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  • 1918, vue de l’autre côté du lorgnon

    1918, vue de l’autre côté du lorgnon

    La Première guerre mondiale, ou la Grande Guerre comme l’avait appelée les
    contemporains, qui jusqu’alors n’avaient pas connu un conflit militaire d’une
    telle ampleur, a donné naissance à des milliers d’ouvrages, de récits et d’analyses
    de toutes sortes. L’immense mobilisation de ressources matérielles, l’immense
    dégât que la guerre avait provoqué, la perte de millions de vies humaines peuvent
    être difficilement compréhensibles par les gens d’aujourd’hui. Les utopies du
    temps avaient en effet mobilisé des foules enthousiastes, parties à la guerre comme
    si elles allaient à la fête, alors qu’elles allaient trop souvent à une mort quasi
    certaine.


    La Roumanie s’était tenue à l’écart durant
    les deux premières années de la guerre, pour ne la rejoindre qu’à l’été 1916,
    du côté de l’Entente. Pendant la première partie du combat, en 1916, seule, et prise
    en tenaille entre les forces austro-allemandes venues du Nord et les forces
    bulgares venues du sud, l’armée roumaine bat en retraite, abandonnant la
    capitale, Bucarest, dans les mains ennemies. L’année suivante, en 1917,
    appuyée par l’armée russe et surtout par la mission militaire française, dirigée
    par le général Berthelot, l’armée roumaine fait barrage et parvient à mettre en
    échec les attaques des armées prussienne et austro-hongroise. Enfin, après la
    victoire de l’Entente de 1918, les Roumains, qu’ils soient du royaume de
    Roumanie d’avant 1914, de Transylvanie, de Bessarabie ou encore du
    Quadrilatère, se voient enfin réunis dans un même Etat. L’année 1918 est dès
    lors devenue l’année d’un rêve séculaire transformé en réalité. C’est l’année
    du triomphe des nations au détriment des empires. L’année des commémorations de
    tous les sacrifices, de tous ceux tombés sur l’autel de la cause nationale.

    Mais les vaincus de la Grande
    Guerre avaient tout perdu, ou presque. L’ancien empire d’Autriche-Hongrie disparaissait,
    et les deux Etats issus de ses ruines, l’Autriche et la Hongrie, voyaient leurs
    frontières rétrécir comme peau de chagrin. L’ouvrage coécrit par deux
    historiens magyars, Nándor Bárdi et Judit Pál, et intitulé « Au-delà des
    tranchés. Comment vécurent les magyares de Transylvanie la Grande Guerre et le
    traité de Trianon » reprend des témoignages des contemporains et des
    documents d’archive. L’historien Daniel Cain nous introduit dans l’atmosphère
    qui prévalait au début de la guerre. « Les auteurs renvoient à un article de presse qui a représenté une
    voix singulière dans le paysage médiatique roumain de l’époque. C’était fin
    1914, début 1915. Il s’agit de la Une d’une revue économique qui posait la
    question dans ces termes : Bon, nous allons entrer en guerre, supposons
    que nous allons la gagner, reprendre la Transylvanie et parvenir à acter la
    création de la Grande Roumanie. Et après ? Quel modèle administratif
    allons-nous proposer aux transylvains ? Avons-nous la capacité de
    remplacer l’élite administrative transylvaine, majoritairement magyarophone,
    avec une élite roumanophone ? Mais ce genre de discours quelque peu
    pessimiste était plutôt singulier dans la presse roumaine du temps. La plupart
    s’évertuait en effet de démontrer combien il serait aisé d’intégrer la
    Transylvanie au royaume de Roumanie. »


    Toujours pendant ces premiers mois de guerre, l’on voit encore combien l’idée
    que la guerre qui venait de débuter allait être brève et son issue rapide
    prévalait dans les esprits. Une idée partagée par l’ensemble des Européens, et
    qui les a fait se lancer dans la guerre avec la plus grande légèreté. Une idée
    profondément fausse. Daniel Cain : « Avant l’entrée de la Roumanie en guerre, on
    était en début de l’été 1916, il y a eu deux incidents majeurs, les deux dans
    la capitale, à Bucarest. Il s’est agi tout d’abord d’une grande explosion à l’Arsénal,
    puis une autre dans une fabrique de munitions sise dans le quartier Dudesti. La
    presse du lendemain vilipendait les autorités, les accusant de négligence, d’avoir
    laissé les espions agir impunément et faire 300 victimes. C’était le nombre de
    victimes de ces deux explosions. Mais les journaux, notamment le quotidien
    Adevarul, poursuivaient avec cette remarque : autant que le nombre de victimes
    que nous allons compter pour reprendre la Transylvanie. Or, cela était insensé.
    Les journalistes laissaient ainsi entendre que la guerre allait être une
    promenade de santé, une sorte de guerre de pacotille, avec un nombre dérisoirede victimes. »


    Daniel Cain n’hésite pas à mettre en doute certaines assertions reprises
    dans le volume des historiens magyares :« Cet ouvrage offre en effet certaines
    réponses. Il offre certainement la perspective de Monsieur-tout-le-monde, des
    gens de la rue, de petites gens. Il nous fait connaître divers points de vue.
    Des gens qui vivaient dans l’incertitude du lendemain, parfois dans la peur. Il
    nous offre aussi la perspective des ceux qui vivaient dans les régions de
    frontière, et qui se sont réveillés un beau matin sous occupation étrangère. Des
    gens qui voient déserter l’administration qu’ils avaient connue, qui assistent
    impuissants à son remplacement, avant que les choses ne changent à nouveau, à
    quelques semaines ou à quelques mois d’intervalle. Une situation surannée ».


    Mais au-delà de diverses perspectives que l’on peut avoir au sujet de la Grande
    Guerre, l’ouvrage « Au-delà des tranchés » demeure une merveilleuse œuvre
    de mémoire, faisant défiler devant nos yeux les opinions des vainqueurs, mais
    surtout des vaincus, des ceux pour qui la guerre s’était au fond mal terminée.
    (Trad. Ionut Jugureanu)