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  • Anna Kretzulescu – Lahovary

    Anna Kretzulescu – Lahovary

    A part les grandes personnalités et événements cruciaux marquant l’histoire d’un pays, il y a les événements quotidiens et les acteurs anonymes, tout aussi importants. Parfois même, les faits apparemment insignifiants vécus par des personnes lambda finissent par définir une époque. Anna Kretzulescu-Lahovary a été une telle personne – discrète et jusqu’il y a peu, anonyme. Ses mémoires, publiés récemment aux éditions Humanitas sous le titre « La Flamme invincible de la vie », prouvent justement combien les gens ayant vécu à la fin du 19e et au début du 20e siècles ont été importants.

    Descendante d’une famille ancienne de boyards – la famille Kretzulescu – elle est devenue, par son mariage, membre d’une autre famille, tout aussi illustre, celle de Lahovary. Anna est née en 1865 et elle a beaucoup voyagé, accompagnant son époux, le diplomate Alexandru Em. Lahovary, partout dans le monde. Le journal qu’elle a tenu pendant toute sa longue vie témoigne de l’amour de l’écriture d’une femme qui n’a pourtant pas eu de vocation littéraire, ainsi que de son amour pour les autres. Ses écrits évoquent des moments politiques et historiques importants, ainsi que des personnalités remarquables, tels le roi Carol Ier, la reine Elisabeta, la reine Marie, ainsi que d’autres hommes politiques, intellectuels et boyards importants de son époque.

    Alina Pavelescu, celle qui a traduit en roumain les mémoires d’Anna Lahovary rédigées en français, raconte : «Anna Lahovary a vécu presqu’un siècle. Elle est décédée en fait quelques mois seulement avant son centième anniversaire. Elle a connu les années de la Première et la Seconde Guerre mondiale, traversant des moments dramatiques. Lors de la Première guerre mondiale, se trouvant à Paris, avec son époux, attaché de la délégation de la Roumanie dans la capitale française, elle a essayé d’introduire en Roumanie le modèle médical français et de l’adapter à la situation du pays. Elle a traversé une autre période difficile après la Première Guerre mondiale, quand les possessions de sa famille de la région d’Argeș ont été détruites par l’occupation allemande, de sorte qu’après 1920 elle est devenue simple fermière pour une certaine période, afin de sauver les biens de la famille. A suivi la fin douloureuse d’une époque de civilisation roumaine, suite à l’instauration du communisme, lorsque le monde construit par des familles comme celle d’Anna Lahovary s’est écroulé. Elle a pourtant gardé sa capacité à voir la beauté cachée des êtres et à ne pas désespérer devant la laideur, car celle-ci ne représente pas l’essence de l’humanité et du monde.»

    Quoique bien élevée et respectant généralement l’étiquette du monde où elle vivait, Anna Kretzulescu-Lahovary se permettait de petites excentricités. Par exemple, après avoir déjà mis au monde plusieurs de ses 6 enfants – cinq filles et un garçon – elle a voulu colorer ses cheveux en rouge. Etant donné que cela aurait semblé bizarre dans les années 1890, quand la couleur naturelle des cheveux était à la mode, Anna a renoncé à cette idée, mais le fait d’y avoir pensé en dit long sur sa façon d’être – estime l’écrivaine Ioana Pârvulescu, qui nous donne d’autres détails sur l’époque, surpris par Anna Kretzulescu-Lahovary dans ses mémoires.

    Ioana Pârvulescu : « En 1889, lorsque la Tour Eiffel a été inaugurée, quelqu’un qui revenait de Paris lui a apporté en souvenir une tour Eiffel en miniature, comme on en vend de nos jours. Je ne savais pas que ce genre d’objets-kitsch était mis en vente dès l’inauguration de la célèbre tour. Anna a fait un voyage en ballon, ce qui est aussi très intéressant. C’était en 1893 et elle a eu très peur, pourtant le voyage s’est bien passé. Elle décrit également les villes par lesquelles elle est passée, comme Saint-Pétersbourg, par exemple, ville où elle s’est mariée, à l’âge de 16 ans, ou Istanbul, qui, selon sa description, semblait sortie d’un roman d’aventures. Et elle a consacré, bien sûr, des pages très intéressantes à Bucarest. »

    A compter de 1947, après l’instauration du communisme, Anna Kretzulescu-Lahovary et les membres de toutes les anciennes familles de boyards ont traversé des moments extrêmement difficiles : nationalisation, expropriation, pauvreté. Elle a tout supporté avec dignité, aux côtés de ses enfants et de ses petits-enfants. Sa dignité et sa résilience face aux difficultés étaient les conséquences de l’éducation qu’elle avait reçue et qu’elle a transmise, à son tour, à ses enfants et à ses descendants. Son arrière-petit-fils, l’architecte Şerban Sturdza, se rappelle avec beaucoup de fierté son arrière-grand-mère nonagénaire.

    Ioana Pârvulescu : « Le dévouement envers les autres, l’envie de faire constamment quelque chose dans la famille ont été transmises d’une génération à l’autre et faisaient partie de la vie quotidienne. Il n’y avait pas de moments d’inactivité : on sculptait, on lisait, on tricotait un pull, on bricolait des porte-bonheur pour le 1er mars. Et toutes ces activités servaient à quelqu’un et à quelque chose. La féminité ou ce qu’être femme signifiait à l’époque ne coïncide pas avec ce que l’on pense de nos jours des femmes de ces temps-là. Ces femmes étaient capables, dotées d’humour et très actives, toujours occupées à faire quelque chose pour soutenir leur famille. »

    Anna Kretzulescu-Lahovary a été, de ce point de vue aussi, une représentante de la féminité de la fin du 19e siècle, mais elle s’est également distinguée par des qualités personnelles que l’on peut découvrir en lisant ses mémoires. (Trad. : Dominique)

  • Mémoires de la bibliothèque idéale

    Mémoires de la bibliothèque idéale

    Les « Mémoires de la bibliothèque idéale », écrites par le prosateur et mathématicien Bogdan Suceavă, professeur à l’Université d’Etat de Californie, sont des essais ayant pour thème la rencontre avec les mathématiques, rencontre essentielle pour l’auteur. Le volume, paru aux Editions Polirom, est le premier qu’un des écrivains roumains les plus importants de la nouvelle vague consacre à sa profession : « Je me considérais un solutionneur de problèmes avant tout autre chose. Il me semblait évident que l’expression la plus claire de l’intelligence devrait être d’identifier une solution précise, optimale, qu’il s’agisse de littérature ou de mathématiques », disait-il. Nous avons demandé à l’auteur des romans « La nuit quand quelqu’un est mort pour toi » et « Venant du temps dièse » qu’est-ce que c’est qu’une « solution précise » en littérature. « S’il s’agit d’écrire un roman, la solution commence par la voix du narrateur, par le choix du moment quand toute l’histoire devrait se terminer, en préparant un final bien calculé. On réfléchit quels personnages mettre au premier plan et où la tension doit démarrer dans le roman. Tout cela relève de la solution littéraire et les choses peuvent être très compliquées si vous y impliquez beaucoup de personnages. Cette fois-ci, j’ai eu l’occasion de raconter comment certaines choses que nous apprenons en mathématiques nous aident finalement dans d’autres champs de la vie culturelle, et surtout en littérature ».



    Des rencontres par livres interposés avec les idées de scientifiques disparus (Huygens, Newton, Meusnier, Euler, Sophie Germain entre autres), mais aussi des rencontres directes avec des personnes qui ont marqué l’évolution de l’auteur composent les « Mémoires de la bibliothèque idéale ». C’est un volume qui s’adresse à tout lecteur, et non seulement aux personnes s’y connaissant en mathématiques. Il y présente aussi l’Ecole de géométrie de Bucarest qui a développé, pendant plus d’une centaine d’années, un programme académique consistant, à qui Bogdan Suceavă doit le début de sa formation. Gheorghe Ţiţeica, Dan Barbilian, Nicolae Teodorescu, Solomon Marcus, Ieronim Mihăilă, Basarab Nicolescu sont quelques-uns des mathématiciens roumains auxquels l’auteur rend hommage en écrivant ses mémoires.



    « Si le rêve des mathématiciens pur sang est de démontrer des théorèmes qui soient baptisés de leur nom, mon rêve a été de comprendre jusqu’à leur ultime conséquence non seulement certaines idées mathématiques, mais aussi leur origine, leur filiation historique, leur évolution dans le temps » – écrit Bogdan Suceavă.



    Nous reprenons une question à laquelle l’écrivain cherche une réponse dans son livre « Mémoires de la bibliothèque idéale ». Quelle est la raison d’être des mathématiciens dans un monde pressé et frivole ? « C’est pour rappeler qu’il y a des coins dans l’univers où la logique est monnaie courante. On a besoin de mathématiciens parce qu’il doit y avoir dans ce monde des gens qui évitent les compromis éthiques, des gens qui restent éveillés lorsque les autres partent à la dérive. Des gens qui posent des questions, des questions tellement difficiles, que seul un véritable effort intellectuel puisse mener à une réponse précise, où toutes les catégories sont clairement délimitées. Or, depuis 20 ans, en Roumanie, je peux dire que nous avons bénéficié uniquement de moments de divertissement et de frivolité. Pourtant, nous pouvons reconsidérer le passé et nous demander ce qui reste à réparer, à sauver dans l’espace public. »



    Après des études à l’Université de Bucarest, où il a obtenu son diplôme de mathématiques et son master spécialité géométrie, Bogdan Suceavă remporte également son doctorat en 2002 à l’Université d’Etat du Michigan, East Lansing. Consacrer sa vie à l’étude des mathématiques peut s’avérer très difficile pour les chercheurs d’Europe Orientale — estime Bogdan Suceavă. Pourtant, pour les chercheurs occidentaux c’est aussi un défi, certains d’entre eux ont des contrats à durée déterminée. Bogdan Suceavă. « Pour moi, cela est devenu un plus facile à mesure que j’ai appris ce que j’avais à faire. Tout ce que j’enseigne dans mon cours est mentionné dans mon livre. C’est là la partie autobiographique la plus importante du livre. Pourtant, le livre ne rappelle qu’une partie des thèmes de géométrie avec lesquels je suis entré en contact grâce à mes professeurs de l’Université de Bucarest et plus tard de l’Université d’Etat du Michigan. Et c’est pourquoi ce livre est très subjectif, il est une sorte d’histoire de la géométrie vue sous un angle très personnel. »



    Le livre « Mémoires d’une bibliothèque idéale » paru aux Editions Polirom dans la collection « Ego-grafii » est également disponible en format électronique.