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  • Bucarest mis en boîte

    Bucarest mis en boîte


    Dans les années 1970-1980,
    l’histoire de la capitale roumaine, Bucarest, a été impactée par les démolitions
    brutales imposées par Nicolae Ceausescu afin de faire place à la construction
    pharaonique de son Palais du Peuple et d’autres immeubles modernes. Il est vrai
    qu’au fil des années, les villes et les villages changent et se modernisent,
    mais leurs transformations progressives ne doivent pas entraîner une crise du
    logement comme ce fut le cas suite à la destruction totale du quartier
    historique d’Uranus, l’un des plus beaux de la capitale roumaine. Un havre de
    paix verdoyant dont 90 % de la superficie a été détruite par les communistes, laissant de nombreuses
    familles sans domicile.


    Bucarest, telle qu’elle
    était à l’époque où ses habitants pouvaient encore arpenter les petites ruelles
    de la colline de Spirii, bordées de villas et d’immeubles chics, n’existe plus
    de nos jours. Les nostalgiques peuvent la ranimer en regardant des photos
    d’époque ou des documentaires d’archives ou bien, en feuilletant l’album « La
    ville mise en boîte. Une chronique affective de Bucarest », portant la
    signature de l’architecte Gabriela Tabacu. C’est un ouvrage qui invite les lecteurs
    à découvrir le Bucarest des années 1960 à travers le regard d’une fillette de
    10 ans, venue à Bucarest depuis Oradea, une ville du nord-ouest de la Roumanie.
    La romancière Tatiana Niculescu nous en dit davantage, tout en énumérant les
    aspects que l’architecte que Gabriela Tabacu met en lumière:


    « On trouve toute sorte
    d’endroits connus à l’époque, tels la piscine de Lido, le magasin Polar, les
    galeries Unic, la glace Parfait ou encore la reine des desserts, la profiterole,
    qui a fait à l’époque son entrée triomphale dans les adresses les plus chiques
    où les Bucarestois pouvaient déguster de délicieux gâteaux. Je me souviens du
    jour où j’ai goûté à ma première profiterole, ce fut quelque chose de
    fantastique, un moment de pur bonheur pour l’enfant que j’étais à l’époque. Le
    livre parle aussi des épiceries et de tous ces endroits qui marquaient le
    passage d’un monde d’autrefois, auquel les parents de cette fillette étaient
    habitués, à un autre en place dans ces années-là. On ne sait pas exactement
    comment le monde était avant, mais on observe une transition vers une réalité
    qui nous fait penser à celle d’après 1989. Une réalité de la transition, sans
    savoir encore vers quoi le monde se dirige.




    En fait, la ville a commencé
    à changer de visage, mais d’une manière brutale qui reste figée dans la tête de
    cette fillette de dix ans qui nous fait voir Bucarest à travers ses yeux. Tatiana
    Niculescu :




    « On change les noms des rues, on enlève des statues et on les
    remplace par d’autres, on modifie la structure du paysage urbain que cette
    fillette est en train de découvrir. La protagoniste nous fait découvrir son
    Bucarest à elle, un Bucarest de l’innocence et non de la nostalgie. Attention,
    l’ouvrage ne se propose pas de nous rendre nostalgiques des temps d’autrefois
    et d’ailleurs, c’est ce qui lui confère sa valeur documentaire. Il s’agit tout
    simplement d’un exercice descriptif d’un monde que cette fillette a connu. En
    faisant la lecture de l’album de Gabriela Tabacaru, je me suis souvenue du
    poète Cristian Popescu, mort très très jeune. Et lui, à un moment donné, il
    s’est mis à me raconter à quel point il détestait l’époque de Ceausescu qui
    était, selon lui, la période la plus noire de l’histoire roumaine. Mais, en
    même temps, c’était l’époque de sa jeunesse. Or, il m’est impossible de
    renoncer à ma jeunesse, disait-il. Voilà pourquoi, je regarderai toujours cette
    période de l’histoire à travers le regard de la jeunesse. C’est exactement ce
    que cet ouvrage fait : il présente une ville du point de vue d’une enfant qui
    se transforme en même temps que la ville
    .




    Avec le regard de
    l’adulte qu’elle est devenue, l’architecte Gabriela Tabacu explique aux
    lecteurs les images restées dans la mémoire de la fillette qu’elle était dans
    les années 1960. Les descriptions et les histoires s’accompagnent de
    photographies d’époque. Tatiana Niculescu nous explique :




    « Le livre est divisé en deux et la deuxième partie est sous la forme
    d’un album de photos. Avec sa voix d’adulte, l’architecte Gabriela Tabacu
    raconte l’histoire de tous les bâtiments dont la fillette nous parle dans un
    premier temps. C’est une lecture à faire de plusieurs points de vue, ou du
    moins, c’est ce que moi j’ai fait. Un des points de vue serait celui de la
    génération d’aujourd’hui, qui n’a pas connu le Bucarest de cette époque-là. Un
    autre serait celui de la génération des années 1980 impactée par toute la folie
    des thèses de juillet et des horreurs des années 80. Pour elle, le livre serait
    une occasion de ressusciter une certaine période de normalité et d’accalmie
    idéologique des années 1959-1971. Tandis que pour ceux qui ont vraiment vécu
    dans ces années-là, la lecture se fera avec une curiosité doublée du désir de
    se retrouver eux-mêmes dans les histoires racontées. »




    « La ville mise en
    boite. Une chronique affective de la ville de Bucarest » est un pont sur
    le temps que l’architecte Gabriela Tabacu a jeté pour empêcher que l’oubli
    s’installe et que les souvenirs s’effacent.





  • La mémoire d’un quartier disparu : Uranus

    Le centre actuel de
    Bucarest qui abrite notamment l’imposant bâtiment du parlement, la Place de la constitution,
    et les sièges des principales institutions de l’Etat a été érigé au début des
    années 80 selon les plans pharaoniques de Nicolae Ceausescu sur les ruines d’un
    quartier paisible, détruit à coups de pelleteuses et des bulldozers. En effet,
    il y a 40 ans, l’on pouvait encore parcourir ce charmant quartier Uranus,
    tellement typique du vieux Bucarest. L’on pouvait y voir les bâtiments du vieil
    Arsenal, un stade, des églises et de petites maisons pittoresques, bordant des
    ruelles pavées, étroites, érigées en pente. 90% de ce quartier partira en poussière
    dans les années 80 pour faire place nette à la dernière folie du régime
    communiste de Nicolae Ceausescu : bâtir le centre administratif de son
    pouvoir.


    L’historienne Speranța Diaconescu travaillait
    en 1975 à l’Office du Patrimoine culturel de Bucarest. Et c’est en cette
    qualité qu’elle avait pu suivre de près la destruction systématique du paisible
    quartier. Son interview, enregistrée en 1997, a été conservée par le Centre d’histoire
    orale de la Radiodiffusion roumaine. Ecoutons-la :


    « Uranus
    était un quartier historique de Bucarest. Le musée d’histoire de Bucarest avait
    voulu cartographier la zone. Il devait le faire, cela faisait partie de sa
    mission, car il fallait faire connaître aux générations futures ce qu’avait été
    en ce lieu. Et puis, les équipes de cartographes du musée ont étendu leur
    action pour couvrir toutes les zones qui allaient être démolies dans la ville
    de Bucarest selon le nouveau plan d’urbanisme concocté par le régime. Pour conserver
    la mémoire de ce qu’avait été Bucarest avant les destructions volontaires
    ourdies par le régime. Alors, voyez-vous, le musée d’histoire de Bucarest
    détient grâce à cela les fiches de tous les bâtiments démolis dans les années
    80 à Bucarest, qu’il s’agisse de simples maisons modestes ou de véritables hôtels
    particuliers. Les informations reprises dans ces fiches rendent aussi de la
    situation socio-professionnelle des propriétaires, des locataires. C’est une
    photographie, peut-être pas suffisamment détaillée, mais une photographie de ce
    Bucarest disparu. »


    Les urbanistes, les
    architectes de l’époque étaient bel et bien au fait de l’énormité de la
    démarche destructrice du régime. Certains ont bataillé ferme pour tenter de
    sauver ce qui pouvait l’être. Speranța Diaconescu :


    « Lorsque
    les travaux de démolition avaient démarré, nous agissions en vertu du décret-loi
    120 de 1981. L’on pouvait essayer de sauvegarder certains éléments de patrimoine,
    certains éléments de décoration. Un vitrail par exemple, une porte, des parties
    entières d’un bâtiment qui nous semblaient faire partie du patrimoine culturel.
    Mais l’on se trouvait devant le rouleau compresseur des ordres politiques. Il
    fallait faire vite. L’on nous disait : allez commencer à faire l’inventaire
    des bâtiments qui se trouvaient en tel endroit. On y allait, on commençait à
    faire l’inventaire, et puis les bulldozers se pointaient le lendemain, ou le
    surlendemain. Parfois, l’on n’arrivait même pas à accomplir les démarches
    administratives nécessaires pour commencer l’inventaire que les bâtiments que l’on
    devait répertorier étaient déjà à terre. Il était rare que l’on dispose d’une
    semaine pour effectuer notre travail. C’était tout bonnement insensé »
    .


    De fait, la folie
    destructrice du régime n’avait que faire des réticences des spécialistes. Speranța
    Diaconescu à nouveau :


    « Il
    m’est arrivé de faire l’inventaire de certains hôtels particuliers. C’étaient
    de véritables palais. Je me souviens encore de certains vitraux, des portes
    anciennes des miroirs ou que sais-je encore. Et si aujourd’hui, je parvenais à
    répertorier ce qu’il fallait sauvegarder, il n’était pas rare à ce que je
    constate que les démolitions avaient débuté le lendemain exactement là où j’aurais
    voulu conserver des choses. Et je me suis alors rendu compte que, grâce à nous,
    le régime se donnait bonne conscience, mais qu’en fait, nos efforts ne servaient
    à rien. L’on était mains et poings liés.
    »


    Après la chute du régime
    communiste fin 1989, Nicolae Ceausescu, renversé et tué pendant les heures terribles
    de la révolution, avait été tenu pour seul et unique responsable de la destruction
    des pans entiers du patrimoine architectural de la capitale roumaine. Pourtant,
    il n’aurait rien pu faire seul, en l’absence de la complicité de ses ouailles. Speranța
    Diaconescu :


    « Je
    suis navré, mais vous savez, pour ma part, Nicolae Ceausescu, aussi primitif et
    insensé qu’on a pu le voir, était un mec rusé. Suffisamment rusé pour qu’il
    signe les décrets qui devaient sauvegarder certaines parties de la ville de la
    destruction toujours après que ces les travaux de démolition avaient été réalisés
    sur le terrain. En fait, les décrets de démolition portaient généralement sur
    des superficies très vastes. Il revenait ensuite à ce qu’un autre décret
    exempte des effets du premier les monuments, les éléments de patrimoine. Et sur
    ce décret, Ceausescu apposait sa signature toujours trop tard, lorsque les
    démolitions avaient été déjà accomplies, lorsque tout avait été rasé. Or, ces
    manigances ne pouvaient s’accomplir en l’absence de la complicité de certains,
    prêts à tout faire pour mettre en œuvre au plus vite les désirs de destruction
    du dictateur.
    »


    De nos jours, seule
    une petite partie de l’ancien quartier Uranus, l’un de plus beaux quartiers du
    vieux Bucarest, peut encore être admirée par le passant. Mais l’image de ce
    quartier détruit par le régime communiste est sauvegardée encore dans la mémoire
    de ses anciens locataires, dans leurs albums photo, mais aussi grâce aux
    articles de presse, aux expositions et aux films qui ont été tournés dans ce
    lieu une fois paisible et poétique de la capitale roumaine. (Trad.
    Ionut Jugureanu)