fin du 17e siècle, ceux-ci se sont établis à Bistrita, dans le nord. Mais Bistrita était une ville dominée par les Saxons, dont les habitants faisaient également de petits métiers. C’est pourquoi, en 1712, l’épidémie de peste a été utilisée en tant que prétexte pour chasser les Arméniens de la ville. Ce sont eux qui se sont établis ensuite à Gherla, une ville qui a appartenu en fait à la communauté arménienne, conformément à des documents émis par la Cour Impériale de Vienne. Après l’arrivée des Arméniens, la ville fut aménagée selon les normes d’urbanisme à la mode au 17e siècle. Elle a été partagée en carrés et entourée de murailles, avec plusieurs portes d’accès. »

    Peu après, la communauté arménienne de Gherla est devenue plus nombreuse, pour arriver à avoir un statut privilégié, subordonné uniquement à la Cour impériale de Vienne.

    Aux dires de Lucian Nastasa-Kovacs, la fortune de la communauté était due au commerce et aux entreprises manufacturières : « Ces deux activités ont beaucoup rapporté à la communauté locale, qui est devenue tellement prospère qu’elle prêtait de l’argent à la Cour de Vienne. Et ceci, même si la Cour Impériale évitait de rembourser ses dettes invoquant des périodes de récession. Finalement, une délégation des Arméniens de Gherla, arrivée à Vienne alors que leur ville venait d’ériger une immense cathédrale, a demandé à l’empereur ce qu’il pouvait offrir en échange des prêts accordés. Cette anecdote explique pourquoi une impressionnante toile de Rubens, appelée « La descente de Jésus de la Croix » est arrivée à Gherla. Vu que c’était toutefois une peinture de petites dimensions, elle n’a pas satisfait les exigences imposées par les dimensions de la cathédrale et n’a pas été installée derrière l’autel. Mais la chapelle était prête à l’accueillir et c’est pourquoi aujourd’hui cette toile est l’unique peinture de Rubens qui peut être admirée à titre gracieux. »

    La cathédrale catholique arménienne a été érigée au 18e siècle, durant la période de construction de la ville baroque. Une autre église érigée à l’époque qui existe de nos jours encore, c’est l’église Solomon, le premier lieu de culte des Arméniens de Gherla. La nouvelle ville avait quatre rues étroites et parallèles croisées par la rivière Somes et bordant une place centrale. En 1864, le parc Elisabeth est inauguré. Surnommé «Le petit Schönbrunn», il fut conçu comme un immense jardin anglais. Parmi les bâtiments néobaroques, antérieurs à l’arrivée des Arméniens, on peut admirer aujourd’hui encore la Citadelle de Gherla, appelée aussi Citadelle Martinuzzi, érigée au milieu du 16e siècle et transformée à l’époque communiste en prison de haute sécurité, destinée surtout aux détenus politiques. L’aspect spécifique de la ville est pourtant donné par le style architectural baroque, un baroque surprenant par la sobriété et par la simplicité typiquement autrichienne.

    Lucian Nastasa-Kovacs ajoute : « J’invoquerais comme représentative pour ce style, la Maison Karacsony, qui accueille de nos jours le Musée d’histoire de Gherla. En fait, toute la rue principale sur laquelle se trouve cet édifice est pleine de ce genre de maisons. A l’époque où les Arméniens sont arrivés en Transylvanie, la principauté était soumise à l’Empire Autrichien. Donc, côté urbanisme, aucun aspect n’a été ignoré et la ville a respecté des projets édilitaires et architecturaux très bien conçus et extrêmement pratiques. »

    La ville surnommé Armenopolis commence à régresser après la Première guerre mondiale, suite à l’industrialisation et à la migration des Arméniens vers Cluj. Quelques familles arméniennes seulement vivent de nos jours encore à Gherla. (Trad. Alex Diaconescu)

  • Réfugiés arméniens en Roumanie

    Réfugiés arméniens en Roumanie


    On a retenu, pour le XXe siècle, une particularité choquante, celle des génocides perpétrés à cette époque. Le premier d’une longue série fut celui contre les Arméniens de l’Empire ottoman, lors duquel un million et demi de personnes allaient être tuées, soit près de la moitié de cette nation.



    Les gouverneurs ottomans avaient alors argué de la fraternisation des Arméniens avec l’armée russe. En fait, les raisons étaient de nature politique (nationalisme et idéologie du pantouranisme), économique (les Arméniens et les Grecs détenaient le commerce et les banques de l’Etat ottoman) et religieuse (les leaders religieux musulmans déclarant la guerre sainte aux infidèles). Les hommes ont été forcés à travailler sur les chantiers de constructions de ponts et de chemins de fer. Beaucoup ont péri des suites de la faim et des maltraitances.



    Le 24 avril 1915, Talaat Pacha, grand vizir et ministre des communications, donna l’ordre de déportation massive des Arméniens. Les plus chanceux de ces malheureux ont réussi à s’en sortir. Certains se sont réfugiés en Roumanie, affirme l’historien Eduard Antonian, qui nous en a raconté les péripéties: « Sur ordre du sultan Abdul Hamid II, surnommé le Sultan rouge, près de 350.000 Arméniens ont été massacrés ; une bonne partie de l’ethnie arménienne s’est réfugiée alors en Roumanie aussi. Aujourd’hui, environ 10% de la communauté arménienne de Roumanie est formée des descendants de ceux qui avaient fui le premier génocide. Les réfugiés de cette première vague, assez aisés, ont pu emporter de l’argent, ce qui leur a permis d’ouvrir un commerce en Roumanie. Ils ont gardé le contact avec la vieille communauté arménienne qui vivait ici, réussissant à s’intégrer parfaitement à la société roumaine. »



    Par quels moyens ont-ils échappé à la persécution? « Les rescapés ont été aidés par la population civile turque et arabe ou ont tout simplement eu de la chance. Certains d’entre eux ont graissé la patte aux autorités ottomanes, d’autres ont bénéficié de l’aide des missionnaires étrangers. En tant que pays neutre, les Etats-Unis s’y étaient beaucoup investis. L’ambassade américaine était très bien organisée. Henry Morgenthau, ambassadeur à cette époque-là, qui a dénoncé, dans ses mémoires, les crimes contre les Arméniens, s’était activement impliqué dans l’aide fournie à cette population, aux côtés de missionnaires danois et de missionnaires protestants allemands. »



    Quelque 20.000 Arméniens, dont près d’un quart orphelins, auraient trouvé refuge en Roumanie et bénéficié du soutien de la communauté arménienne du pays, affirment les historiens. Il y a eu des vagues successives de réfugiés, la plupart étant survenues au lendemain de la guerre. Eduard Antonian a reconstitué le périple de ceux qui, un siècle durant, avaient tenté de trouver leur place dans un monde ravagé par la destruction et la mort: « Partis d’Istanbul, comme ce fut aussi le cas de mon arrière-grand-père et des siens, ils sont montés, aux cotés de plusieurs milliers d’orphelins, à bord d’un bateau battant pavillon français, qui les a emmenés à Constanţa. La communauté arménienne de Roumanie était bien organisée et assez fortunée. Krikor Zambaccian, Grigore Trancu-Iaşi, les frères Manisarian, passaient pour les plus grands grossistes de céréales d’Europe du sud-est. En 1919, allait être fondée l’Union des Arméniens, afin de venir en aide aux réfugiés. Son premier président a été Grigore Trancu-Iaşi.


    L’image des réfugiés descendus dans le port de Constanţa était terrifiante. Les correspondants de presse à Istanbul du journal Adevărul ayant relaté, en 1915, le génocide, l’opinion publique roumaine était au courant du malheur qui avait frappé les Arméniens de l’Empire ottoman. Armenad Manisarian, le deuxième président de l’Union des Arméniens, est allé voir le premier ministre roumain, Brătianu, pour lui demander ce qu’il était possible de faire pour aider ces réfugiés. A la question de Brătianu de savoir s’il se porterait garant, de tous les points de vue, pour ces malheureux, Manisarian aurait répondu affirmativement. Une fois donné le feu vert, les réfugiés s’y sont installés. Ils allaient recevoir plus tard la nationalité roumaine aussi. Ils n’avaient été munis que d’un passeport Nansen, pour les apatrides, leur autorisant un seul voyage.


    La communauté arménienne a acheté plusieurs hectares de terrain dans la commune de Strunga, près de Iaşi et y a fait construire un orphelinat. Les enfants orphelins y ont grandi et appris des métiers. Bon nombre d’entre eux ont été adoptés par des familles arméniennes de Roumanie. Certains ont ouvert leur propre commerce. Mon arrière grand-père a ouvert un atelier de cordonnerie à Bucarest. »



    Au fil du temps, les traumatismes de la guerre se sont estompés, sans pour autant sombrer dans l’oubli. Eduard Antonian affirme que les réfugiés arméniens de Roumanie ont continué à mener leur train de vie, oscillant entre souvenirs choquants et espoirs: « Les réfugiés arméniens de l’Empire ottoman se sont toujours considérés comme de bons citoyens. Ils payaient leurs taxes, s’engageaient dans l’armée, parlaient le turc. On dit que les parents qui avaient échappé au génocide discutaient en turc lorsqu’ils voulaient cacher certaines choses à leurs enfants. Même aujourd’hui, des anciens de la communauté arménienne de Roumanie continuent de parler le turc. Malheureusement, en 1945, une partie des membres de cette communauté, leurrée par la propagande soviétique, s’est rapatriée en Arménie, dont on leur avait dit qu’elle allait être leur pays. En 1991, quand l’Arménie a proclamé son indépendance, des descendants de ceux-ci allaient rentrer en Roumanie. »



    Les Arméniens réfugiés en Roumanie ont témoigné des massacres commis dans le désert anatolien en 1915. Ces miraculés ont par la suite transformé l’inhumain en humain. (trad.: Mariana Tudose)





  • Leçon d’histoire arménienne

    Leçon d’histoire arménienne

    « Au siècle dernier, notre famille humaine a traversé trois tragédies massives et sans précédent. La première, qui est largement considérée comme le premier génocide du XXe siècle, a frappé votre peuple arménien», a déclaré le souverain pontife en citant un document signé en 2001 par le pape Jean-Paul II et le patriarche arménien. « Les deux autres ont été commises par le nazisme et le stalinisme », a ajouté le Pape.



    Erevan soutient qu’un million et demi d’Arméniens, soit près de la moitié de la population arménienne de l’époque, ont été tués entre 1915 et 1917, à la fin de l’Empire ottoman. Toutes ces victimes ont été canonisées par l’Eglise arménienne.



    En ce qui la concerne, la Turquie nie catégoriquement que lEmpire ottoman ait organisé le massacre systématique de sa population arménienne pendant la Première guerre mondiale et récuse le terme de « génocide » repris par lArménie, de nombreux historiens et une vingtaine de pays dont la France, lItalie et la Russie. Ankara a violemment riposté aux propos du Pape, en affirmant qu’il sagissait dune guerre civile dans laquelle 300 à 500.000 Arméniens et autant de Turcs ont trouvé la mort.



    Le gouvernement turc a par ailleurs accusé certains membres du Parlement européen de « fanatisme religieux et culturel » en approuvant une résolution relative à la commémoration du génocide perpétré sous l’Empire ottoman et des déportations massives d’Arméniens. La diplomatie d’Ankara a, quant à elle, estimé que le Législatif européen tentait de réécrire l’histoire. Elle faisait référence à la résolution adoptée pour marquer les cent années écoulées depuis les événements de la Première Guerre Mondiale et qui appelle la Turquie, en sa qualité d’Etat successeur de l’Empire ottoman, à se réconcilier avec son passé et à reconnaître le génocide arménien.



    Le professeur Constantin Hlihor a sa propre explication pour l’attitude de la Turquie : « Dans le droit international, un événement dramatique comme celui–ci a projeté une certaine image des Etats ayant mené ce type de politique, consistant à éliminer une ethnie, une nation. Une image très négative, compte tenu de ce qui s’est passé vers le milieu du siècle dernier, lors de la Seconde Guerre Mondiale. Et je me réfère aux crimes commis par l’Allemagne hitlérienne contre les Juifs, par Hitler et par Staline contre son propre peuple. »



    De l’avis de Constantin Hlihor, l’histoire devrait être le liant favorisant la stabilité et la coopération entre les nations et non pas un facteur déstabilisateur exhortant à la haine et à la confrontation. En parlant du drame des Arméniens, il faut prendre en compte deux aspects, précise Constantin Hlihor : « Le premier a trait à l’histoire. Il faut vraiment faire connaître la vérité sur la tragédie des Arméniens pendant la Grande Guerre. Le second aspect, qui suscite des divergences entre différents Etats, relève de la politique et se réfère à la manière dont on définit ces événements. Les Turcs n’acceptent pas l’idée de génocide, en arguant du fait que ce concept est apparu relativement tard dans le droit international, soit après la Seconde Guerre Mondiale, et qu’il concerne des événements historiques autres que ceux du début du XXe siècle. Quel que soit l’angle de vue, une chose est claire: dans le Caucase du sud, le peuple arménien, assujetti par l’Empire ottoman déclinant, a subi des drames que la mémoire collective ne peut et ne doit pas oublier. Par ailleurs, la dispute des historiographes, normale, quand il s’agit de trouver la vérité historique, ne doit pas revêtir de connotations politiques. Le rôle de l’histoire n’est pas celui d’éloigner les peuples et la vérité historique ne doit pas pousser les communautés humaines à des attitudes hostiles. L’histoire se doit d’être un liant, censé conduire à davantage de stabilité, de confiance et de coopération. »



    Est-ce seulement une question d’image ou bien les éventuels dédommagements y sont-ils pour quelque chose? Voici la réponse du professeur Constantin Hlihor : « Un éventuel dédommagement pour les familles des victimes des événements tragiques qui avaient débuté dans la ville de Van et les Arméniens déportés dans le désert de Syrie ne relève pas de l’histoire, mais du droit international. Pour ce faire, l’Arménie ou quelqu’un d’autre devrait ouvrir un procès similaire à celui intenté après la Seconde Guerre Mondiale au régime nazi. Ce n’est qu’alors que l’on pourra parler de dédommagements. »



    Titus Corlăţean, ancien ministre des Affaires étrangères et actuel conseiller honoraire du premier ministre roumain, a réitéré le fait que la Roumanie encourage le dialogue entre la Turquie et l’Arménie sur ce sujet extrêmement délicat. Durant les événements tragiques d’il y a cent ans, organisations humanitaires, diplomates, médecins ou citoyens lambda sont venus en aide aux Arméniens contraints à l’exile. La Roumanie a été un des pays à avoir ouvert ses portes aux dizaines de milliers de réfugiés arméniens. (trad. Mariana Tudose)