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  • La vie de corporatiste

    La vie de corporatiste

    42 des plus grandes corporations au monde ont ouvert ces 20 dernières années des filiales en Roumanie. Il s’agit notamment d’importateurs et distributeurs de biens et services. En règle générale, les filiales locales de ces compagnies ont à leur tête des directeurs issus des pays d’origine des actionnaires. N’empêche.




    Pour la plupart des diplômés d’enseignement supérieur, près de 100 mille par an sur l’ensemble du pays, la meilleure alternative à l’émigration reste celle de se faire embaucher dans une multinationale implantée dans le pays d’origine. Et cela parce que les salaires y sont un peu plus motivants; s’y ajoutent les autres bénéfices, tels la voiture de fonction, l’accès à l’éducation continue, les assurances maladie privées, les bonus pour les heures supplémentaires et les performances sur le lieu de travail. Les employés du secteur privé représentent 14% de la population, indiquent les statistiques d’une organisation qui promeut les intérêts des PME (CNIPMMR). Ce que les jeunes séduits par les avantages d’un emploi dans une multinationale ignorent c’est que les bénéfices ne sont qu’en théorie directement proportionnels à l’effort déposé.




    La réalité est beaucoup plus dure, avoue Ioana Popescu. Elle a 38 ans et travaille dans le domaine bancaire: « Pour moi, jeune diplômée de la faculté, le milieu des multinationales était une terre d’opportunités. Je rêvais de travailler dans une multinationale. Je ne savais pas exactement ce que cela voulait dire. Je n’ai pas réussi du premier coup, mais petit à petit, j’y suis arrivée. Le niveau professionnel y est très élevé. Nous voulions tous monter dans la hiérarchie et apprendre sans cesse. Les multinationales étaient comme une sorte de Saint Graal. Mais la réalité est un peu différente. En effet, on a accès à un logiciel performant, on peut apprendre beaucoup de choses, grâce aux différents stages destinés aux employés. En revanche, on n’a plus le temps de faire autre chose. On renonce à ses hobbies, à la vie de famille, au plaisir d’aller voir un spectacle etc. Autant d’aspects dont je n’avais pas connaissance au début. On les apprend au fur et à mesure. »




    Quand on entre dans le milieu corporatiste on se voit dire que c’est une grande famille qu’on vient d’intégrer, une famille où chacun a ses responsabilités et son devoir d’aider les autres à respecter les délais. Mais en réalité, les délais ne finissent jamais. Métaphoriquement parlant, les gens se transforment en une sorte d’abeilles qui travaillent pour le bien-être de la ruche. Personne ne parle dès le début du nombre d’heures supplémentaires qu’on devra faire, ajoute encore Ioana Popescu: « Ce n’est qu’avec le temps qu’on apprend qu’il n’y a pas de programme fixe de 8 heures et que par programme on entend le temps qu’il vous faut pour mener à bon terme un projet. Et pas mal de fois, on y arrive à au bout de beaucoup d’heures supplémentaires. Personne ne vous y oblige, c’est le libre arbitre qui entre en jeu. Ca dépend de ce à quoi on aspire. Si on veut avoir une carrière à tout prix et arriver très loin alors c’est ce que l’on doit faire. Si l’on veut être un des deux parents qui se sacrifie pour pouvoir tout offrir à son enfant alors on peut dire « Oui, je le fais pour mon enfant ». Le prix à payer est assez grand, dans le meilleur des cas on peut devenir une mère de fin de semaines. C’est très difficile de s’en détacher, car, ne soyons pas hypocrites, si on sait comment se vendre, si on travaille beaucoup, si on atteint un certain niveau professionnel dans une multinationale, on est bien rémunéré. S’y ajoute aussi le niveau des connaissances qui vous rend compétitif sur le marché. C’est aussi peut-être à cause de tout cela qu’il est difficile de prendre des décisions tranchantes ».




    Au bout de quelques années de travail acharné et sans répit, la fatigue s’accumule et la motivation disparaît en poussant souvent le salarié au bord de la dépression : / « Petit à petit, on finit par changer en tant que personne. On s’en rend compte quand, au bout de trois semaines de vacances, on reprend le boulot, mais on se sent mal à l’aise. En plus, le fait de voir d’autres personnes rentrer chez elles à 4 ou 5 heures de l’après-midi nous pousse à croire qu’elles ont des problèmes, qu’elles ne savent pas mettre leur vie à profit. Souvent, il suffit d’un seul moment pour changer, pour réaliser que le chemin emprunté n’est pas le bon. Pour ma part, j’ai eu quelques problèmes familiaux qui m’ont ouvert les yeux pour voir que des changements s’imposaient. »




    Parmi les avantages de travailler dans une multinationale, notons les opportunités de faire carrière et d’évoluer, les stages professionnels de perfectionnement, les services médicaux à prix réduits et la liste pourrait continuer. Et pourtant, nombre d’employés finissent sur le canapé du psy, comme l’avoue le psychiatre Gabriel Diaconu: Les gens qui franchissent le seuil de mon cabinet sont pour la plupart très malheureux. Ils n’arrêtent pas de se demander : qu’est- ce que j’ai fait pour arriver dans une situation pareille? La réalité est des plus tristes. Dans le cas des salariés des multinationales, le risque d’insomnie chronique est 3 à 4 fois plus grand que dans le cas des autres employés. Pareil pour les substances énergisantes dont la consommation est souvent 6 fois supérieure à la moyenne enregistrée au sein du reste de la population active. L’explication en est des plus simples: ces personnes doivent stimuler tout le temps leur corps qui est comme une usine de fatigue et pour cela, les cigarettes ou le café s’avèrent impuissants. Ils leur faut de véritables boissons énergisantes à base de taurine le matin et des cocktails alcoolisés le soir afin de garder leurs cerveaux en alerte. »




    Ceci dit, une question s’impose: comment pourrait-on accepter un mode de vie tellement exténuant et plein de sacrifices? Le psychologue Gabriel Diaconu nous répond: « Ces personnes s’achètent un standard de vie dont ils n’arrivent à tirer profit que pendant leurs vacances de deux ou trois semaines, en Grèce ou en Thaïlande. Pour le reste, ils conduisent généralement une auto de luxe qui les dépose dans leur quartier chic, devant leur belle maison un peu plus large que d’autres, mais où ils n’arrivent que tard dans la soirée, juste le temps de se mettre au lit et de se blottir dans des draps achetés pour un prix deux fois plus grand que la normale. Pourtant, ce sont justement tous ces détails qui les poussent à croire que ce mode de vie est légitime et ordonné. »




    Aux dires du docteur Diaconu, il est paradoxale de constater que sur l’ensemble des salariés des multinationales, de plus en plus rêvent d’économiser quelques centaines de milliers d’euros afin de quitter le système et de démarrer leur propre affaire. Un rêve partagé par pas mal d’employés du monde entier, comme l’affirme le psychologue: « La Roumanie ne recense qu’une vingtaine d’années d’expérience dans les multinationales. Mais, à regarder vers l’autre bout de l’océan, on remarque que ce mode de vie est plein de cynisme. »




    Ioana Popescu a présenté sa démission il y a un mois et demi. Tout ce qu’elle espère faire, une fois le préavis expiré, c’est de profiter de sa vie. A ses 38 ans, Ioana est toujours célibataire et sans enfants. ( trad. : Alexandra Pop, Ioana Stancescu)

  • Même les travailleurs des multinationales sourient

    Même les travailleurs des multinationales sourient


    Fin janvier 2013 à Bucarest. Passé 17h, la station de métro Pipera commence à se remplir de monde. Plusieurs milliers de gens passent par là tous les jours en chemin vers les sièges des multinationales. Pourtant, ceux qui se rassemblent maintenant sur la passerelle menant au quai ne semblent pas être des corporatistes. Ils sont jeunes, souriants, ils ont emmené des porte-voix et des pancartes portant des messages optimistes.






    Certains déroulent un tapis rouge au bout des marches du métro. Ils ont un plan, c’est bien clair, car aucun des travailleurs du métro ne semble surpris. Nous sommes en train d’assister à quelque chose de moins habituel.






    Les préparatifs ont lieu sous la coordination d’Andrei Tudose de l’ONG Delivering Life, qui se propose de rappeler aux gens qu’il faut aussi sourire. « Comme d’habitude, nous interrompons les moments de routine des gens, depuis leur sortie du bureau jusqu’à l’entrée du métro, pour leur donner des raisons de se sentir bien dans leur peau, pour leur faire prendre conscience qu’ils sont aussi des personnes et qu’ils peuvent être aimés et appréciés pour la simple bonne raison qu’ils existent ».






    Pour m’assurer d’avoir bien compris le but de l’agitation avant l’heure de pointe, je m’adresse à une jeune bénévole et je lui demande qu’est-ce qu’elle fait là. « Je suis venue partager de la joie. Moi, je suis quelqu’un de gai. Quand je prends le métro et que je vois des gens fatigués, qui après une journée de travail ne souhaitent plus que de rentrer chez eux, je n’aime pas. Avec mes camarades, nous resterons sur les marches et applaudirons les gens qui sortent, nous essaierons de les divertir, de leur montrer qu’il y a aussi des gens heureux, de les contaminer avec notre joie. La joie, c’est contagieux, tout le monde va sourire ».






    Les caméras de télévision apparaissent, les photographes aussi ; on dirait le Gala des Oscars bien que le contexte n’ait rien à voir avec le film. Comme par magie, la station de métro se transforme en un endroit pour accueillir les célébrités. « On t’aime ! », « Tu es notre héros », « On t’aime bien ! », « Allez, souris, quoi ! », peut-on lire sur les pancartes. Nous sommes prêts… à attendre les corporatistes. Lorsqu’ils commencent enfin à descendre les escaliers, des applaudissements et des hourrahs ! se font entendre des hauts-parleurs. Au début, ils sont étonnés, ils se gardent de marcher sur le tapis rouge, ils sautent par-dessus ou le contournent ; certains autres semblent ne pas le voir et marchent dessus sans le regarder. D’aucuns sont pressés, d’autres froncent les sourcils, quelques-uns sourient, s’arrêtent et parlent avec les reporters de télévision, se laissent prendre en photo. Quelques autres lancent des jurons…






    Un micro en carton à la main, Andrei Tudose joue les reporters :




    « Comment allez-vous ? »

    « Un peu fatigué après le travail, mais j’aime cette atmosphère dégagée».

    « Vous vous sentez mieux qu’au moment où vous êtes entré ? »

    « Oui ».

    « Parfait, c’est ça l’idée ».






    Florentina Ciobanu ne s’arrête pas. Elle ne veut pas entrer dans ce jeu et décide d’avancer au bras d’une autre amie. Cette action ne l’a pas enchantée et elle affirme que c’est trop de bruit pour rien : «Probablement dans leur tête c’était une idée originale, mais moi je crois qu’elle est copiée de l’étranger. Je ne fais pas trop confiance dans ces choses-là. Ce sont des événements inventés pour que des ONGs puissent dérouler certaines activités et demander ensuite l’argent de l’UE pour d’autres activités … Mois je suis suspicieuse. »






    Mais qui a été le sponsor de l’événement ? Qui a supporté ses coûts ? Andrei Tudose : « Les coûts n’existent pas ou s’ils existent, ils sont tout à fait infimes, et nous avons tous supporté : batteries, 2 mètres carrés de tapis rouge, pancartes… Les gens nous rejoignent parce que ce que nous faisons les inspire, parce qu’ils se sentent bien et choisissent eux aussi d’offrir quelque chose à d’autres personnes.»






    Malgré les suspicions, l’action fait des échos, les gens parlent de la soirée quand au métro les cadres de multinationales ont donné des autographes et ont remercié leurs parents et enseignants de les avoir aidé à arriver là où ils se trouvent à l’heure actuelle. Puis ils partent à la maison, un peu plus heureux qu’au moment de leur entrée au métro, trois minutes auparavant.




    De tels petits événements, censés interrompre la routine des personnes qui jouent le rôle de rouages de l’économie de marché, constituent d’excellents prétextes pour ceux qui y sont impliqués mais aussi pour le public de penser à ce qui se trouve derrière le moment qui passe.






    Aux dires d’Andrei Tudose, ce fut une expérience réussie : « Les gens ont participé à notre jeu. Les cols blancs ont signé, se sont amusés, puis ont levé leurs mains vers nous. A mon avis, la vie est un cadeau et je la traite en tant que tel. Je cherche les choses qui puissent me faire sentir mieux et à l’aide desquelles je peux influencer la vie de ceux qui m’entourent. J’ai moi-même remarqué que je suis le prisonnier d’une série de choses à faire et que les journées, les semaines, les mois et les années ne font que passer… J’ai reçu un jour une invitation qui marquait les 20 ans depuis la fin du lycée et je me suis dit : Mon Dieu, que le temps passe ! A mon avis il est essentiel de vivre l’instant présent. C’est ainsi que cette idée est apparue. »




    Prochaine rencontre avec Delivering Life : le 26 février à l’aéroport… ou dans un centre commercial plein de monde. Ou peut-être dans un autre endroit, inattendu. Ils vont apparaître avec des pancartes et des mégaphones à la main pour faire tout ce qu’ils peuvent pour vous arracher un sourire. Allez, souriez un peu, quoi ! (trad. : Ligia Mihaiescu)