Tag: quartier juif

  • Calea Văcărești / L’avenue de Văcărești

    Calea Văcărești / L’avenue de Văcărești

    Durant le dernier demi-millénaire, la ville
    de Bucarest s’est construite sur un squelette et un tissus urbains comprenant
    aussi un certain nombre de vieilles artères, facilement reconnaissables grâce
    au mot roumain « cale » (qui se traduit en français par voie, route
    ou, plus tard, avenue) inclus dans leurs noms: Calea Victoriei, Calea
    Călărașilor, Calea Moșilor, Calea Dudești, Calea Floreasca etc. La plus connue de
    ces avenues est, sans aucun doute, Calea Victoriei/l’avenue de la Victoire, qui
    est aussi un des axes nord-sud de la capitale roumaine, mais les autres n’étaient
    pas moins importantes pour la ville. Calea Văcărești/l’avenue de Văcăreşti, par
    exemple, garde encore la mémoire de ses anciens habitants et d’autres
    bucarestois.


    À
    l’origine, Calea Văcărești commençait près de l’actuelle Place Unirii (de
    l’Union), dans la mahala (le faubourg) Popescului (de Popescu), le plus vieux
    quartier de la ville. Aujourd’hui, on l’appelle aussi le Quartier juif, en
    raison des nombreux Juifs bucarestois qui y habitaient. C’était l’ainsi-appelé
    Bucarest séfarade, parsemé de synagogues et de maisons pavillonnaires de la
    classe moyenne. Depuis la Place de l’Union, Calea Văcărești suit le lit de la
    rivière Dâmbovița vers le sud-est, pour atteindre le quartier actuel de
    Berceni. Le nom de l’artère est lié au grand monastère de Văcărești, sis au sud
    de la ville et démoli en 1987.


    À
    l’instar de la ville de Bucarest toute entière, l’avenue de Văcărești a traversé
    plusieurs périodes d’évolution, débutées dans la seconde moitié du XIXème
    siècle et qui coïncident avec les diverses étapes de modernisation également
    parcourues par les autres artères et quartiers. La période la plus ample, mais
    aussi la plus traumatisante, a été celle des années 1980, lorsque le programme
    de systématisation de Nicolae Ceaușescu l’a quasiment entièrement changée.
    Cristian Popescu, auteur de l’album de photographies et de récits « 1985-1987
    Calea Văcărești, Cartierul evreiesc și alte locuri uitate. Aduceri
    aminte »/ « Le Quartier juif et autres lieux oubliés. Souvenirs »,
    s’est justement penché sur l’histoire de cette artère bucarestoise et ses
    environs. L’historienne Anca Tudorancea, chercheuse au Centre d’histoire des
    Juifs de Roumanie « Wilhelm Filderman », a elle aussi étudié ladite
    zone, la positionnant sur la carte actuelle de la ville: La zone en question
    comprenait la mahala (le faubourg) de Popescu, ce que Google Maps désigne
    aujourd’hui comme le Quartier juif. Ce périmètre fait depuis longtemps l’objet
    de mon étude. Cela fait vingt ans que je cherche et continue d’y trouver du
    nouveau. La conclusion serait que cette empreinte numérique est plutôt
    simpliste, car il n’y a jamais eu un seul quartier juif. C’est en fait la plus
    ancienne zone résidentielle, le noyau du quartier, qui est à l’heure actuelle
    le lieu où l’on trouve le plus grand nombre de temples, de morceaux de rue et
    de restes d’habitations. Tout cela existait déjà dans ce périmètre il y a vingt
    ans, lorsque j’avais commencé à travailler au Centre d’études de l’histoire des
    Juifs de Roumanie et j’arpentais des bouts de rue rescapés des démolitions.


    Calea
    Văcărești des temps présents est difficilement reconnaissable par un habitant
    de la jeune génération ou par quelqu’un venu de l’extérieur de la ville. Mais
    l’album de Cristian Popescu nous donne la chance de mieux comprendre ce qui
    s’est perdu dans les années 1980. Anca Tudorancea raconte: Les noms des rues
    ont souvent été préservés, mais en réalité ce ne sont que des morceaux, car les
    rues n’existent plus en entier. Le livre de Cristian Popescu est un travail
    d’archéologie visuelle, du moins par
    rapport à Calea Văcărești. La réalité d’autrefois n’existe plus et, tout comme
    dans le cas des grandes artères urbaines, une rue a aussi changé. Plus encore,
    les habitants de la zone en question ont disparu. Ce livre est en partie une
    évocation sentimentale des rues, des habitations et des habitants.


    Nous
    sommes à présent en mesure de reconstituer l’ancienne Cale Văcăreștilor, en
    nous appuyant sur le livre de Cristian Popescu. Mais d’autres volumes nous
    aident aussi beaucoup en cas d’expédition d’exploration urbaine, même si
    certains de ces volumes sont entachés par l’idéologie, affirme Anca Tudorancea: Quand on prononce le nom de l’avenue, Calea Văcărești, nous pensons
    très probablement, avant tout, à la littérature. Même le nom de la rue est
    devenu une sorte de stéréotype littéraire. Isac Peltz a écrit, en souvenir de
    sa mère, un livre dans lequel il évoque un monde très pauvre. Ce genre de
    livres était très apprécié par le public et toléré par les autorités
    communistes. Un livre qui parle des gens aisés du quartier juif n’aurait pas pu
    exister. En revanche, la parution d’un volume sur les membres pauvres de la
    communauté a été encouragée par ces autorités. Mais le livre a aussi une grande
    valeur littéraire. Les lecteurs ont été choqués d’apprendre l’existence d’un
    tel monde aussi près du centre-ville de la capitale: un monde des petites
    couturières, des petits commerçants, des gens vivant au jour le jour, un monde
    que Peltz connaissaient parfaitement. C’est un traumatisme dont a hérité sa fille,
    Tia Peltz, qui l’a transformé artistiquement. Ses très beaux dessins créent une
    image de la Calea Văcărești qui reste avec nous, mais c’est un monde
    schématisé, en noir et blanc.


    L’album
    de Cristian Popescu ressuscite l’ancienne avenue Calea Văcărești. C’est un
    recours à une mémoire perdue et retrouvée sur du papier. (Trad. Ileana Ţăroi)

  • Synagogues démolies à Bucarest

    Synagogues démolies à Bucarest

    Les Juifs de Bucarest sont mentionnés pour la première fois dans les documents vers le milieu du 16e siècle, sous le règne de Mircea Ciobanul, après que leurs ancêtres eurent été expulsés d’Espagne, en 1492. La plupart des Juifs d’Espagne – les séfarades – réfugiés à l’époque de l’Empire Ottoman, ont constitué les fondements de la communauté juive de la capitale roumaine. Les Séfarades se sont installés dans un quartier qui commençait au centre de l’actuelle ville, derrière la Place Unirii, et s’étendait vers l’Est. Comme toute communauté bien constituée, celle des Juifs avait ses propres lieux de culte. Les synagogues ont été des repères importants dans la vie de Juifs de Bucarest. Une autre mention importante des Juifs de Bucarest remontant à une époque reculée de l’histoire est tragique. Le 13 novembre 1593, le prince régnant de Valachie, Michel le Brave, déclenchait une campagne militaire anti-ottomane en tuant tous ceux à qui il devait de l’argent – parmi lesquels se retrouvaient des créanciers turcs et juifs.

    Le projet de reconstruction et de restructuration urbaine de la ville de Bucarest mis en œuvre par Nicolae Ceaușescu après le tremblement de terre dévastateur de 1977 excédait largement les travaux nécessaires pour réparer les dégâts produits par le séisme. Deux quartiers anciens de la ville – le quartier Uranus et le quartier juif – en ont le plus souffert, des établissements religieux et des résidences personnelles d’une grande valeur ayant été détruites.

    Selon Cezar Petre Buiumaci, historien au Musée de la ville de Bucarest, la soirée du 4 mars 1977 a marqué le début du plus ample remaniement du centre-ville jamais opéré au 20e siècle : « C’est le 4 mars 1977 que commence la tragédie de ces quartiers, le tremblement de terre fournissant à Nicolae Ceaușescu l’occasion de changer la face de la capitale. Pour tester la réaction de la population, Ceaușescu entame ce prétendu processus de reconstruction de la ville par la démolition de l’église Ienei. Les protestations de quelques personnalités ne suffirent pas pour sauver ce monument d’art religieux. »

    Les photos sont les seuls éléments permettant de récupérer la mémoire de ces bâtiments et de faire avancer les recherches sur l’histoire de la ville et des quartiers détruits. Les propriétaires ont laissé des photos d’eux-mêmes devant leurs maisons qui allaient tomber sous les lames des bulldozers et les boules de démolition géantes, des photos des maisons voisines, des rues où ils habitaient. De nombreuses synagogues comptent parmi les bâtiments disparus. Celles qui ont survécu ont été dissimulées derrière des immeubles à plusieurs étages. C’est le cas de la Grande Synagogue.

    Anca Tudorancea, du Centre d’étude de l’histoire des Juifs de Roumanie « Wilhelm Filderman » est la coordinatrice du projet visant à récupérer la mémoire historique de la ville, avec ses synagogues démolies : « Deux synagogues ont été sauvées et elles sont actuellement des musées de la communauté juive. Heureusement, le temple de la Sainte Union, qui est de nos jours le musée de l’histoire et de la culture des Juifs de Roumanie, non seulement a survécu, mais, grâce à lui, la moitié des maisons d’une rue fut, elle aussi, sauvée. Il s’agit de la rue Mămulari, habitée notamment par des Juifs tailleurs. Des personnalités roumaines y ont également habité, dont l’homme politique Corneliu Coposu. »

    La liste des synagogues démolies est impressionnante : la synagogue Fraternelle rue Mămulari, bâtie en 1863, lieu de culte de la confrérie des tailleurs, endommagée par le tremblement de terre de 1977, fut démolie en 1986. Le temple Cahal Grande, érigé en 1819, rue Negru Vodă, reconstruit en 1890, ensuite vandalisé par les membres de la Garde de Fer en 1941, fut démoli en 1987. Le temple des charpentiers, construit en 1842 et reconstruit en 1895, vandalisé, lui aussi, par la Garde de Fer en 1941, allait être démoli en 1984. La synagogue orthodoxe Adath Ieșurim, située à proximité du Temple de charpentiers, fut démolie, elle aussi, en 1984. La synagogue Gaster, de l’impasse Sticlari, une des plus modernes constructions de l’époque, a été fréquentée par l’élite bucarestoise. Erigée en 1858 par la famille Gaster, à laquelle a appartenu, d’ailleurs, le célèbre philologue Moses Gaster, cette synagogue est reconstruite en 1903. Endommagée par les tremblements de terre de 1940 et de 1977, elle allait disparaître en 1987. La synagogue Malbim, la plus impressionnante de toutes, se trouvait tout simplement au milieu de la future avenue Victoria Socialismului (la Victoire du Socialisme), qui devait aboutir à la Maison du Peuple, actuel Palais du Parlement. Erigée en 1864 à l’initiative du grand rabbin Meir Leibush Wisser, reconstruite en 1912, vandalisée par la Garde de Fer en 1941, endommagée par le tremblement de terre de 1977, elle fut démolie en 1986.

    Les projets visant à récupérer ce patrimoine architectural sont en même temps des projets anthropologiques. Après avoir perdu leurs maisons, de nombreuses personnes ont vécu un état de détresse et de dépaysement.

    Anca Tudorancea : « Qu’est-ce qui allait arriver aux Juifs de ces zones ? Ils ont dû traverser une période marquée par l’antisémitisme, l’émigration et toute sorte de défis. Les gens non seulement ont vu leurs maisons démolies, mais ceux qui déposaient leurs documents pour émigrer perdaient tout de suite leur emploi. L’autorisation de quitter le pays n’était pas délivrée tout de suite, mais au bout de quelques années. Ceux qui voulaient partir étaient obligés de remettre leur appartement ou leur maison entièrement rénovés. Cette période est parsemée de drames. »

    De tout l’héritage architectural religieux du quartier juif, il nous reste la Synagogue chorale, la Grande synagogue et le temple de la Sainte Union, vestiges d’une communauté juive qui compte actuellement environ 4000 membres. (Trad. : Dominique)