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  • La grève du 13 décembre 1918

    La grève du 13 décembre 1918


    La fin de la Grande Guerre avait laissé derrière
    elle un monde profondément bouleversé, tiraillé, d’une part, entre la recherche
    des lendemains qui chantent et, d’autre part, à la volonté de rétablir l’ancien
    ordre mondial. C’était aussi le temps des révoltes sinon des révolutions. Mais
    par-dessus tout, la guerre a été synonyme d’appauvrissement et de frustrations,
    et les solutions politiques radicales ne manquaient pas de ratisser large. Les
    révolutions bolchéviques s’étendaient comme une traînée de poudre, de Moscou à
    Budapest, en passant par Berlin. C’était le temps des révoltes, des révolutions
    et des revanches à prendre. Et c’est dans ce contexte européen trouble
    qu’allait être organisée, en plein centre de Bucarest, sur Calea Victoriei, l’avenue
    de la Victoire, le 13 décembre 1918, la manifestation à l’issue tragique, des
    ouvriers typographes. Le décompte officiel de la manif, réprimée par des troupes
    militaires, fera état de 6 morts et 15 blessés.


    L’historien
    Ioan Scurtu nous replonge dans l’atmosphère de cette journée qui n’annonçait en
    rien la tragédie. « Le siège central du parti
    et du syndicat socialistes se trouvait juste derrière l’église Kretzulescu, au
    centre-ville. Le cortège partait de là, pour atteindre le Palais royal. C’était
    cela l’idée. Le cortège fait d’abord un détour par la rue Câmpineanu, avant de
    tenter de rejoindre Calea Victoriei, qui les aurait amenés directement au
    Palais. Pourtant, lorsque le cortège arrive près du Théâtre national, à
    l’endroit où s’érigera plus tard le Palais des Télécoms, il bute sur un barrage
    de soldats. Les militaires envoient des sommations, exhortant à la dispersion.
    Seulement, la foule est chauffée à blanc, les ouvriers commencent à clamer
    leurs revendications, « liberté ! », « on veut du
    pain ! », « loyers abordables ! », enfin ce genre de
    questions sociales. Ils voulaient crier leurs revendications au Palais royal.
    La troupe charge et tire dans le tas. Pourtant, dans le communiqué officiel
    issu le lendemain, le gouvernement allait accuser les ouvriers d’avoir attaqué
    les premiers et tirer sur l’armée, alors que cette dernière s’était vue dans
    l’obligation de riposter. Une riposte qui fait 6 morts et 15 blessés, sans
    exception parmi les ouvriers. Le communiqué officiel n’était que mensonges. Et,
    d’ailleurs, I. G. Duca, futur président libéral du Conseil, allait l’écrire en
    toutes lettres plus tard, dans ses mémoires : L’armée fit montre d’une
    violence extrême, et elle tire à balles réelles, sans avoir été provoquée, sur
    une foule sans défense. »


    L’historiographie
    communiste, devenue l’historiographie officielle après 1945, lorsque l’on voit
    le parti communiste prendre le pouvoir, s’était bien évidemment emparée largement
    du sujet. Ioan Scurtu : « Le nombre de victimes
    change au fil du temps. Voyez-vous, il y a eu, avant 1990, à l’endroit de
    l’ancien Théâtre national, un monument érigé à la mémoire des victimes de cette
    manifestation. La plaque commémorative faisait mention de 102 victimes, tuées lâchement
    sur les ordres du régime bourgeois d’alors. En 1967, j’ai rendu visite à
    Gheorghe Cristescu, ancien secrétaire, d’abord du parti socialiste, ensuite du
    parti communiste roumain. Et nous avons, entre autres, parlé de cette histoire de
    1918, et des différentes versions de son décompte macabre. Selon lui, le
    décompte parallèle des victimes, celui réalisé par les communistes, a été
    faussé à bon escient. En fait, lui et certains de ses camarades sont allés à
    l’état civil de différents arrondissements de Bucarest. Ils avaient noté les
    personnes décédées ce jour-là, et les avaient d’emblée enregistrées parmi les
    victimes des violences de la force publique. Une astuce parmi d’autres, pour se
    donner une assise et alimenter la propagande du régime communiste. Et ils
    étaient parvenus à enregistrer de la sorte 102 morts ce jour-là, le 13
    décembre, et ils ont mis tous ces décès au compte de la répression. »


    Nous
    nous sommes interrogés si la révolution bolchévique, qui venait tout juste de
    remporter le pouvoir en Russie, avait pu inspirer, d’une manière ou d’une
    autre, les organisateurs de la manif. Parce que le pouvoir politique d’alors ne
    s’était pas gêné de lancer de telles supputations. Ecoutons l’historien Ioan
    Scurtu : « Le parti socialiste
    nourrissait certainement des visées politiques. Il comptait renverser la
    vapeur, briser la mainmise de la bourgeoisie sur l’Etat, abolir la monarchie,
    et proclamer la république. Mais la manifestation dont on parle n’a pas été
    porteuse de ce genre de revendications. Evidemment, le gouvernement a eu beau
    jeu d’accuser le parti socialiste de tels agissements, à caractère politique.
    Le communiqué officiel, publié tout de suite après la répression sanglante de
    la manif, faisait d’ailleurs référence aux mouvements révolutionnaires de
    Budapest et de Moscou, là où les ouvriers avaient en effet déclenché une lutte
    armée contre les régimes en place. Pourtant, le lendemain, soit le 14 décembre
    1918, l’on entend un tout autre son de cloche de la part du pouvoir. En effet,
    le gouvernement met tout de suite en application la loi d’expropriation des
    grands propriétaires terriens, de tous ceux qui détenaient plus de 100
    hectares, à la faveur des paysans pauvres et sans terres. C’était un geste fort
    du pouvoir, une décision prise par peur ou par précaution. Sans doute le
    pouvoir craignait de devoir affronter un soulèvement social dans les campagnes.
    Agissant rapidement de la sorte, il parvient à couper l’herbe sous les pieds
    des révolutionnaires. Les paysans ont été forcément contents de la réforme
    agraire. »


    Il est
    vrai qu’en cette année 1918, le souvenir des débordements provoqués par les
    soldats russes alliés, gagnés au bolchévisme quelques mois auparavant, alors
    qu’ils campaient en Moldavie pendant l’hiver 1917/1918, était encore dans
    toutes les mémoires, et faisait craindre le pire au pouvoir en place. La
    réaction démesurée, féroce et sanglante, du pouvoir bourgeois contre une manif
    ouvrière somme toute bénigne peut s’expliquer en partie par cela. Ioan Scurtu : « Ecoutez, faisons encore
    une fois appel aux souvenirs de l’ancien président de Conseil, I.G. Duca. Il
    raconte dans ses mémoires le dialogue qu’il avait eu avec le général
    responsable de la répression. Et l’on voit que ce dernier, tout fier de son
    exploit, se vantait d’avoir agi sans ordre exprès, de son propre chef. Il
    paraît en effet que le général Mărgineanu, car c’est de ce monsieur que l’on
    parle, avait appelé au téléphone le président du Conseil d’alors, monsieur I.C.
    Brătianu, pour prendre des dispositions, et que ce dernier l’avait exhorté à ne
    rien faire. Il devait trouver le moyen de disperser la foule, mais sans ouvrir
    le feu. Or, Mărgineanu a pris l’initiative, a ouvert le feu, en dépit des
    ordres du responsable politique, et voilà qu’il se vantait de l’avoir fait, et
    d’avoir, selon ses dires, étouffé dans l’œuf ce qu’il pensait être le début
    d’un soulèvement bolchévique. Ce qui est certain, c’est que le gouvernement
    n’avait pas sanctionné le général. Il a même été décoré ensuite, par le roi
    Ferdinand en personne. »

    La
    grève et la manifestation des typographes, violemment réprimée le 13 décembre
    1918, n’ont pas donné naissance au soulèvement bolchévique espéré par certains.
    Même si cet épisode demeure marginal dans l’historiographie roumaine, il
    constitue aussi une sorte de papier de tournesol qui fait état de l’énervement
    grandissant du pouvoir face aux revendications sociales ouvrières et au danger
    que pouvait représenter un soulèvement de type bolchévique en cette période de
    tous les dangers. (Trad. Ionut Jugureanu)