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  • Le parti communiste et la réforme agraire en Roumanie

    Le parti communiste et la réforme agraire en Roumanie

    La propriété privée, démonisée par les communistes

     

    Selon les thèses de Marx, il fallait bien que dans un Etat communiste la propriété des moyens de production soit commune, et que ces derniers deviennent la propriété des producteurs et des usagers. Démonisée, la propriété privée était perçue comme la source du Mal, celle-là même qui était à la base de l’exploitation de l’homme par l’homme, selon la propagande officielle du régime. Et il n’y avait aucune raison à ce que les choses aillent autrement dans le monde rural, où la terre représentait le principal moyen de production. La patrie du communisme, l’URSS donne le ton dès 1918, alors même que la Nouvelle politique agricole promue par Lénine en 1921 allait toutefois admettre l’existence de certaines formes de propriété privée dans l’agriculture. Mais la mort de Lénine, survenue en 1924, sonnera aussi le glas d’une autre forme de propriété que collective dans l’agriculture soviétique. Aussi, après la Seconde Guerre mondiale, les pays devenus satellites de l’URSS s’empresseront d’emboîter le pas au grand frère soviétique.

     

    Les débuts de la réforme agraire en Roumanie

     

    La destruction de la propriété privée dans l’agriculture, appelée réforme agraire pour la cause, se profile en Roumanie dès le 6 mars 1945, lors de l’installation sous la pression des Soviétiques du premier gouvernement roumain contrôlé par les communistes. Avant même cela, au mois de janvier 1945, le Front national démocrate, soit l’alliance politique dirigée par les communistes, encourageait les paysans à occuper de force les terres et confisquer les propriétés qui dépassaient les 50 hectares. La chose fut légiférée par le gouvernement Petru Groza le 23 mars 1945. Les propriétaires qui détenaient des fermes dépassant les 50 hectares allaient s’y voir déposséder sans dédommagements, non seulement d’une partie de leur propriété mais encore des machines agricoles censées travailler cette terre. La mesure, aussi brutale qu’elle soit, faisait partie du programme des communistes, décidés d’en découdre avec la propriété privée et d’éliminer ce qu’ils appelaient l’exploitation des paysans par les grandes propriétés terriennes.

     

    Instabilité et violence 

     

    Dans la pratique toutefois, la destruction de la grande propriété a mené non seulement à d’innombrables exactions, brutalités et violences, mais aussi à une baisse marquée de la production agricole et à la déstructuration de l’agriculture roumaine. Le climat marqué par l’instabilité, l’arbitraire et la violence a été noté plus tard même par les membres de la nomenklatura, tel Ion Paicu.

     

    Dans une interview passée en 1971 et conservée par le Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine, Ion Paicu se souvient des pratiques auxquelles il avait assisté lors de l’application de la réforme agraire dans le département Mehedinți, situé dans le sud-ouest de la Roumanie :

    « Nous avions des difficultés dans l’application de la réforme agraire. Les propriétaires terriens s’y opposaient de manière décidée, parfois l’arme au poing, au partage des terres. Certains, tels un nommé Istrătescu du village de Bâcleş, puis Bumbaru de Malovăţ, mais aussi Ionică Ionescu, un type qui avait tué un militaire soviétique lorsque des unités de l’Armée rouge étaient passées dans les parages, faisaient opposition. Ceux-là ont pris pour leur grade. Nous avons réuni des groupes de choc, des ouvriers, parce que les paysans craignaient trop pour s’en prendre à eux. Sachez qu’en l’absence du soutien de la classe ouvrière, les paysans ne seraient pas parvenus à faire appliquer la réforme agraire. Ce n’est que grâce aux ouvriers, dirigés par le parti communiste, que nous sommes parvenus à mettre au pas les propriétaires terriens et à faire appliquer la réforme agraire. »

     

    Attirer la sympathie des paysans

     

    Certes, en promouvant la réforme agraire, le parti communiste entendait s’attirer de premier abord la sympathie des paysans. Mais le dogme communiste n’entendait pas s’arrêter en si bon chemin. Faire passer de main la propriété, tout en continuant à laisser les terres aux mains des particuliers était loin d’être l’objectif ultime des communistes.

     

    L’ancien syndicaliste Tudor Constantin, interviewé en 2003 par le Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine, détaille à son tour la manière dont cette réforme a été appliquée dans une région agraire située à 60 Km au sud-ouest de Bucarest, près de la ville d’Oltenița  :

    « Ecoutez, j’ai reçu un lopin de terre lors de la réforme agraire de 1945. Parce que j’étais vétéran de guerre. Puis, ils me l’ont pris. Tous ceux qui possédaient dans notre commune des terrains agricoles ont dû le céder à l’Etat. Il y avait un parti, le Front des agriculteurs. C’étaient des alliés des communistes. Et il y en avait chez nous deux, trois qui étaient inscrits dans ce parti. Ils ont pris la tête d’un groupe de paysans et sont allés dans les champs pour prendre possession des terres du propriétaire du coin. Ce sont eux qui ont marqué et réparti les parcelles aux uns et aux autres. Ils n’avaient aucune compétence pour ce faire ni aucune légitimité. Puis les paysans ont pris possession de leur lopin et l’ont travaillé comme si c’était le leur jusqu’à la collectivisation de l’agriculture ».   

     

     

    La mise en œuvre de la réforme agraire de 1945 a duré jusqu’à 1949. Mais cette réforme ne fut qu’en leurre. Car dès que les communistes se sont vus seuls maîtres à bord ,après l’abdication forcée du roi Michel le 30 décembre 1947, ils ont montré leur vrai visage et mis en œuvre leur véritable dessein. Car cette première réforme fut rapidement suivie par la collectivisation de l’agriculture, autre euphémisme pour marquer la confiscation des terres jusqu’au moindre lopin par l’Etat. Aussi, l’agriculture socialiste venait de naître. (Trad Ionut Jugureanu)

  • Ana Pauker

    Ana Pauker

    Il fut un temps où le simple fait d’évoquer le nom de Ana Pauker faisait frissonner l’interlocuteur. Dans l’histoire du régime communiste roumain, cette femme de poigne, militante de la première heure, membre du premier gouvernement rouge installé à Bucarest, occupe une place certainement à part.

     

    Ses origines et son parcours politique

     

    Née en 1893 dans le département de Vaslui, situé à l’est de la Roumanie, au sein d’une famille juive orthodoxe, comptant un grand-père rabbin, Hana Rabinsohn, mieux connue sous le nom d’Ana Pauker, rencontre en France celui qui deviendra son mari et le père de leurs trois enfants, Marcel Pauker, juif né à Bucarest et communiste radical, engagé au sein de l’Internationale communiste.

     

    Devenue agent soviétique, arrêtée et condamnée d’abord en 1922, puis en 1935, elle sera libérée, puis expulsée en 1941 en l’URSS à la suite d’un échange de prisonniers. Durant sa détention, son époux, Marcel Pauker, avait été exécuté, en 1938, à Moscou, lors des purges staliniennes, accusé d’espionnage à la solde de l’Occident. Pendant la guerre, Ana Pauker prendra la tête du groupe des militants communistes roumains réfugiés à Moscou, connus sous la dénomination de « faction moscovite » du parti communiste roumain.

     

    Son portrait dressé par les Soviétiques

     

    C’est en 1994 que le Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine invite à son micro le docteur Gheorghe Brătescu, gendre d’Ana Pauker, qui fait revivre le temps d’une interview la personnalité contrastée de sa belle-mère.

     

    Gheorghe Brătescu commence par citer une caractérisation réalisée par les Soviétiques :

    « Dans ce document, rédigé en 1946, les Soviétiques soulignent que la « camarade Pauker est une idéologue chevronnée, bénéficiant d’une grande influence au sein du parti communiste roumain. Que c’est elle qui dirige dans les faits les travaux du comité central du parti. Que son image jouit aussi d’une notoriété importante au sein des Roumains, grâce à sa longue période de militantisme communiste déroulé dans des périodes hostiles. Qu’elle dirige par ailleurs le groupe parlementaire des communistes au sein du parlement roumain, tout en assurant les liens entre les communistes roumains et les autres partis membres de la coalition au pouvoir à Bucarest. Le document soviétique met également en exergue sa place de premier ordre au sein de la Fédération Démocratique Internationale des Femmes. Mais ce même document se montre plus critique à son égard, estimant qu’Ana Pauker ne fait pas assez pour raffermir le parti communiste roumain sur le plan idéologique et du point de vue organisationnel ».    

     

    Le sort tragique d’Ana Pauker

     

    La fin de la Seconde Guerre mondiale et l’occupation de la Roumanie par l’Armée rouge ouvre un boulevard aux communistes. Elue secrétaire du Comité central du parti communiste roumain, Ana Pauker deviendra la première femme ministre des Affaires étrangères de la Roumanie après l’abdication contrainte du roi Michel, le 30 décembre 1947.

     

    Pourtant, au début des années 1950, la lutte intestine au sein du parti communiste roumain, à l’instar des autres partis communistes du bloc soviétique, fait rage. En 1952, le secrétaire-général du parti, Gheorghe Gheorghiu-Dej, tentant d’éliminer les concurrents potentiels, démarre une vague d’épurations à la tête du parti. Ana Pauker et Vasile Luca, autre membre de premier plan de la faction moscovite du parti, seront les premiers visés. Accusés de déviationnisme et de sabotage, les deux anciens caciques communistes seront emprisonnés. Lucrețiu Pătrășcanu, autre communiste marquant et autre possible contre candidat de Dej à la tête du parti, sera lui exécuté.

     

    En 1953, Ana Pauker sera pourtant libérée mais contrainte de garder son domicile. L’année suivante, elle se verra exclue du parti. Vers la fin de sa vie, survenue en 1960, elle travaillera comme traductrice de français et d’allemand pour la maison d’édition officielle du parti. Elle fera partie de l’équipe de traducteurs chargés de la première édition parue en langue roumaine des œuvres complètes de Karl Marx et Friedrich Engels.

     

    Le changement de régime n’aide pas à la réhabilitation de son image

     

    L’arrivée au pouvoir de Nicolae Ceausescu en 1965 a été marquée par la volonté du nouveau leader de réhabiliter la mémoire de certains communistes de la première heure déchus par son prédécesseur, Gheorghiu-Dej. Ce ne fut pourtant pas le cas d’Ana Pauker, qui demeura encore le paria du régime à l’avènement duquel elle avait tout donné.

     

    Gheorghe Brătescu :

    « L’on n’a jamais tenté sa réhabilitation politique. Même le poste auquel on l’avait reléguée, son travail de traductrice se déroulait dans des conditions indignes. Elle vivait comme une pestiférée. Tant qu’il avait été en vie, l’ancien secrétaire-général du parti, Gheorghiu-Dej, la craignait. Elle était potentiellement sa principale concurrente politique. Ce n’est qu’après 1968 que l’on a timidement commencé à mentionner son nom. Pour l’anecdote, en 1961, soit un an après sa mort, on lui a retiré tous les titres et les décorations reçus. C’est dire combien fut-ce sa mémoire était crainte par ses anciens camarades ».   

     

    Une femme isolée à la fin de sa vie

     

    Peu de ses anciens amis osaient encore la contacter dans la période 1953-1960. L’un de ces rares amis a été l’avocat Radu Olteanu, un des défenseurs des communistes lors des procès des années 1930, l’autre, une ancienne collègue de cellule.

     

    Gheorghe Brătescu :

    « Cette camarade de prison, Maria Andreescu, une ouvrière, était la seule qui osait lui rendre encore visite sans réserve. Les autres maintenaient des relations plus distantes. A ses obsèques furent pourtant présents quelques-uns de ses anciens camarades, dont le premier secrétaire-général du parti communiste roumain, un traître opportuniste, Gheorghe Cristescu. Mais il se devait être présent, représentant l’ancien mouvement socialiste qui donna naissance au parti communiste roumain ».

     

    Aveuglée par les idéaux d’une société de justice sociale, sourde devant la terreur par laquelle cette dernière entendait s’instaurer, Ana Pauker fut un de ces enfants dévorés sans pitié par la révolution qu’elle avait pourtant appelée de tous ces vœux.  (Trad Ionut Jugureanu)

  • Le Plan Z

    Le Plan Z

    Un contexte mitigé

     

    Occupés après 1945 et soumis à des régimes communistes inféodés à Moscou, les pays d’Europe centrale et orientale ne disposaient pratiquement d’aucune stratégie de défense nationale, étant à la merci de l’Union soviétique. Un grand frère soviétique qui n’a pas hésité à occuper la Hongrie en 1956 et la Tchécoslovaquie en 1968 pour tuer dans l’œuf les tentatives réformistes des dirigeants communistes locaux. Se sentant menacée également par une possible agression soviétique, la Roumanie, seul Etat du bloc communiste ayant condamné l’invasion de la Tchécoslovaquie, chercha à élaborer un plan de défense nationale, agencé autour de ce que le dirigeant roumain de l’époque, Nicolae Ceaușescu, a appelé la doctrine militaire de « guerre populaire ».

     

     

    Un plan pour mettre à l’abri la famille dirigeante

     

    Le général Neagu Cosma, qui a travaillé dans les structures de sécurité du régime d’avant 1989, dévoilait en 2002 dans une interview conservée par le Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine, les détails de ce que la presse allait appeler le Plan Z. Un plan conçu dès le départ dans la logique de toute stratégie de sécurité nationale.

     

     

    Neagu Cosma : « L’on avait analysé tout d’abord un bon nombre de plans concernant les possibilités d’évacuation de l’administration, du commandement des opérations militaires ainsi que du commandant suprême dans l’éventualité d’une guerre. Certains ont prétendu par la suite que ces plans étaient conçus pour que Ceausescu et sa famille puissent se mettre à l’abri. Ce que je puis vous répondre c’est que les plans de sauvetage et d’évacuation de Ceausescu dans l’éventualité d’une invasion militaire respectaient les règles habituelles prévues dans de telles situations par n’importe quel Etat au monde. Ceausescu était le commandant suprême de l’armée, et dans n’importe quelle armée et dans n’importe quel pays, le commandant et le commandement doivent disposer d’un plan d’évacuation, pour qu’ils puissent continuer d’exercer leurs missions en sécurité. »

     

    Qu’est-ce que “Le Plan Z” ? 

    Baptisé Rovine IS 70, le plan Z visait à assurer la survie des éléments essentiels de l’État roumain dans des circonstances extrêmes.

     

    Neagu Cosma : « Le plan reçut finalement le nom de code Rovine IS 70. Après l’effondrement du régime communiste fin 1989, la presse l’appela le plan Z. Le plan était censé être mis en œuvre lorsque, à la suite d’un acte d’agression dirigée contre la Roumanie, apparaissait le danger imminent d’occupation temporaire de la capitale et d’une partie du territoire. En l’absence de ce plan, une occupation aurait paralysé la lutte de résistance armée. Il fallait donc pouvoir assurer le sauvetage efficace du commandant suprême et du commandement militaire. Selon ce plan de sauvetage, Nicolae Ceauşescu devait être exfiltré du siège du Comité Central du parti communiste par le tunnel qui relie le bâtiment du Comité Central à l’ancien Palais Royal qui se situe juste en face. »

     

     

    Une stratégie en 8 points

    Le plan organisait, entre autres, la guérilla, le sabotage, le retrait de l’armée jusqu’à la frontière avec la Yougoslavie et la sauvegarde de Ceaușescu et de la direction de l’armée dans l’éventualité d’une invasion soviétique. Conçu en 8 points, il a été amélioré au fil des années.

     

    Neagu Cosma : « Il fallait tout d’abord s’assurer que la radio et la principale chaîne de la télévision publique puissent continuer d’émettre. Préparer et mettre en place les équipes chargées du sabotage des troupes de l’envahisseur. Evacuer ensuite le quartier général et le commandant suprême, soit exfiltrer Ceaușescu du siège du Comité Central du parti communiste, au cas où ce dernier aurait été encerclé. L’on avait par ailleurs planifié de concevoir un détecteur des radiations nucléaires à l’Institut de recherches en Physique atomique de Măgurele. Il fallait aussi sécuriser les routes situées au sud des Carpates tout comme les voies de passage qui traversaient les Carpates en vue de leur utilisation en cas de retraite précipitée. Le plan précisait également le lieu de redéploiement des institutions essentielles au bon fonctionnement de l’Etat dans l’éventualité de l’occupation de la capitale par l’ennemi. Une autre mesure prévoyait la mise en place d’une commission mixte composée du ministre des Transports, du chef de la section organisation du Comité Central du parti communiste et des spécialistes pour étudier et présenter des propositions visant à réguler le trafic ferroviaire et routier entre Bucarest et Timisoara dans l’éventualité d’une agression militaire. Enfin, les documents qui relevaient de la sécurité nationale avaient été microfilmés, pour être facilement transportables au besoin, et la méthode de cryptage qui servait aux communications secrètes allait être changée ».

     

    L’échec du Plan Z

    Mais l’impopularité croissante du régime et le cynisme du couple Ceaușescu ont fait que le plan Z se soit avéré inapplicable au mois de décembre 1989, échouant à protéger la liberté et la vie de Nicolae Ceaușescu, victime cette fois de la fureur des masses populaires révoltées.

     

    Neagu Cosma : « Ça n’a pas marché à ce moment-là, parce qu’il n’y avait plus personne pour l’appliquer. En 1989, plus personne n’était disposé à mettre en œuvre ce plan de sauvetage du dictateur, pas même un seul, car ils en avaient tous marre. Même les officiers de sa garde rapprochée ont fait défection. Le vent avait tourné, et ils avaient senti cela. C’est pourquoi le Plan Z, comme on l’a finalement appelé, n’a pas été déclenché. Il n’avait plus personne qui soit disposé à l’appliquer. »

     

    Au mois de décembre 1989, le régime communiste implosa, et les structures censées assurer la protection de son leader l’abandonnèrent. Aussi, la Roumanie tournait la page de 45 années de dictature communiste. (Trad. Ionut Jugureanu)

  • Le quartier Cățelu – une expérimentation d’urbanisme et architecture à la périphérie de Bucarest

    Le quartier Cățelu – une expérimentation d’urbanisme et architecture à la périphérie de Bucarest

    Installé en 1947, après l’abolition
    de la monarchie, et préoccupé à transformer radicalement la société roumaine en
    jetant en prison les élites de l’entre-deux-guerres, le régime communiste a
    beaucoup retardé la réalisation de son objectif, affirmé haut et fort: l’amélioration
    des conditions de vie des ouvriers. En 1953-1954, Bucarest s’est ainsi vu
    confronter à une crise du logement.

    Très peu de nouveaux ensembles d’immeubles
    à étages avaient été construits pour offrir une vie décente aux nouveaux
    prolétaires ramenés depuis les campagnes afin de contribuer à « la
    construction du socialisme ». L’historien Andrei Răzvan Voinea explique: « En 1953, une réunion plénière du PCR (parti communiste roumain)
    décide du financement de la construction de logements à Bucarest et en 1954
    débute la construction d’immeubles à étages appelés « bloc/blocuri ».
    Cette année-là, commencent des travaux dans les quartiers Vatra Luminoasă,
    Bucureștii Noi et Piaţa Muncii. Des pâtés d’immeubles à l’architecture très
    intéressante sont en chantier en 1954, mais c’est un long processus et aucun
    appartement n’est inauguré. Et puis en janvier 1955, une crise plutôt
    inquiétante surgit. L’hiver 54-55 aussi avait été assez rude et, du point de
    vue du parti, le besoin de logements est urgent. »



    C’est le début de l’histoire
    de l’expérimentation ou du quartier Cățelu, à la périphérie Est de Bucarest, à
    proximité de la zone rurale adjacente et de la commune homonyme.

    Environ 800
    appartements y ont été construits, dans une première étape, sur une superficie
    d’à peu près 6000 mètres carrés dans la seconde moitié des années 1950. Mais d’où
    est-elle sortie cette idée d’expérimentation? À commencer par l’extérieur des
    immeubles qui rappelaient l’architecture vernaculaire rurale ou celle d’un
    ancien faubourg bucarestois: des maisons à véranda, entourées de jardins et
    ouvertes vers un espace commun qui encourageait l’existence d’un esprit de
    vivre ensemble. Et tout est parti d’un paquet de cabanes improvisées où
    logeaient les ouvriers des fabriques de cette zone-là, raconte l’historien
    Andrei Răzvan Voinea: « C’étaient pratiquement des baraques
    provisoires, pour loger temporairement les ouvriers bucarestois,
    mais elles étaient insuffisantes. Alors, en 1955, en été, on commence à
    construire à Cățelu, parce que le parti donne bien-sûr l’ordre d’ériger rapidement
    des habitations minimalistes, en mesure d’accueillir beaucoup de monde pour atténuer
    ainsi cette crise du logement. On choisit donc ce terrain près du boulevard
    Mihai Bravu, qui avait appartenu à la Société de logements à petit prix de l’entre-deux-guerres.
    Voilà le contexte d’avant juillet 1955, lorsque sont lancés le projet technique
    et son exécution. »


    Des logements très rapidement, préférablement aussi petits que possible et à des prix aussi bas que possible, pour y faire loger le plus grand nombre de gens.



    Andrei Răzvan Voinea décrit aussi le résultat final de cette
    action: « Les
    communistes se présentent pratiquement complètement non préparés, c’est la
    vérité. Ils ne savent pas du
    tout quel visage donner à cette ville socialiste nouvelle qu’ils entendent
    construire. Ils n’ont la moindre idée parce qu’ils ne bénéficient pas des
    services de l’avant-garde architecturale et artistique roumaine des années 1930-1940,
    qui était à coup sûr de gauche, sans pour autant être acquise au parti. Dans ce
    contexte, les influences arrivent directement de Moscou et c’est comme ça que
    naissent ces pâtés de maisons. En outre, d’autres expérimentations fonctionnalistes
    sont menées dans les quartiers Rahova et Ferentari également dans les années
    1950, on construit les immeubles à étages du périmètre Piaţa Muncii, avec des
    blocs plus élaborés et quelque peu différents. Et on arrive ainsi à l’expérimentation
    Cățelu, dont l’architecte chef du projet est Tiberiu Niga, un des grands architectes
    roumains, auteur de projets extraordinaires dans les années 30-40. (…) Il
    reçoit la commande de la part du parti: « nous voulons des logements très
    rapidement, préférablement aussi petits que possible et à des prix aussi bas
    que possible, pour y faire loger le plus grand nombre de gens. » (…) Alors
    Niga propose cette habitation vernaculaire rurale, avec une pièce principale et
    une salle, comme on les appelait dans l’architecture traditionnelle roumaine.
    On improvise énormément afin de compenser le manque de matériaux. L’espace
    habitable est d’environ 30 à 40 mètres carrés. Il y a ensuite la véranda et ces
    espaces publics extraordinaires. Les gens habitaient pratiquement dans un 30
    mètres carrés, mais, en sortant, ils ont cette terrasse que tout le monde
    utilise pour y laisser le vélo, la poussette pour les enfants, les conserves
    fait-maison, une table, des chaises et ainsi de suite. Et il y aussi cet
    immense espace de verdure, un jardin en fait. »



    Ces
    appartements ne
    correspondaient aucunement aux normes de logement décent.

    Mais les communistes
    savaient parfaitement que les ouvriers qui allaient les occupaient venaient des
    campagnes où les conditions de vie étaient bien pires, explique l’historien
    Andrei Răzvan Voinea: « Les appartements ont une superficie
    de 30 et quelques mètres carrés, pratiquement un studio habité par une famille
    avec enfants. Y entasser 3 ou 4 personnes
    n’est pas chose facile, mais, encore une fois, il ne faut pas oublier le
    contexte. On parle d’ouvriers qui habitaient à, la périphérie de la ville, dans
    des conditions pires que celles-là. Tant bien que mal, à Cățelu il y avait l’électricité,
    l’eau chaude, le réfrigérateur, tout ce confort moderne. En plus, on y avait
    aussi construit un tas de restaurants, de petits magasins, de librairies … Cățelu
    ne veut pas dire uniquement les habitations, cela veut dire également école, car
    on y a construit deux établissements scolaires et une maternelle, verdure et
    proximité avec l’emploi. Des choses que ces gens n’avaient pas auparavant. »



    Avec le temps, d’autres quartiers de
    barres d’immeubles à étages ont été construits autour du quartier Cățelu, au
    fur et à mesure que le régime communiste systématisait et modifiait l’infrastructure
    et la structure sociale de la ville. Mais les maisons imaginées par l’architecte
    Tiberiu Niga pour créer un pont vers le monde rural dont étaient issus les
    ouvriers de l’époque sont toujours debout. (Trad. Ileana Ţăroi)



  • Personnages historiques féminins dans le cinéma roumain de l’époque communiste

    Personnages historiques féminins dans le cinéma roumain de l’époque communiste

    À l’instar de tous les régimes dictatoriaux, de droite
    comme de gauche, le régime communiste de Roumanie avait transformé le film
    historique en un moyen de propagande. Le cinéma devait porter l’idéologie
    nationale-communiste et toutes ses distorsions historiques et vérités occultées.
    Plus encore, les productions cinématographiques jouaient aussi un rôle
    pédagogique, de formation des générations successives à l’histoire nationale et
    au type de patriotisme que les Roumains étaient censés intégrer dans leur
    comportement. L’implication programmatique du cinéma dans le projet de
    propagande du parti communiste, de « création de l’homme nouveau,
    constructeur conscient de la société socialiste multilatéralement développée et
    de la nation socialiste », s’intensifia
    notamment
    après 1974. Les films historiques
    traitaient des sujets tirés de l’antiquité daco-romaine, de l’époque médiévale
    de renforcement des principautés de Moldavie et de Valachie, ainsi que des XIXe
    et XXe siècles, mais sans rappeler la contribution de la monarchie à la
    modernisation de l’État roumain.

    Parmi les réalisateurs qui se firent
    remarquer, mentionnons Mircea Drăgan, Gheorghe Vitanidis, Doru Năstase et
    surtout Sergiu Nicolaiescu, probablement « le plus efficace réalisateur de
    films historiques, qui ont contribué à la fondation et à la montée de la
    mythologie nationaliste-communiste », selon la professeure des universités
    Mihaela Grancea, de l’Université « Lucian Blaga » de Sibiu. Dans cet
    univers manichéen dominé par les hommes, héros ou ennemis en égale mesure,
    quelle place les personnages historiques féminins occupaient-ils ? Les
    femmes bénéficiaient-elles d’une description plus réaliste, malgré les
    informations insuffisantes sur les épouses, les mères et les filles des princes ?
    Étaient-elles aussi soumises à l’idéologie? Pr Mihaela Grancea répond à ces
    questions: Dans la plupart des films, la présence
    des femmes était exotique et passagère. Dans « Mihai Viteazul/Michel le
    Brave », probablement le film historique roumain le plus connu, il n’y a
    que deux présences féminines fugaces : Dame Stanca, l’épouse du prince, et
    celle qui était l’amante en-titre de Mihai, et qui lui facilitait certaines
    relations étrangères pour obtenir des prêts financiers. Les stéréotypes
    masculins dominaient ces films, où les femmes brillaient par l’absence,
    notamment dans les films de Sergiu Nicolaescu. Par sa personnalité et par les
    scénarios qu’il a écrits seul ou avec des collaborateurs choisis parmi les
    historiens les plus en vue à l’époque, ce réalisateur a réduit au maximum dans
    ses films l’existence même des femmes appartenant à l’élite des deux
    principautés roumaines.




    Une exception existe tout-de-même : le film « Întoarcerea
    lui Vodă Lăpușneanu/Le retour de Vodă Lăpușneanu », tourné en 1980 par la
    réalisatrice Malvina Urșianu sur un scénario d’après la nouvelle classique « Alexandru
    Lăpușneanu » de Costache Negruzzi. Dans cette production, qui présente le
    second règne et la fin tragique du prince moldave Alexandru Lăpușneanu, deux
    personnages féminins se font remarquer pleinement: Ruxandra, l’épouse du prince,
    et sa sœur, Dame Chiajna, celle qui dominait à l’époque la scène politique
    locale. Filles du prince Petru Rareș et petites-filles du prince Ștefan cel
    Mare (Étienne le Grand), les deux femmes assumeront la régence durant l’âge
    mineur de leurs fils respectifs. Pr Mihaela Grancea raconte: Les deux femmes avaient des
    caractères différents, mis en évidence dans le film. Nous y suivons l’évolution
    de Ruxandra et sa transformation graduelle. Être atone, dépourvu de tout
    enthousiasme, destinée à épouser l’usurpateur Joldea, elle s’adapte d’une
    certaine manière à la réalité environnante, durant les premières années de son
    mariage avec Alexandru Lăpușneanu, l’homme qui, durant son jeune âge, semblait
    être un chef politique plus raisonnable. Au fur et à mesure que la paranoïa s’empare
    de Lăpușneanu, nous constatons que Ruxandra s’éloigne de lui, tout en faisant
    attention à conserver son propre statut et celui de ses enfants. Elle fera le
    geste, hypothétique mais radical, d’empoisonner son mari. À ce que je sache,
    les chroniques historiques sont plutôt ambigües là-dessus. En revanche, dans le
    film de Malvina Urşianu, tout comme dans la nouvelle de Negruzzi, Ruxandra
    empoisonne Alexandru Lăpușneanu et installe son fils, Bogdan, sur le trône
    moldave, en assumant la régence.




    L’autre
    personnage principal féminin du film « Le retour de Vodă Lăpuşneanu »
    est Dame Chiajna, une autre fille du prince de Moldavie, Petru Rareș, et épouse
    du prince de Valachie, Mircea Ciobanul. D’ailleurs, Dame Chiajna fait aussi
    l’objet d’autres œuvres littéraires, où elle est un symbole de cruauté et
    d’ambition, une sorte de contre-exemple du modèle de femme docile et douce, qui
    a longuement circulé dans l’histoire. Or, le film de Malvina Urșianu maintient
    cette approche du personnage, devenue un lieu commun en historiographie et
    littérature. Pr Mihaela Grancea en fournit des détails: Dame Chiajna est un
    personnage stéréotypé. Elle est très arrogante, dépourvue de subtilité. Mais
    elle montre tout de même une partie de la volonté extraordinaire et réelle de
    cette femme qui, à une époque de crise politique – le XVIe siècle ayant été
    constamment secoué par des crises politique d’une grande cruauté – a réussi à
    imposer sa volonté. Sans mourir jeune ni de manière tragique, comme ce fut le
    cas de la princesse de Moldavie, emportée par la maladie à 32 ans. Ce film se
    fait remarquer par les couleurs, par la qualité de l’image et de la
    reconstitution historique. On y constate aussi le désir de mettre en place un
    décor qui rappelle les films d’après les pièces shakespeariennes, où l’on
    rencontre également le jeu d’ombres et de clairs-obscurs. Je pense notamment au
    « Macbeth » d’Orson Wells.



    Bien
    que l’analyse de la présence féminine dans les films historiques débute à peine
    en Roumanie, les spécialistes l’approfondiront sans aucun doute. (Trad. Ileana
    Ţăroi)

  • La répression communiste. Le tortionnaire.

    La répression communiste. Le tortionnaire.

    Récemment, la presse roumaine a remis au goût du jour un terme aux résonances sinistres: le tortionnaire. Alors que le terme est revenu dans lactualité à la faveur des premiers procès qui ont mis sur le banc des accusés les derniers survivants parmi les dirigeants des prisons politiques des années 50, lusage immodéré du terme frôle linflation. En effet, force est de constater la tendance des médias roumains de coller lappellatif de tortionnaire à tous ceux qui ont travaillé dans le système de justice ou le système pénitentiaire de lépoque communiste.





    La réalité demeure pourtant plus nuancée. Car ce que la presse daujourdhui appelle tortionnaire est tout à la fois victime et bourreau. Victime, car certains de ceux que lon désigne aujourdhui comme tels nétaient au fond à lorigine que de pauvres victimes forcées à endosser lhabit du bourreau pour améliorer leur sort.



    La prison de Piteşti, lieu de détention connu pour les expériences de lavage de cerveau et de rééducation par la torture inspirées des pratiques soviétiques a été lun des meilleurs exemples qui ont vu des victimes se muer en bourreaux. Le but de cette expérience sinistre, menée de 1949 à 1952 à léchelle dune prison tout entière, était dutiliser la torture en continu pour obtenir un changement de personnalité, un effacement des valeurs et des principes dont les détenus politiques étaient porteurs, pour les remplacer par les principes communistes. La rééducation de Pitesti nétait en fait quun projet pilote, un modèle de « bonnes pratiques » censé être ultérieurement étendu à tout le goulag roumain. Dévidence, les partisans de la première heure de lexpérience de Pitesti sont, pour sûr, de véritables tortionnaires. Parmi ces derniers, une place à part est réservée à Eugen Ţurcanu.





    Les archives du Centre dhistoire orale de la Radiodiffusion roumaine abritent les enregistrements des interviews réalisées avec plusieurs des survivants de lexpérience de rééducation par la torture effectuée dans la prison de Pitesti.



    Le détenu Sorin Bottez, interrogé en 2001, remémorait, 50 ans après les événements, avec beaucoup de difficulté, de son expérience à Pitesti : « Il sagit dun sujet pénible, car cela dépasse lentendement. Je suis lun de ceux qui sont parvenus à résister, qui ne sont pas devenus des tortionnaires à leur tour, pendant cette période de rééducation terrible. Mais même ainsi, jhésite à jeter lanathème. Jhésite, car je sais comment cétait. A lexception de ceux qui sont devenus des tortionnaires de leur plein gré, de leur propre chef, sans avoir à subir la torture. Ceux-là, je les condamne, ils mériteraient dêtre cloués au pilori. Ce qui narrivera jamais, pourtant. Mais il faut quand même faire la distinction entre ceux qui sont tombés, ceux qui sont devenus des bourreaux parce quils avaient tout simplement cédé à la torture, parce que la capacité de résistance du cerveau a ses limites, et puis les autres, ceux qui ont été leurrés, qui ont cédé par faiblesse, sans quon les touche. Aux derniers, je ne puis trouver dexcuses. La plupart dentre eux ont par la suite payé les faits à leur juste prix. Car ils ont été jugés et exécutés par ceux-là même quils avaient servis et vénérés, par les communistes. Malheureusement, certains y ont échappé. »





    Lon imagine rarement le mal en chair et en os. Et lorsquon limagine malgré tout, il nous apparaît sous des traits effrayants, terribles, des traits sous lesquels on puisse lidentifier facilement. Pourtant, ce nest pas ainsi quil est en réalité. Ses traits sont ceux de M. tout le monde. Aristide Lefa a eu affaire au célèbre Eugen Ţurcanu, détenu politique, devenu le meneur des tortionnaires racolés parmi les détenus. Car ce qui a été terrible dans lexpérience de rééducation de Pitesti, cétait que les tortionnaires étaient des détenus, ils vivaient avec les autres détenus 24h/24, 7j/7, la panoplie des humiliations, des violences et des brimades mises en œuvre étant aussi étendue que limagination humaine.



    En 2000, Aristide Lefa remémorait le personnage dEugen Turcanu : « Ţurcanu était un chef suprême en quelque sorte. Même le directeur de la prison le craignait. Il déambulait librement dans la prison, il avait les clés des cellules, évidemment avec laval du ministère de lIntérieur, le ministère de tutelle. Dumitrescu, le directeur, le craignait, il fallait quil collabore avec Turcanu. Ce dernier mettait au point tous les détails des tortures, des dérouillés qui avaient lieu, mutait les prisonniers dune cellule à lautre. Le soir où jai quitté Pitesti, il y avait 50 prisonniers qui devaient partir au sanatorium. Sur les 50, seuls 18 y sont parvenus. Nous étions là avec nos bagages, on devait partir pour la gare et, à un moment donné, lon voit Turcanu venir du bureau du directeur, avec le visage tordu carrément, par la furie probablement. Je ne suis pas sûr, mais je revois son visage, son rictus. Il nous a jeté un regard qui semblait dire : « Ceux-là mont échappé, les salauds ! ». Et il sest éloigné. Ce fut la dernière fois que je lai vu. »




    En 2000 toujours, Ion Fuică remémore les scènes de torture mises en scène par Turcanu et auxquelles il avait assisté : « Ses hommes de main entraient, et ils vous prenaient de force. Ils vous emmenaient dans la cellule 4 de lhôpital, là où Turcanu organisait ses séances de torture. Turcanu était assis à une table, il y avait dans la pièce un poêle à bois, et je me souviens de lodeur des bûches. Cela me rappelait la maison. Et là, il fallait reconnaître tout ce qui leur passait par la tête, ce dont vous naviez jamais pensé faire. Vous deviez écrire votre déposition. Et puis Turcanu lisait ce que vous veniez de coucher sur papier et criait : «Tu penses que ça, cest une déposition ? Tu te crois à lenquête ? ». Comme si lenquête subie dans les locaux de la Securitate, de la police politique, cétait de la tarte. Et il fallait « reconnaître » quon avait eu des relations sexuelles avec sa propre mère, par exemple. Si vous refusiez, ils vous tapaient. Un autre, je lai vu de mes yeux, a été forcé de boire son urine. Cest des choses connues, mais je suis témoin que cela se passait ainsi, car je lai vu de mes yeux, ce ne sont pas des histoires à dormir debout ».



    En labsence de ces témoignages, quils soient oraux ou écrits, on pourrait être tenté de penser que de telles horreurs ne sont que le fruit dune imagination malade. Malheureusement, ce fut le vécu réel de beaucoup de victimes du système concentrationnaire communiste. Un vécu qui, souvent, dépassa de loin la fiction. (Trad. Ionut Jugureanu)

  • Simion Stoilov et les intellectuels qui ont collaboré avec le régime communiste

    Simion Stoilov et les intellectuels qui ont collaboré avec le régime communiste

    Les régimes totalitaires – le fascisme et le
    communisme – ont profité du soutien intéressé de certains intellectuels. Leurs
    raisons ont été différentes : certains ont collaboré en nourrissant des
    sentiments antifascistes, d’autres – afin d’arriver à leurs fins, d’autres
    encore suite à l’ambition de mettre en œuvre les projets dont ils rêvaient.
    Tous ont été récompensés à la mesure de leur degré d’attachement à l’idéologie
    du régime. Un des noms des collabos a été celui du mathématicien Simion
    Stoilov.



    en 1887 à Bucarest, il a fondé l’école roumaine d’analyse complexe et a énoncé
    la théorie topologique des fonctions analytiques. Il a obtenu son doctorat en
    mathématiques à Paris et a été professeur aux universités de Iaşi, Cernăuţi, Bucarest
    et à l’Ecole polytechnique de la capitale roumaine. Sympathisant du Parti
    social-démocrate, il s’inscrit après 1945 au Parti communiste roumain. Son
    ancien étudiant Solomon Marcus disait dans une interview de 1998 accordée au
    Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine que l’option de beaucoup
    d’intellectuels de la fin de la Seconde Guerre mondiale pour le communisme avait
    été faite par conviction, sans comprendre ce qu’il allait devenir. « Dans
    la première moitié des années ’60 et des années ’50, le communisme, c’était
    premièrement le stalinisme : la dictature personnelle, le culte de la
    personnalité de Staline, cela voulait dire de serrer la vis du point de vue
    idéologique. Et le communisme dans la deuxième moitié des années ’40 ?
    Moi, je peux vous dire que pour toute une série d’intellectuels, pas pour tous,
    si je pense à mes professeurs, le communisme, c’était tout premièrement de
    l’antifascisme. C’était valable aussi pour Stoilov, et pour Vrânceanu, certains
    qui étaient de droite. Gheorghe Vrânceanu, par exemple, grand géomètre de la
    Roumanie, était un politicien libéral, qui publiait, dans les années ’45, ’46,
    ’47 des articles de politique libérale et préconisait pour la Roumanie un
    régime libéral, une politique libérale. En ces années-là, il avait des
    collègues communistes, il était bon ami de Stoilov, qui avait été reçu au Parti
    communiste tout de suite après ’44. Le communisme était premièrement compris
    comme de l’antifascisme. Et il y avait beaucoup d’intellectuels qui croyaient
    que c’était la seule réplique possible à Hitler et au nazisme, et aux
    légionnaires. »


    Toutefois,
    à la fin de la Seconde Guerre mondiale, pour la Roumanie et les autres pays
    occupés par les Soviétiques, il n’y avait pas de retour préconisé à la
    démocratie et au libéralisme, mais une nouvelle expérience utopique : les
    idées communistes. Le message communiste s’adressait surtout aux générations
    jeunes. A l’ouverture de l’année universitaire de 1946, Simion Stoilov, en tant
    que président de l’université, a prononcé l’allocution d’ouverture, se souvient Solomon
    Marcus : « Dans
    l’aula de la Faculté de Droit, un étage était occupé par la jeunesse
    universitaire des partis historiques, paysan et libéral, et un autre étage
    était occupé par les jeunes mobilisés par le Parti communiste. Du reste,
    c’était mitigé. Je me souviens qu’un étage criait « Le Roi et la
    patrie ! », et l’autre « Le Roi et le peuple ! ».
    Voilà ce que disait Stoilov dans cette allocution à l’ouverture de l’année
    universitaire : « Nous sortons d’une époque de notre histoire qui
    peut être considérée comme une longue maladie, une période trouble pendant
    laquelle si nous avons reçu des coups politiques et matériels très cruels, nos cœurs
    et nos âmes ont été heurtés encore plus fort. »


    Il parle aussi des suites de la guerre, avec
    toutes les conséquences matérielles et spirituelles, et de la
    culpabilité : «Nous
    sommes très coupables, tous. Qu’il s’agisse de ceux qui ont bâti ces idéologies
    qui ont mené aux pires barbaries, mais aussi de ceux qui, trop confiants dans
    le triomphe de la raison, retranchés dans leurs bibliothèques, sont restés de
    côté ».


    Solomon Marcus pense que
    nous devrions arrondir les angles et nuancer notre jugement, parfois trop
    radical, à l’égard de l’attitude des intellectuels qui ont traversé ces temps
    troubles: « Notre
    jugement doit être individualisé. Ce qui est certain, c’est que Rosetti et
    Stoilov ont épargné à beaucoup la prison. Je dois vous dire que, dès les
    premières épurations, Stoilov a rédigé un mémoire, prenant la défense d’une
    série de professeurs d’université. L’un était à la Faculté de Pharmacie,
    l’autre à celle de Droit. Le professeur Radu Roşca avait été, par exemple,
    condamné à une lourde peine d’emprisonnement pour avoir signé un mémoire
    adressé au maréchal Ion Antonescu. Stoilov n’a rien pu faire, même s’il connaissait
    personnellement Gheorghiu-Dej, le leader communiste d’alors. Il a eu en
    revanche bien plus de de chance dans le cas d’un autre mathématicien,
    Davidoglu. Ce dernier avait été jeté en prison tout simplement parce qu’il
    était propriétaire terrien, ennemi de classe donc des communistes. Mais il
    n’avait pas été accusé d’actes politiques hostiles au régime. Alors Stoilov est
    intervenu et a réussi à un moment donné à faire sortir Davidoglu de prison. Et
    puis ils sont intervenus dans d’autres situations de moindre importance, par
    exemple lorsque, au début des années ’50, des assistants universitaires ont été
    évincés pour cause de dossier. Parce qu’un tel était fils de propriétaire,
    parce que l’autre était le neveu d’un politicien bourgeois, enfin pour des
    bêtises pareilles. Et là, ils ont réussi à réintégrer ces gens à l’Institut de
    mathématiques de l’Académie. Simion Stoilov allait mourir en 1961, en montant
    les marches du siège du Comité central du Parti communiste, des marches qu’il
    montait souvent pour intervenir contre des injustices ponctuelles. Pour réparer
    des injustices dont tombaient victimes des universitaires ou des chercheurs, ceux
    qui étaient virés à cause du dossier, des gens qui étaient empêchés de
    poursuivre leur thèse de doctorat ou auxquelles on interdisait de sortir du
    pays pour assister à des réunions de spécialité. »

    La mémoire historique est souvent injuste, ignorant
    les détails et ne gardant qu’une image d’ensemble, c’est un fait. Et il est
    certain que, souvent, les actions individuelles demeurent dans l’ombre de
    grandes catastrophes provoquées par les idéologies. (Trad. Ligia Mihăiescu et Ionuţ
    Jugureanu)

  • Doina Cornea

    Doina Cornea

    Le 4 mai 2018, à Cluj, Doina Cornea quittait ce monde. Dans l’espace roumain et dans les milieux de l’activisme civique européen, son nom est synonyme de courage, de droiture, d’esprit de résistance. Cette dame frêle fut l’un des opposants les plus marquants au régime communiste roumain dans les années noires de la fin de l’époque de Nicolae Ceausescu, les années ’80. Dans un pays paralysé par la longue période des libertés bafouées que furent les 4 décennies du pouvoir communiste, dans un pays tétanisé par la violence du pouvoir, sa voix s’éleva, limpide et claire. Une voix libre.

    Les femmes n’ont guère été épargnées par le régime communiste, instauré le 6 mars 1945, avec l’avènement du premier gouvernement rouge, celui de Petru Groza, porté à l’époque par les tanks soviétiques. Ouvrières ou intellectuelles, habitantes des villes ou des campagnes, les femmes roumaines se sont courageusement battues, souvent aux côtés de leurs maris, de leurs frères et de leurs pères, contre les exactions de la dictature communiste. Elles se sont battues et sont mortes dans la résistance armée, organisée par les partisans anticommunistes, retranchés dans les montagnes, elles subirent des années terribles d’emprisonnement, et nombreuses furent celles qui laissèrent leur vie dans les geôles du régime. Doina Cornea s’inscrit ainsi dans la longue et prestigieuse lignée des femmes de tête et de coeur, telles Marina Chirca, Ana Simion, Maria Plop, Arlette Coposu, Ecaterina Bălăcioiu et de bien d’autres encore, certaines dont l’histoire a retenu les noms, mais aussi de celles qui sont demeurées victimes anonymes d’un régime de terreur intense.

    En 1982, à 52 ans, la professeure de français Doina Cornea décide de ne plus se taire. Elle rédige et envoie une missive à Radio « Free Europe », la radio anticommuniste par excellence à l’époque, et dont les émissions étaient diffusées sur les ondes courtes et dans toutes les langues parlées dans les pays captifs à l’Est de l’Europe. Elle dénonce dans sa lettre ouverte les abus et les pratiques discrétionnaires du parti communiste.

    Interrogée en 1996 par le Centre d’histoire orale de la Radio roumaine, Doina Cornea remémorait sa relation avec le régime dictatorial de l’époque : « Mon premier texte, intitulé « Lettre ouverte adressée à ceux qui n’ont pas cessé de penser par eux-mêmes », était adressé d’abord aux professeurs qui ont, par-dessus tout, l’obligation morale de parler vrai, de dire la vérité. Cette grande leçon, je l’ai apprise de mon ancien professeur de la faculté de philologie française de Cluj, monsieur Henri Chaquier, à l’époque stalinienne. Ce principe a fait son chemin en moi, alors que l’on vivait à l’époque de la terreur absolue, l’époque stalinienne des années 50. Et c’est bien ce principe que j’ai voulu réaffirmer dans ma lettre. Quelque chose de plus fort que moi me poussait à l’écrire. Mais je ne voulais pas signer cette lettre de mon vrai nom. Je l’avais écrite et l’avais confiée à ma fille, qui me rendait visite à l’époque, elle vivait en France. Je lui avais donné pour consigne : « Je ne signe pas la lettre, ils n’ont qu’à la présenter comme ils l’entendent ». Puis, à la fin du texte, j’ai tiré un trait mais, pour qu’ils aient la certitude qu’il s’agissait d’un texte authentique, qu’il n’était pas confectionné par quelqu’un d’autre avec un nom d’emprunt, j’ai signé ainsi : « A l’intention de Radio Free Europe, Doina Cornea, universitaire à la Faculté de Philologie ».

    Doina Cornea avait eu peur à l’époque de crier haut et fort la révolte qui la taraudait, elle l’avait reconnu par la suite à maintes reprises. Mais c’est la défense de son honneur qui constitua une nouvelle révélation, qui lui donna le courage d’assumer ses opinions, jusqu’au bout, après que son nom fut ébruité par mégarde sur les ondes de cette radio.

    Doina Cornea : « J’étais à Vama Veche, dans ce village de pêcheurs au bord de la mer Noire, avec mon époux, qui ignorait complètement mon geste. Il n’était au courant de rien, que j’avais rédigé ce texte, que je l’avais envoyé, et moi j’avais pris notre poste de radio en vacances. Nous n’écoutions pas souvent Radio Free Europe, mais là j’avais vraiment insisté pour que l’on prenne ce poste de radio avec nous. « Mais qu’est-ce qui te prend ? », m’avait-t-il demandé. Et je lui ai avoué que je voulais écouter les transmissions de Radio Free Europe. Et dans ces maisonnettes paysannes où l’on louait une pièce chez l’habitant, on avait deux lits. J’étais assise sur l’un de ces lits, mon époux sur l’autre, et notre poste était sur le rebord de la fenêtre. Et puis, l’on a entendu la voix de la speakerine qui disait, après avoir lu mon texte : «Allons l’appeler Doina Cornea ». Je me suis figée. En toute sincérité, j’avais plus peur de la réaction de mon mari que des éventuelles répercussions politiques. Un long moment de silence s’est ensuivi entre nous. Je m’attendais à ce qu’il me crie dessus. Mais il s’était tu, c’était comme si l’on avait oublié de respirer. C’est moi qui ai brisé le silence : « Qu’est-ce qu’on va faire, maintenant ? ». Et lui, sans un mot, il m’a pris par le bras et l’on est sortis se promener ».

    Evidemment, les répercussions n’ont pas tardé. Elle a été prise à partie, d’abord à l’Université. A quelques rares exceptions, peu de ses collègues se sont montrés solidaires et l’ont défendue. Toutefois, certains ont essayé de l’aider à faire diminuer la fureur du régime à son encontre.

    Doina Cornea : « C’était horrible. Il y avait le président, Vlad, on est resté amis, encore aujourd’hui, je ne lui en tiens pas rigueur. Je comprenais la manière dont le régime fonctionnait. Mais, quand même, il aurait pu agir d’une autre manière. Il voulait que je fasse mon autocritique. Là même, dans cette réunion. Moi, je ne pouvais pas. Et il n’arrêtait pas de ressasser : « Qu’est-ce que tu as à voir avec Mircea Eliade ? Comment prétends-tu que l’intelligentsia ment, que les économistes sortent des statistiques mensongères ? ». Moi, je disais à mes étudiants ces choses-là, que l’on ne pouvait pas bâtir une société, fut-elle socialiste ou communiste, sur le mensonge. Et puis, finalement, j’ai commencé à pleurer, et alors la chef de ma chaire m’a proposé d’aller chercher un certificat médical, de me faire admettre en Psychiatrie. Allons donc ! Cela m’est venu comme un coup en plein visage, et cela m’a complètement déstabilisée. J’ai commencé à pleurer, mais l’autocritique, ils ne l’ont pas eue ».

    Doina Cornea a été finalement exclue de l’Université. Mais elle n’a pas cédé. Au contraire même. Elle a continué d’envoyer ses lettres ouvertes adressées aux Roumains, au parti ou à Nicolae Ceausescu, par l’intermédiaire de Radio Free Europe. Doina Cornea s’est ensuite solidarisée avec les ouvriers grévistes de Brasov, lors de leur révolte de novembre 1987, réprimée brutalement par le pouvoir communiste et par sa police politique, la Securitate. A compter du mois d’août 1988, elle a été assignée à résidence.

    Ce n’est qu’à la suite de la révolution de décembre 1989 que Doina Cornea a recouvré sa liberté. Mais sa stature morale en fit un repère dans la démocratie balbutiante des années ’90. Son apparence fragile, sa voix aux accents tremblants demeurent pour toujours une référence indéfectible dans la mémoire de ceux qui ont milité pour une Roumanie libre et démocratique. En 2016, Doina Cornea reçoit un dernier coup du destin, avec la mort de sa fille, Ariadna Combes, celle qui porta ses lettres vers le monde libre, celle qui permit aux Roumains d’entendre la voix si particulière de celle qui fut sa mère, Doina Cornea, dans les années noires et agonisantes de la fin du régime communiste.

    « Je me suis efforcée de vivre comme si la peur n’existait pas, même si je l’ai ressentie. Nous devons demeurer libres et ne pas devenir les esclaves de la peur », avait-elle confié dans un entretien. (Trad. Ionut Jugureanu)

  • Doina Cornea

    Doina Cornea

    Dans les années 1980, sous le régime communiste, Doina Cornea était professeure à l’Université de Cluj, où elle enseignait la philologie française. Elle menait, à l’instar de millions de Roumains et d’autres citoyens des pays gouvernés par des régimes communistes, une existence avec très peu de joies quotidiennes. Et cela, alors que des libertés fondamentales étaient annihilées, et la situation économique – désastreuse. Même si dans cet univers les gens semblaient être une masse amorphe, beaucoup d’entre eux ont ressenti le besoin de s’opposer au système répressif qui abrutissait l’être humain. Toutes ces personnes ont été appelées des « dissidents », même si elles devraient être appelées plutôt des « opposants » au régime. Une des personnalités les plus connues en tant qu’opposants au régime communiste roumain a été Doina Cornea.

    En 1982, alors que les conditions de vie empiraient en Roumanie, Doina Cornea a décidé qu’elle ne pouvait plus se taire. Elle a écrit une lettre intitulée « Lettre ouverte adressée à ceux qui n’ont pas cessé de penser », qu’elle a envoyée à la Radio Free Europe.

    Interviewée en 1996 par le Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine, Doina Cornea a raconté le contexte de ce premier de ses textes de protestation: « Je pensais surtout aux professeurs, qui ont l’obligation morale de toujours dire la vérité à ceux qu’ils forment. J’ai appris cette grande leçon de mon ancien professeur à la Faculté de Philologie française. J’ai été très impressionnée par cette idée qu’il a essayé de nous instiller dans le cœur et dans l’esprit, car à l’époque, dans les années 1950, on vivait sous le régime stalinien le plus atroce. J’ai toujours ressenti le fait que quelque chose me poussait vers une certaine tournure des choses, même malgré moi, mais je ne voulais pas signer la lettre. Je l’ai écrite, ma fille l’a emmenée avec elle lors de son premier voyage ici après avoir quitté la Roumanie, et je me suis dit: « Je ne vais pas signer la lettre, qu’ils la présentent comme il leur semblera bon». J’ai tiré un tiret à la fin du texte. Toutefois, pour qu’ils aient la certitude qu’il s’agissait d’un texte authentique et qui n’avait pas été fabriqué au nom d’une autre personne, j’ai ajouté: « Pour Radio Free Europe, Doina Cornea, chargée de travaux dirigés à la Faculté de Philologie ». Vlad Georgescu, le directeur du poste, que j’ai rencontré par la suite, m’a dit qu’ils avaient pensé que c’était un pseudonyme. Et quand il a présenté le texte, il pensait annoncer le nom de l’auteur, Doina Cornea, comme s’il se fut agi d’un pseudonyme. Quelles ont été les conséquences? J’étais paralysée de peur, car je suis peureuse et j’ai été assez lâche aussi, comme tout le monde. Mais de tels faits ou évènements vous obligent à une tenue morale plus digne et après cela, un certain sentiment de l’honneur s’est réveillé en moi. Je pense toutefois l’avoir eu avant aussi, dans une certaine mesure. Mais, à ce moment là, je me suis sentie obligée par mon geste. C’était mon nom, je ne pouvais pas dire que ce n’était pas moi qui avais écrit ce texte, que je n’avais pas été celle qui avait commis ce geste, donc révoquer ce que j’avais fait ».

    Elle a été licenciée de la faculté en 1983, mais elle a continué à écrire des lettres de protestation qui ont été diffusées par Radio Free Europe, 31 textes en tout. Elle a été suivie tout le temps par la Securitate jusqu’en 1989 et constamment harcelée. Elle a diffusé des manifestes de solidarité avec la grève des ouvriers de Braşov de 1987 et elle a participé aux démonstrations anticommunistes de Cluj le 21 décembre 1989. Elle a été Officier de la Légion d’honneur, s’est vu décerner l’Etoile de Roumanie, la plus haute distinction roumaine, et la Croix de la Maison royale de Roumanie.

    Doina Cornea a quitté ce monde le 4 mai dernier, à 88 ans, et elle a été enterrée avec des honneurs militaires au Cimetière central de Cluj-Napoca.

    « J’ai la conviction de ne pas avoir lutté pour rien », disait Doina Cornea, cette femme exceptionnelle, opposante au régime communiste roumain. (Trad. Nadine Vladescu)

  • L’Eglise grecque-catholique et le régime communiste

    L’Eglise grecque-catholique et le régime communiste

    L’Eglise grecque-catholique, également appelée l’Eglise unie à Rome ou Uniate, fit son apparition vers 1700 en Roumanie, plus précisément dans les contrées de Transylvanie, de Banat, de Crişana et de Maramureş, habitées par une population majoritairement roumaine à l’époque de l’Empire Autriche-Hongrie. En ces temps de début de l’émancipation nationale, nombre de personnalités sont issues de la population greco-catholique, dont l’homme politique Iuliu Maniu et l’évêque Iuliu Hossu, celui qui allait lire, à Alba Iulia, l’acte de l’Union de la Transylvanie avec la Roumanie.

    C’est la ville de Blaj, au cœur du pays, qui, avec son Eglise métropolitaine grecque – catholique et son Académie théologique, a joué le rôle le plus important dans la vie de cette communauté religieuse.

    En 2001, dans une interview au Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine, le prêtre greco-catholique Nicolae Lupea décrivait l’atmosphère tout à fait spéciale qui régnait à Blaj, ville considérée à l’époque comme « la Petite Rome ».

    Nicolae Lupea : « C’était une ambiance d’étude, car on y formait les futurs serviteurs de l’Eglise. Au bout des 4 ans que duraient les cours à l’Académie théologique, les étudiants pouvaient opter pour la maîtrise en théologie. Les disciplines spécifiques mises à part, dans cette haute école de théologie on prêchait aussi un certain état d’esprit, l’union spirituelle avec Dieu. »

    Au fil de son histoire, l’Eglise grecque – catholique a eu des rapports normaux, naturels avec les autres Eglises et cultes de l’espace roumain. Pourtant, à l’été 1940, les premières persécutions se font jour dans le nord de la Transylvanie, qui venait d’être cédé à la Hongrie. Prêtres et fidèles greco-catholiques sont déportés, certains même tués. La grande vague de persécutions allait commencer en 1948. L’Etat communiste interdisant l’Eglise grecque-catholique, ses prêtres sont obligés d’accepter l’union avec l’Eglise orthodoxe.

    Ceux qui refusent seront jetés dans la prison. Ce fut aussi le cas de Nicolae Lupea : « Le recteur de l’Académie, Gheorghe Dănilă, et moi, nous avons été emmenés à la prison d’Aiud. Lui, il a été incarcéré 7 mois, moi 9, après quoi on nous a lâchés sans aucun procès. Quant à la raison de notre emprisonnement, on pensait qu’elle était liée à l’affrontement qui avait eu lieu en 1946 entre ouvriers et étudiants de l’Académie, à l’occasion de la visite à Blaj du premier-ministre Petru Groza et d’une partie de ses ministres, pour assister à un service divin. Les ouvriers avaient voulu attaquer les étudiants, mais ces derniers s’étaient retranchés dans l’Académie et en avaient fermé les portes d’accès. Entre temps, la police avait fait son apparition. Tout s’était donc passé le 15 mai et l’échauffourée avait opposé les monarchistes aux adeptes du parti communiste ou quelque chose comme ça… »

    Nicolae Lupea se rappelle les moindres détails de ce moment crucial pour l’Eglise grecque-catholique : « La pluie tombait dru. Petru Groza quitta la Cathédrale d’un pas pressé. Lorsque notre évêque sortit à son tour, Petru Groza frappa contre la vitre de sa voiture et lui fit signe de le rejoindre. Peu après, apparut de nulle part le métropolite orthodoxe Nicolae Bălan de Sibiu. Petru Groza l’invita à monter dans sa voiture. Comme l’évêque orthodoxe trébucha en s’apprêtant à y entrer, notre évêque lui tendit la main, pour l’aider à se relever. Regardez bien, monsieur le premier-ministre! J’ai saisi sa main et je ne la lâche plus! Que les liens avec Rome se brisent et que les frères se retrouvent de nouveau ensemble, lança l’évêque orthodoxe. Et le nôtre de lui rétorquer: Je vous ai tendu la main pour vous aider à vous relever. Après ça, ils se sont dirigés vers Câmpia Libertăţii. C’est là que Bălan a appelé les fidèles grecs – catholiques à rompre les liens avec Rome et à rentrer au bercail, c’est-à-dire à regagner l’Eglise orthodoxe. Lorsque l’évêque Suciu a demandé la parole pour protester, on la lui a refusée. »

    Des persécutions inimaginables s’en sont suivies contre le clergé et les fidèles grecs-catholiques. De l’avis de Nicolae Lupea, l’Eglise orthodoxe a eu elle aussi sa part de contribution à la grande injustice que le régime communiste allait faire à l’Eglise grecque – catholique.

    Nicolae Lupea : « Ensuite, la police politique, la Securitate, a commencé à arrêter des prêtres de village. Pendant l’enquête, on leur a demandé de passer à l’orthodoxie, ce à quoi certains ont finalement acquiescé. Ceux qui ont refusé, se sont vu menacer de prison et d’exclusion de leurs enfants de tout établissement scolaire. Je voudrais insister sur le fait que si le gouvernement a interdit notre Eglise il l’a fait avec l’appui des hauts prélats de l’Eglise orthodoxe. Ce n’est donc pas par hasard que Bălan, le métropolite de Sibiu, ait choisi de se rendre à Blaj juste au moment de la visite du premier-ministre Petru Groza. En effet, pendant son discours lors de la cérémonie d’installation en tant que métropolite, Bălan avait affirmé qu’il ne trouverait pas la paix tant que l’Eglise grecque-catholique ne serait interdite. »

    Cette grande injustice dans l’histoire de la Roumanie allait être réparée le 31e décembre 1989, date à laquelle l’Eglise grecque-catholique rentrait dans la légalité. (Trad. Mariana Tudose)

  • 70 années depuis l’abdication du roi Michel

    70 années depuis l’abdication du roi Michel

    L’abdication du roi Michel fut suivie par l’instauration de la république, une nouvelle forme de gouvernance, dépourvue de toute légitimité en raison notamment de la manière dont l’ordre de droit a été modifié.

    Le souverain a raconté à plusieurs reprises le déroulement de ce jour qui a changé en fait l’histoire de la Roumanie contemporaine, la manière dont les leaders communistes lui ont présenté le document d’abdication. D’autres témoignages décrivent une atmosphère pesante dans laquelle on pouvait ressentir la brutalité du nouvel ordre communiste. Un de ces témoignages appartient au sous-lieutenant Milos Pavel, officier du bataillon de la Garde royale, celui qui a commandé le dernier peloton à saluer officiellement le roi de Roumanie le 30 décembre 1947.

    Le bataillon de la Garde royale était subordonné au ministère de la Défense comme toute autre unité de l’armée roumaine. Les cadres, les officiers et les sous-officiers bénéficiaient des mêmes droits à la solde que les autres militaires. Les membres de la Garde portaient pourtant un uniforme un peu différent pour des raisons de protocole. Le bataillon était formé de quatre compagnies, deux pour chaque résidence royale, respectivement à Bucarest et à Sinaia. Chaque compagnie comptait une centaine de militaires divisés en trois pelotons. Le bataillon n’était muni que d’armes légères d’infanterie, soit de pistolets mitrailleurs et de fusils utilisés uniquement pour le service de garde.

    Interviewé en 1997 par le Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine, Milos Pavel racontait comment les militaires étaient acceptés dans le bataillon de la Garde royale : « Les officiers détachés dans cette unité d’élite de l’armée roumaine étaient les meilleurs de leurs générations ; certains avaient étudié dans des écoles militaires étrangères, d’autres avaient fait preuve de mérites professionnels exceptionnels dans leur activité militaire en Roumanie. L’origine sociale des officiers n’étaient pas un critère de sélection. Moi, je suis fils de paysan et les trois camarades de ma génération provenaient de la classe moyenne : fonctionnaires, commerçants etc. Et même dans le cas des soldats recrutés pour la Garde royale, le critère social n’était pas important. En revanche, ils devraient être non seulement cultivés mais aussi assez athlétiques, hauts de plus d’un mètre 80 et assez beaux garçons parce qu’ils participaient à des missions de protocole. »

    A l’automne 1947, la compagnie de garde du Château de Peles à Sinaia était commandée par le capitaine Mihail Georgel. Milos Pavel était en charge d’un de ces pelotons et le 30 décembre 1947 un officier qui avait bénéficié d’une permission pour Noël devait le remplacer.

    Milos Pavel : « Le matin du 30 décembre 1947, à 8h30, j’étais le dernier officier de la garde de Peles à avoir l’occasion de saluer officiellement Leurs Majestés le roi Michel et la reine Mère à l’occasion de leur départ pour Bucarest, conformément aux règles du protocole qui visaient un tel déplacement. A midi, j’ai été remplacé par mon camarade qui rentrait de sa permission de Noël et j’ai commencé à préparer mon départ pour un village où j’allais fêter le Nouvel An. Afin d’encaisser la solde à laquelle j’avais droit, je devais passer par la caserne du Palais Victoria de Bucarest, où se trouvait la caisse du bataillon. C’est pourquoi, vers 13 heures, je suis parti pour Bucarest dans un camion de l’administration du Palais qui transportait du personnel civil et du matériel entre les différentes résidences royales. »

    Afin de simplifier sa tâche, le gouvernement communiste a remplacé la Garde royale du palais royal de Bucarest par des militaires de la division « Tudor Vladimirescu », formée de prisonniers roumains d’URSS, qui avaient rejoint l’armée soviétique. Milos Pavel se souvenait aussi de son arrestation dès son arrivée à Bucarest.

    Milos Pavel : « Le temps était morose, une météo typiquement hivernale, avec peu de neige mais avec un froid polaire et du brouillard, surtout en montagne. En raison de ces conditions hivernales, je suis arrivé à 16 heures à Bucarest. Notre véhicule devait entrer dans la cour du Palais Victoria via l’entrée de service. Le long du voyage, je n’ai observé aucun indice sur le fait qu’un événement avait eu lieu dans la vie et l’histoire du peuple roumain. La porte d’entrée était gardée d’habitude par un soldat de la compagnie de garde de Bucarest, qui connaissait toutes les plaques d’immatriculation des véhicules du Palais, portant le symbole SR – Service royal. Mais cette fois-ci nous avons été arrêtés et par deux militaires équipés et armés à la façon des soldats russes, l’unique différence étant le fait qu’ils parlaient roumain et portaient sur le bras gauche les enseignes de la Division Tudor Vladimirescu, le symbole de la trahison et de la honte. Ce fut le moment où tout mon esprit et mon âme ont été frappés comme par un coup de tonnerre, issu de la tension qui s’était emparée de la Roumanie cet automne-là. L’inévitable s’était produit et le peuple roumain pénétrait dans l’inconnu. Le personnel civil du Palais Victoria fut escorté au bureau de l’administration et moi-même en tant qu’officier, j’ai été emmené à la caserne de la compagnie de garde. C’est là que je suis tombé sur mes camarades officiers du bataillon de garde qui y avaient été surpris par les évènements. Ils étaient tous dépourvus d’armes, , alors que les soldats étaient placés sous haute surveillance dans leurs dortoirs. »

    Ainsi prenait fin la monarchie roumaine, dernière redoute de la démocratie face à l’assaut du régime communiste. Les Roumains se sont résignés et ont dû adapter leur vie aux nouvelles réalités. (Trad. Alex Diaconescu)

  • Corneliu Coposu, le Senior de la nouvelle démocratie roumaine

    Corneliu Coposu, le Senior de la nouvelle démocratie roumaine

    On dit que l’une des choses les plus importantes dans la vie, c’est l’héritage légué aux générations futures. Il s’agit non seulement de biens matériels, mais aussi et surtout de biens immatériels, à valeur symbolique, à savoir la conduite, les conseils pour la vie, une certaine manière de vivre. Corneliu Coposu est mort le 11 novembre 1995. A présent, les Roumains se souviennent de lui comme d’un martyr de la démocratie et d’un modèle de la renaissance de celle-ci après 1989, au bout de près d’un demi-siècle de communisme. Il nous a laissé en héritage un immense capital de convictions politiques et de foi, d’intégrité, d’austérité, d’endurance dans le combat inégal qui l’a opposé aux communistes, devant lesquels trop nombreux ont été les Roumains à fléchir ou à finir par collaborer. Le régime de la terreur, que le philosophe polonais Leszek Kolakowski allait appeler « le diable de l’histoire », n’a pas cessé de tracasser Corneliu Coposu jusqu’en 1989. Il a cherché à le tenter, à en corrompre l’âme et les convictions, à le compromettre. Selon ses propres témoignages, confirmés par les documents découverts dans les archives de la Securitate, l’ancienne police politique du régime communiste, après sa sortie de prison, Coposu a été arrêté 27 fois pour de brèves périodes de temps. En plus, sa maison a été fouillée à plusieurs reprises et plus de 3000 documents personnels lui ont été confisqués.

    C’est autour de Corneliu Coposu qu’en 1989 les gens se sont réunis dans une tentative de refaire le tissu politique, social, culturel et mental de la Roumanie, gravement endommagé par les pratiques de la tyrannie communiste. Si début 1990 Corneliu Coposu semblait seul et refusé par la majorité, quelques années plus tard, en 1995, l’année de sa disparition, il avait réussi à attirer une bonne partie de la population désireuse de changer quelque chose. Ce qui a pesé le plus lourd dans le changement d’attitude de Roumains face à Corneliu Coposu entre 1990 et 1995, ce fut sa terrible souffrance. Après avoir passé 17 années et demie dans une prison d’extermination, soit de 1947 à 1965, le Senior, comme il allait être surnommé avec respect et affection, a confirmé un proverbe que tout le monde connaît: celui de la vérité qui triomphe à chaque fois, car la vérité, c’est comme de l’huile dans l’eau : elle finit toujours par remonter à la surface. Toutefois, Corneliu Coposu ne s’est jamais présenté comme un exemple singulier à suivre. Il a toujours affirmé que son modèle était celui d’une génération entière de Roumains qui n’ont pas survécu pour raconter toutes les horreurs qu’ils ont vues ou souffertes.

    Né le 20 mai 1914 au département de Salaj, dans le nord-ouest de la Roumanie, dans la famille d’un prêtre grec-catholique, Corneliu Coposu a poursuivi une carrière d’avocat, devenant docteur ès sciences juridiques de l’Université de Cluj. Il a été proche du président du Parti National Paysan, Iuliu Maniu, dont il a été le secrétaire personnel. Le 14 juillet 1947, Corneliu Coposu a été arrêté aux côtés de toute la direction du Parti, suite à un coup monté par le gouvernement communiste. Il a été condamné aux travaux forcés à vie et libéré en 1964. Il a passé 9 ans dans l’isolement total, si bien qu’au moment où il en était sorti, il avait presque oublié de parler.

    La rencontre avec une personne de la grandeur morale du Senior est un privilège, et l’expérience existentielle maximale qu’il a pu partager a été celle de la prison comme univers fermé, sombre et répressif au plus haut degré.

    Pour Corneliu Coposu, cet univers-là a été la prison de Râmnicu Sărat : « La prison de Râmnicu Sărat avait 34 cellules dont 16 alignées au rez-de-chaussée et au premier étage, que séparait un filet métallique. Il existait encore 2 cellules de côté et 4 cellules de punition au sous-sol. Chaque cellule avait une dimension de 3 mètres sur 2. Elles étaient placées en rayon, l’une à côté de l’autre, à une hauteur de 3 mètres il y avait une petite fenêtre inaccessible, 45 cm sur 30, avec des volets à l’extérieur, qui ne laissait pas filtrer la lumière extérieure. Il y avait une ampoule de 15 W allumée en permanence et qui donnait à l’intérieur une lumière de caveau. Il n’y avait pas de chauffage, la prison datait du début du siècle, faite vers 1900, avec des murs épais. Et ceinte de deux rangées de murs très hauts de 5-6 mètres, avec un couloir de contrôle au milieu. Sur la deuxième rangée de murs, il y avait les miradors avec les soldats armés qui gardaient la prison. »

    Le régime totalitaire se rapportait aux gens non pas comme à des êtres avec des noms et des prénoms, mais comme à des nombres. En 1993, Corneliu Coposu se souvenait de sa vie et de celle des autres en prison : «Chaque détenu portait un nombre qui représentait celui de sa cellule. On n’avait plus de noms, juste un nombre qui servait à l’identification. Comme chacun d’entre nous était seul dans sa cellule, la conversation était exclue et pour communiquer avec les autres détenus, on se servait de l’alphabet Morse, en tapant dans les murs. Mais finalement le système a été découvert et sévèrement sanctionné. Pour continuer à parler entre nous, on s’est mis à tousser selon le code Morse, un processus extrêmement fatiguant surtout pour des personnes comme nous, dans un état de faiblesse extrême. Moi, j’avais la cellule n° 1 et juste au-dessus de moi, il y a avait la cellule n° 32 de Ion Mihalache avec lequel j’ai pu communiquer à travers le code Morse 4 ou 5 ans durant. Après quoi, il a commencé à perdre son ouïe et il ne réagissait donc plus. »

    Il est arrivé bien souvent à Coposu de se voir interroger s’il aimerait bien changer de destin s’il pouvait remonter le temps. Non, a-t-il répondu à chaque fois qu’on lui avait posé cette question. En 1993, il disait « j’ai fait un examen de conscience, j’ai passé en revue toutes les souffrances et les misères que j’ai subies durant les années de prison, durant les années de persécutions après ma remise en liberté et je ne pense pas pouvoir vraiment choisir différemment. J’embrasserais volontiers, les yeux fermés, le même destin. D’ailleurs, il se peut que nos destinées soient écrites d’avance. Sans jouer les fatalistes, je crois que j’opterais pour le même passé que j’ai déjà vécu et que je répéterais volontiers. » (Trad. Mariana Tudose, Valentina Beleavski, Ligia Mihaiescu, Ioana Stancescu)

  • La popularité de Radio Free Europe

    La popularité de Radio Free Europe

    Cette radio a bénéficié d’une très grande audience, sa
    popularité étant due à son professionnalisme et à son esprit critique. Dans les
    années 1970-’80 Radio Free Europe a été en Roumanie une des peu nombreuses
    sources crédibles d’informations sur le monde démocratique, offrant aux esprits
    assoiffés de liberté la possibilité de sortir un peu de la prison où le régime
    communiste tenait enfermés des millions de Roumains.




    Pour la génération de jeunes auxquels
    on doit la révolution anticommuniste de décembre ’89, Radio Free Europe a été
    une école dans tous les sens du mot : école de liberté, de politique, de
    culture. Preuve de la popularité dont jouissait cette radio, les noms des
    réalisateurs travaillant pour Radio Free Europe étaient plus connus que ceux
    des journalistes des médias roumains. Noël Bernard, Vlad Georgescu, Mircea
    Carp, Neculai Constantin Munteanu, Raluca Petrulian, Doina Alexandru – voilà
    quelques noms seulement parmi ceux auxquels des millions de Roumains se
    sentaient attachés grâce à la vérité qu’ils disaient en leur nom. Certaines
    émissions, comme, par exemple, « Le programme politique » réalisé par
    Mircea Carp et diffusé chaque soir à 18 h10, mais surtout
    « L’actualité roumaine » et le dossier « Le monde
    communiste », diffusés entre 19h10 et 20h, étaient nettement supérieures aux
    productions radiophoniques roumaines, sur lesquelles planaient la censure et la
    peur.




    Mircea Carp est un des journalistes dont l’histoire se confond
    pratiquement avec celle du service roumain de Radio Free Europe. Il a commencé
    à y travailler en 1951, après s’être évadé de la Roumanie communiste. Ensuite,
    il a rejoint « La Voix de l’Amérique ». En 1978, il est revenu à
    Radio Free Europe, où il a conçu et réalisé la très populaire émission de
    politique extérieure « Le programme politique ».




    Interviewé en 1997 au Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion
    roumaine, Mircea Carp a parlé de la façon dont il avait contribué à accroître
    l’audience et la popularité de Radio Free Europe : « Avant mon arrivée à Radio Free Europe, leurs émissions étaient
    plutôt impersonnelles, pas dynamiques. Or moi, excusez-moi de vous le dire sans
    fausse modestie, j’ai réussi à mettre plus de rythme dans les programmes, du
    nerf à l’américaine, avec des reportages plus courts, parsemés de voix de
    personnalités des quatre coins du monde, y compris de la diaspora roumaine.
    Mais, ce qui serait plus important que tous ces changements, ce serait le fait
    que Radio Free Europe a anticipé la fin du Rideau de fer et a renforcé son
    offensive sur les ondes. Dans ce contexte, on ne saurait nous étonner du fait
    que le département des émissions en roumain a décidé de mettre davantage en
    lumière la situation intolérable des Roumains de Roumanie. Et je pense à tous
    ces aspects qu’on ne laissait pas voir, mais dont on ne cessait de parler. Or,
    le fait qu’une chaîne de radio basée à l’étranger offrait tant de détails sur
    la véritable vie économique, politique, culturelle et militaire de Roumanie a
    éveillé l’enthousiasme de tous ces auditeurs, se trouvant dans l’impossibilité
    de partager tout ce qu’ils savaient ou voyaient autour d’eux. Du coup, nos
    programmes parlaient à leur place. Je pourrais donc conclure que ce fut
    précisément dans les années ’80 que les émissions de Radio Free Europe, y
    compris celles en roumain, avaient changé de dynamisme, en devenant plus
    agressives dans le sens positif du terme. Notre programme politique avait
    acquis une nouvelle dimension. Il ne traitait plus seulement des réalités
    européennes, mais aussi, des roumaines. »





    La popularité de Radio Free Europe se rattache à la liberté préservée
    par le management américain de l’antenne et à la véridicité des sources
    journalistiques. Dans le cas de la Roumanie, il s’agissait bien de la presse
    occidentale, de la diaspora, de personnalités roumaines invitées à participer à
    des congrès à l’étranger, des lettres envoyées illégalement par des auditeurs
    roumains courageux et du Centre de documentation et de recherche de Radio Free
    Europe.




    Mircea Carp passe en revue les
    principaux objectifs des émissions L’actualité roumaine et Le monde communiste,
    les deux programmes qui ont fait exploser l’audience : « Plus tard, est apparue
    L’actualité roumaine, présentée, dans un premier temps, par Emil
    Georgescu et ensuite par Neculai Constantin Munteanu; peu à peu, cette émission
    est devenue un élément – clé de nos programmes. Une autre émission, Le
    monde communiste, réalisée par Doina Alexandru, est venu s’y ajouter ; on
    y présentait la réalité des pays communistes d’Europe de l’Est, y compris,
    éventuellement, de l’URSS, de Cuba, mais pas de Roumanie. L’ but en était d’informer
    nos auditeurs pour qu’ils puissent comprendre que ce qui se passait en Roumanie
    n’était pas quelque chose d’isolé, mais que ça faisait partie de tout un
    ensemble de situations, de persécutions, d’attitudes des régimes au pouvoir, à
    retrouver en égale mesure à Varsovie, à Sofia ou à Budapest. La dynamique des émissions de Radio
    Free Europe, dans les années ’80, a atteint un point culminant en décembre
    1989. Avec une petite répétition lors de la révolte de Braşov, le 15 novembre
    1987 ; ce fut le premier indice d’une situation claire, à savoir que les
    Roumains n’avaient plus envie d’accepter une situation absolument intolérable
    de tous les points de vue. »





    Radio Free Europe est un exemple du fait que la
    vérité ne peut pas être muselée. (Trad. : Ileana
    Ţăroi, Ioana Stăncescu, Dominique)

  • Le régime de Ceauşescu et la révolution sanglante de 1989

    Le régime de Ceauşescu et la révolution sanglante de 1989

    A la différence des autres pays d’Europe de l’Est où l’on assisté, en 1989, à la chute des régimes communistes, en Roumanie la révolution qui l’a entraînée a causé une effusion de sang. C’est que le régime de Nicolae Ceauşescu était le plus susceptible d’utiliser la violence contre son propre peuple si la situation l’exigeait. La répression brutale des manifestations des ouvriers de Braşov en novembre 1987 en fut un premier indice. Malheureusement, les soupçons furent confirmés en décembre 1989.



    Nous avons demandé à l’historien Ioan Scurtu, ancien directeur de l’Institut de la révolution roumaine, si l’effusion de sang aurait pu être évitée en décembre 89, vu les caractéristiques du régime de Ceauşescu : « Théoriquement, elle pouvait être évitée. Si l’on pense à ce qui distinguait Ceauşescu des autres leaders des Etats socialistes d’Europe, on constate qu’il a été pratiquement le seul à ne pas avoir accepté les idées de Gorbatchev concernant la glasnost et la perestroïka, estimant que par de telles formules celui-ci minait le socialisme et contribuait, en fait, à sa chute. Par conséquent, après 1987, Ceauşescu était devenu un des dirigeants les plus rigides d’Europe Orientale et du Sud-Est, s’accrochant à l’idéologie de Marx, Engels et Lénine, et n’acceptant pas qu’entre temps les sociétés avaient évolué, rendant nécessaires d’autres formes d’édification — comme il disait — du socialisme et du communisme. »



    L’historien Ioan Scurtu considère l’obsession de l’indépendance totale de la Roumanie comme une autre caractéristique du régime de Ceauşescu : « S’y ajoute un deuxième aspect : Ceauşescu a été le seul à se proposer que la Roumanie rembourse toutes ses dettes extérieures, en prétendant que le pays gagnait ainsi véritablement son indépendance — non seulement économique, mais aussi politique. Ce qui s’est matérialisé par des exportations massives de marchandises, depuis les produits industriels jusqu’aux produits alimentaires. Il a provoqué ainsi une grave crise alimentaire, il a introduit les rations, depuis longtemps éliminées de la société roumaine ».



    Prisonnier des clichés marxistes, selon lesquelles il fallait forcer l’économie, Nicolae Ceauşescu, a imposé une politique désastreuse, qui a touché de plein fouet la population : «Troisième élément: puisqu’il a souhaité développer beaucoup la pétrochimie, industrie intensément énergophage, Ceauşescu a décidé d’économiser de l’énergie sur le compte de la population — d’où manque de chaleur dans les logements, interruptions de l’électricité etc. Les gens devaient faire face à des situations extrêmement graves, ce qui a augmenté le mécontentement général, surtout après avril 1989, lorsqu’on a annoncé que la Roumanie avait entièrement remboursé sa dette extérieure. Car, cette fois-ci, Ceauşescu souhaitait devenir bailleur de fonds et gagner de l’argent en recueillant des taux d’intérêt. Parmi tous les peuples vivant à l’époque sous le communisme, les Roumains avaient la situation la plus précaire et leur mécontentement a atteint un niveau intolérable. Aussi, en décembre ’89, des millions de personnes sont-elles sorties dans la rue, demandant le départ de Nicolae Ceauşescu. »



    Pourquoi n’y a-t-il pas eu, au sein du PCR, de personnage réformateur, capable de demander l’évincement de Ceausescu et d’assurer un changement pacifique de régime? Voici la réponse de l’historien Ioan Scurtu: «Ceausescu a été très habile. Dans un laps de temps relativement court, de 6 à 7 ans, il a réussi à écarter tous ses rivaux potentiels à la direction du parti et du pays . En revanche, il a promu des personnes qui manquaient de probité, mais qui lui étaient dévouées. J’ai lu dans les mémoires de Dumitru Popescu, membre du Comité Politique Exécutif du Comité Central du Parti Communiste Roumain, que, lors des réunions du parti, Nicolae Ceausescu était le seul à parler, alors que tous les autres l’écoutaient. A mon avis, si Ceauşescu était arrivé à accaparer la parole au point que les autres se voyaient réduits à l’écouter et à prendre des notes, c’était aussi à cause de ceux qui avaient accepté cette situation humiliante. Le moment le plus choquant a été celui où Ceauşescu, irrité par le fait que l’on n’avait pas pris de mesures draconiennes contre les protestataires de Timişoara, aurait déclaré: Je ne peux plus travailler avec ce Comité Politique Exécutif. Allez chercher un autre secrétaire général!”. Et l’assistance de crier d’une seule voix: « s’il vous plaît, ne nous quittez pas! Nous vous sommes fidèles et nous resterons près de vous, sous votre direction ». Autant dire que, même à la vint-cinquième heure, personne n’a eu le courage de dire: « Nous prenons acte de votre démission. On va constituer un collectif de direction et porter à la connaissance du peuple révolté la démission de Nicolae Ceauşescu ». Peut-être que les choses auraient pris une tout autre tournure et que l’on aurait pu éviter le bain de sang. Bref, l’opportunisme de ces gens a eu un rôle très important dans le déroulement des événements dramatiques ultérieurs ».



    Le régime tyrannique, cupide et prétendument omniscient de Nicolae Ceauşescu a été renversé. Malheureusement, 1204 Roumains en ont payé le prix le plus fort, celui de leur vie. (Trad. : Dominique, Valentina Beleavski, Mariana Tudose)

  • La psychiatrie politique dans la Roumanie communiste

    La psychiatrie politique dans la Roumanie communiste

    La psychiatrie utilisée dans des buts politiques a été une des facettes de la répression communiste. Née dans l’Union Soviétique post-stalinienne, elle ne visait pas à semer la terreur parmi la population, comme c’était le cas pour la répression habituelle, mais à isoler et à neutraliser les opposants au régime.



    La procédure était simple: les dissidents et les opposants, autrement en bonne santé, étaient diagnostiqués comme schizophrènes ou atteints de troubles de personnalité paranoïdes. Internés de force dans des hôpitaux psychiatriques, on les plaçait aux côtés des vrais patients et leur administraient des neuroleptiques. A certains d’entre eux on a même demandé de renoncer à leurs opinions politiques, si fermement défendues jusque là et ce pour prouver justement que la société les avait récupérés.



    De l’avis du psychiatre australien Sidney Bloch, qui a étudié la répression à l’époque soviétique, l’idée de la psychiatrie politique est apparue au moment où Moscou s’est proposé de se débarrasser de la mauvaise image internationale que lui avaient valu les procès à grand spectacle au temps de Staline.



    Le médecin Ion Vianu compte parmi les premiers Roumains à avoir dénoncé, à l’étranger, cette forme de répression utilisée par l’Etat communiste contre les citoyens. Après avoir émigré en Suisse, Vianu s’est joint, en 1977, au groupe international « Initiative Genève contre la psychiatrie politique », qui menait des recherches dédiées notamment à la psychiatrie soviétique.



    Vianu s’est rappelé les début de cette forme de répression en Roumanie: “Vers 1967-1968, j’étais assistant à la Clinique universitaire de Psychiatrie de Bucarest. Me trouvant dans le bureau du docteur Vasile Predescu, le chef de la chaire de psychiatrie, j’ai assisté à une conversation dont je n’ai pas saisi d’emblée la signification. Un des interlocuteurs était le docteur Angheluţă, celui dont j’allais apprendre plus tard, par le biais du Conseil National d’Etude des Archives de la Securitate, l’ancienne police politique, qu’il avait la double qualité de directeur et de résident de la Securitate dans l’hôpital qu’il dirigeait. Je l’ai donc entendu dire que l’on était en train d’aménager de grands hôpitaux psychiatriques, entourés de grilles munies de fils barbelés et gardés par des chiens-loups. Des hôpitaux dans lesquels on allait interner des patients dangereux. Au début, je n’ai pas réalisé de quoi il s’agissait, même si je n’étais pas dans l’ignorance de la psychiatrie soviétique, au sujet de laquelle circulaient déjà des rumeurs. J’avais du mal à comprendre la raison de la multiplication soudaine du nombre des patients dangereux et surtout pourquoi ils étaient considérés dangereux au point d’être surveillés par des moyens pénitentiaires des plus sévères.”



    Le régime de Ceauşescu, qui se déclarait antisoviétique, a pourtant trouvé bon d’user lui aussi de la psychiatrie politique, sur le modèle de Moscou.



    Ion Vianu: ”Une rassemblée a été organisée à l’occasion de l’ouverture de l’année universitaire 1969-1970, sur la Place de l’Université, au centre de Bucarest. Présent au meeting, à Nicolae Ceauşescu a tenu, comme l’accoutumé un long discours, pendant lequel il a lâché: il n’y a que les fous qui puissent croire que le socialisme peut s’effondrer en Roumanie. Or ceux-là, on va les traiter et pas qu’en leur faisant enfiler des camisoles de force.” C’est à ce moment précisé que j’ai fait la liaison avec les bribes de conversation qui m’étaient arrivés aux oreilles dans le cabinet du professeur Predescu et les propos du docteur Angheluţă. Du coup, je me suis dit que l’on préparait quelque chose, mais j’ignorais que la réalité était déjà là. Les dossiers que j’ai pu consulter plus tard montraient que des opposants avaient déjà été internés. Au fil du temps, j’ai eu l’occasion de rencontrer de telles gens.”



    Ion Vianu a également évoqué le cas de l’avocat Haralambie Ionescu de Braşov, qu’il avait connu personnellement: ”Je rappellerais le cas d’un avocat de Braşov, à la retraite et qui venait d’avoir 70 ans. Il avait envoyé une lettre à l’ONU, dénonçant le fait que les droits humains n’étaient pas respectés en Roumanie. En ces temps-là, une telle affirmation frisait le jamais vu, la folie. La Securitate, qui gardait un œil attentif sur le courrier international, a intercepté la lettre. Elle en a arrêté l’auteur, qu’elle a par la suite emmené à l’hôpital Gh. Marinescu de Bucarest pour expertise médicale. Ayant reçu un diagnostic de maladie mentale, il a été interné pendant plusieurs mois. Ensuite, il a été hospitalisé à domicile, avec la consigne de se présenter une fois par semaine à la polyclinique. J’avais déjà émigré depuis un certain temps lorsque j’ai eu vent de sa mort. De son vivant, il m’avait fait parvenir un message me priant de ne plus évoquer son cas et m’expliquant qu’on le lui avait défendu. Autrement dit, il avait été l’objet de chantage. J’ai eu moi-même le sentiment d’en être un et pour un bout de temps je me suis retrouvé dans l’impossibilité de me servir de son cas. L’écrivain Ion Vulcănescu, que j’ai connu en personne, avait vécu une situation similaire à celle de l’avocat. Je l’ai rencontré par hasard dans les allées de l’hôpital central. J’ai appris qu’il y était interné et qu’on lui avait intenté un procès politique. Ion Vulcănescu ne souffrait d’aucune maladie mentale. Il a d’ailleurs émigré aux Etats-Unis et il est devenu administrateur d’un grand ensemble d’immeubles à New York, chose impossible s’il avait vraiment été atteint de troubles mentaux.”



    Le célèbre dissident Vasile Paraschiv compte lui aussi parmi les victimes de la psychiatrie politique de Roumanie. Comme il est difficile d’estimer le nombre de ces personnes, les chercheurs se gardent d’avancer des chiffres. La question des réparations et des responsabilités s’avère elle aussi compliquée, vu le peu d’informations disponibles et la mort de ceux qui devraient rendre des comptes à ce sujet. Seule reste la liberté de pouvoir parler des souffrances des victimes d’un régime sauvage et criminel. (trad.Mariana Tudose)