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  • Eli Lotar

    Eli Lotar

    Moins connu en Roumanie que son père, le remarquable poète Tudor Arghezi, le photographe et cinéaste français d’origine roumaine Eli Lotar commence à se faire connaître du grand public de son pays natal. Eli Lotar a hérité de son père l’originalité et la créativité ; la relation, parfois tendue, avec son géniteur allait l’influencer, alimentant son esprit d’aventure. Eliazar Lotar Theodorescu est né en 1905, à Paris, où sa mère, enseignante, Constanţa Zissu, s’était retirée pour éviter les commérages sur la légitimité et la paternité de son enfant. Le père de celui-ci, le futur poète Tudor Arghezi, à l’époque âgé de 25 ans, était moine.

    Renonçant à la vie monacale, Arghezi se rend lui aussi à Paris, où il épouse la mère d’Eliazar, mais le mariage n’est pas fait pour durer. Arghezi reconnaît son fils et, après la Seconde guerre mondiale, on les retrouve ensemble à Bucarest où Eliazar commence à manifester son caractère rebelle. Andreea Drăghicescu, commissaire du Musée national de la littérature, continue l’histoire de sa vie : « Il a tenté à plusieurs reprises de quitter le pays. Avant de s’établir définitivement à Paris, il fait plusieurs fugues, se rendant chez sa mère, Constanța Zissu. Son père, qui, en 1916, avait épousé Paraschiva en secondes noces, le ramène à chaque fois au sein de la famille. Eli Lotar passe son adolescence à Bucarest, dans la famille de son père. Il fait des études au lycée Sfântul Sava (Saint Sava). Lors d’une de ses fugues, Eliazar arriva jusqu’à Chișinău. A chaque nouvelle fugue, son père passait des annonces dans les journaux de l’époque pour le retrouver. Une de ces annonces, parue dans le quotidien « Adevărul » (La Vérité), était formulée de la façon suivante : « Eliazar, passe un coup de fil pour que l’on sache où tu es et retourne tout de suite à la maison. » Signé : Papa. En 1924, le fils rebelle retourne à Paris. »

    Les tentatives de reconstituer la relation entre le père et le fils mettent en évidence certaines ressemblances de caractère entre les deux : à 11 ans, Arghezi avait lui-même fait une fugue. Il est possible que certaines tensions aient marqué la relation d’Eli Lotar avec son père, ou bien que le jeune Eli ne se soit pas adapté à la nouvelle famille de Tudor Arghezi, où deux autres enfants étaient nés entre temps. Andreea Drăghicescu. «Une lettre envoyée par Arghezi à son fils en 1940 nous fait néanmoins penser qu’Eliazar avait été assez proche de la famille paternelle, y compris de ses demi-frères, Baruțu et Mitzura – je cite : « As-tu jamais compté combien d’heures il y a dans 15 ans ? Eh bien, pendant tout ce temps-là, j’ai pensé à toi. Ton frère et ta sœur ont grandi en jouant autour de la table avec ton fantôme, avec ton absence : quand vient-il ? viendra-t-il à Pâques ou à la Trinité? – auraient demandé les deux enfants. En vrai Parisien, tu connaissais l’expression et tu n’es plus revenu. Chaque année j’ai voulu faire monter tout le monde en voiture et aller à Paris. Mon fils, ma fille et ma femme ont vécu avec cette illusion que je n’ai pas pu réaliser. Mon rêve a été, depuis toujours, de trouver refuge en France et, si tu avais été un peu plus patient, nous aurions pu le faire ensemble. Peut-être n’est-il pas encore trop tard. Une autre théorie voit Eli Lotar comme un représentant de la Bohème et, en même temps, de la fuite perpétuelle. On l’associe à la génération des années ’30. De nombreux représentants de cette génération se sont dirigés vers Paris, justement parce qu’ils cherchaient leur place dans le monde ; ils étaient en quête d’un espace occidental, moderne, ils rêvaient d’une autre culture roumaine, moins folklorique et moins tributaire aux idéaux archaïques de l’orthodoxie. Les spécialistes oscillent entre ces deux explications. Eli Lotar était un bohème et, dès ses premières années à Paris, il a essayé de gagner sa vie en faisant beaucoup de choses, des métiers étrangers à la vocation qui allait le consacrer à Paris, où il est devenu un des plus importants photographes et cinéastes de l’époque. »

    En 1926, Eli Lotar a rencontré Germaine Krull. Ensemble, ils ont développé un nouveau style photographique, d’avant-garde. Peu à peu, il entre dans le milieu du cinéma, tout d’abord comme photographe de plateau, ensuite comme assistant réalisateur. Dans les années ’30, il épouse Elisabeth Makosvka, peintre et photographe d’origine polonaise. Et c’est toujours à la même époque qu’ayant adhéré aux doctrines de gauche, il se rend en Espagne, où il est le directeur d’image du seul documentaire réalisé par Luis Buñuel, « Terre sans pain ». Son intérêt pour la problématique sociale ne l’a jamais quitté ; un peu plus tard, en 1945, il réalise « Aubervilliers », un documentaire poétique sur les conditions de vie dans les habitations misérables de cette ville de la banlieue parisienne. Andreea Drăghicescu. « La carrière d’Eli Lotar est très diverse. Il travaille avec Jacques Prévert et avec Luis Buñuel et il a connu Giacometti. Il participe à nombre de projets cinématographiques, pas nécessairement comme réalisateur, mais parfois comme directeur d’image ou comme opérateur. Il écrit des articles, qu’il publie dans les revues de l’époque et même des reportages sur les réalités de son temps. »

    En Roumanie, Eli Lotar n’est revenu qu’en 1956, après 32 années d’absence. Il est mort en 1969 à Paris. Le public roumain commence à le découvrir, grâce à une exposition réalisé ce printemps, par la collaboration du Centre Georges Pompidou et du Musée du Jeu de Paume de Paris et du Musée national de la littérature roumaine de Bucarest. (Trad. : Dominique)

  • Lucian Pintilie

    Lucian Pintilie

    Dans le top réalisé en 2008 par les plus importants critiques roumains de film, « La Reconstitution » de Lucian Pintilie était classé meilleur film roumain de tous les temps. Pintilie portait à l’écran, en 1968, le récit homonyme de Horia Pătraşcu, reposant sur un fait réel : deux adolescents qui fêtent la fin de leurs études s’enivrent et se bagarrent. Ils sont arrêtés par la police et la justice leur promet l’impunité à condition qu’ils se livrent à une reconstitution de leur bagarre, pour le tournage d’un petit film éducatif, censé combattre l’ivrognerie et la violence parmi les jeunes.

    Les conséquences de cette reconstitution sont pourtant dramatiques. Peu de temps après sa sortie, le film est interdit par le régime communiste et relancé à peine en 1990, après la chute du communisme. Interdit de tourner des films, le réalisateur se voit également interdire toute activité théâtrale, suite au spectacle « Le Réviseur », qu’il avait mis en scène au théâtre Bulandra de Bucarest. En se rapportant à la destinée de l’artiste, le critique George Banu estimait que – Lucian Pintilie est le protagoniste du scandale implosif le plus retentissant de Roumanie. » « Le scandale implosif est fortement personnalisé. Le scandale explosif est collectif. Celui qui est implosif écrase l’être humain. »

    N’ayant plus le droit d’avoir une activité artistique en Roumanie, Lucian Pintilie quitte le pays en 1973. Il continue à l’étranger la série des spectacles de théâtre, montés sur quelques scènes importantes, dont le Théâtre national de Chaillot et le Théâtre de la Ville de Paris. Parallèlement, il met en scène des spectacles d’opéra : Orestia au Festival d’Avignon (en 1979), La Flûte enchantée au Festival d’Aix-en-Provence (en 1980, spectacle repris à l’Opéra de Lyon, à l’opéra de Nice et au Teatro Regio de Turin. S’y ajoutent Rigoletto au Welsh National Opera de Cardiff (en 1985) et Carmen en 1986, à Vancouver.

    En 1979, Lucian Pintilie allait tourner en Roumanie le film « Mitică, pourquoi les cloches sonnent-elles? », dont il signe le scénario et qui allait être interdit pendant une dizaine d’années. Il revient en Roumanie en 1990, après la chute du communisme, et réalise plusieurs films : Le Chêne (1992), Un Eté inoubliable (1994), Trop tard (1996), Terminus Paradis (1998), L’Après-midi d’un tortionnaire (2000), Niki et Flo (2003), Tertium non datur (2006).Lucian Pintilie se rappelle son enfance dans le volume « Bricabrac », dont l’édition revue et augmentée est récemment parue aux Maisons d’édition Nemira, dans la collection Yorick des arts du spectacle. Rappelons qu’en 2010, « Bricabrac » a été désigné meilleur livre étranger par le Syndicat des critiques de cinéma de France. Lucian Pintilie raconte : « Je suis né dans une Roumanie monarchique, dans le sud de la Bessarabie, qui fait aujourd’hui partie de l’Ukraine, dans un village allemand, dans une région qui était une véritable mosaïque ethnique : Roumains, Ruthènes, Gagaouzes, Turcs, Tatars, Juifs et, bien sûr, Ukrainiens et Russes. Même pas l’ombre d’une tension ethnique ne trouble l’image harmonieuse de ces temps-là. Les gens vivaient ensemble, sans être conscients de leurs différences. Ils vivaient – pour très peu de temps, hélas – dans l’ombre de l’Histoire, dans un vide paradisiaque. Lorsque j’ai quitté la Bessarabie, encore enfant, je parlais une langue hallucinante, une sorte d’espéranto, un mélange de langues qui exaspérait et charmait tout le monde. La guerre éclata, j’ai oublié les mots exotiques, le Paradis avait disparu, sur le sud de la Bessarabie commençait à souffler le vent fou de l’histoire. En une seule nuit, les gens sont devenus conscients de leurs différences. Et cette conscience de la différence est le premier pas vers le nettoyage ethnique. »

    Victor Rebengiuc, Andrei Şerban, Cristi Puiu et Corneliu Porumboiu ont compté parmi les personnalités ayant participé, aux côtés de Lucian Pintilie, au lancement de la nouvelle édition du volume « Bricabrac ». Le metteur en scène Andrei Şerban a passé en revue à cette occasion, sous la forme d’une lettre ouverte, les spectacles de théâtre de Lucian Pintilie qui l’avaient marqué et les expériences vécues ensemble. Par son exemple – affirme Andrei Şerban – Lucian Pintilie lui a insufflé un courage énorme, en lui montrant que dans le théâtre on peut tout faire : « En plein communisme, tu as osé prouver que toute forme de censure, toute intervention contre l’art, l’artiste et la liberté d’expression est odieusement dégoûtante. Tu m’as fait comprendre que dans le théâtre du moins, nous ne pouvons pas être seuls, nous avons besoin les uns de autres. Pour montrer dans un miroir une image vaste du monde où nous vivons, nous devons tâcher de dire la vérité, nous devons rechercher la qualité, nous entourer de talents, de grands comédiens, qui soient à la fois intelligents, sensibles et conscients de leur mission. Je ne connais personne d’autre qui ait utilisé la satire et le rire au nom d’un besoin profond de révolutionner l’art, de lui donner un sens, de le tirer de sa léthargie, de sa passivité, et de lui donner de la vigueur. Tu as prouvé que, dans une société viciée par le théâtre on peut briser les tabous, on peut exposer publiquement les mensonges inventés par les hommes politiques. »

    Le livre « Bricabrac » a été conçu sans projet précis – amas d’objets sans valeur, usés et démodés, mais imprégnés par le temps, des fragments imprégnés, des papiers, énormément de documents, une guerre aux papiers. Ce volume réunit des confessions, des notes de mise en scène, des chroniques de différents spectacles et films parues dans la presse internationale, un livre-spectacle sur la scène duquel est projetée l’histoire des grands spectacles et films de Lucian Pintilie, l’histoire tumultueuse du Réviseur, de La Mouette, du Salon n° 6, de la Reconstitution.

    (Aut. : Corina Sabău ; Trad. : Dominique)