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  • Ana Pauker

    Ana Pauker

    Il fut un temps où le simple fait d’évoquer le nom de Ana Pauker faisait frissonner l’interlocuteur. Dans l’histoire du régime communiste roumain, cette femme de poigne, militante de la première heure, membre du premier gouvernement rouge installé à Bucarest, occupe une place certainement à part.

     

    Ses origines et son parcours politique

     

    Née en 1893 dans le département de Vaslui, situé à l’est de la Roumanie, au sein d’une famille juive orthodoxe, comptant un grand-père rabbin, Hana Rabinsohn, mieux connue sous le nom d’Ana Pauker, rencontre en France celui qui deviendra son mari et le père de leurs trois enfants, Marcel Pauker, juif né à Bucarest et communiste radical, engagé au sein de l’Internationale communiste.

     

    Devenue agent soviétique, arrêtée et condamnée d’abord en 1922, puis en 1935, elle sera libérée, puis expulsée en 1941 en l’URSS à la suite d’un échange de prisonniers. Durant sa détention, son époux, Marcel Pauker, avait été exécuté, en 1938, à Moscou, lors des purges staliniennes, accusé d’espionnage à la solde de l’Occident. Pendant la guerre, Ana Pauker prendra la tête du groupe des militants communistes roumains réfugiés à Moscou, connus sous la dénomination de « faction moscovite » du parti communiste roumain.

     

    Son portrait dressé par les Soviétiques

     

    C’est en 1994 que le Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine invite à son micro le docteur Gheorghe Brătescu, gendre d’Ana Pauker, qui fait revivre le temps d’une interview la personnalité contrastée de sa belle-mère.

     

    Gheorghe Brătescu commence par citer une caractérisation réalisée par les Soviétiques :

    « Dans ce document, rédigé en 1946, les Soviétiques soulignent que la « camarade Pauker est une idéologue chevronnée, bénéficiant d’une grande influence au sein du parti communiste roumain. Que c’est elle qui dirige dans les faits les travaux du comité central du parti. Que son image jouit aussi d’une notoriété importante au sein des Roumains, grâce à sa longue période de militantisme communiste déroulé dans des périodes hostiles. Qu’elle dirige par ailleurs le groupe parlementaire des communistes au sein du parlement roumain, tout en assurant les liens entre les communistes roumains et les autres partis membres de la coalition au pouvoir à Bucarest. Le document soviétique met également en exergue sa place de premier ordre au sein de la Fédération Démocratique Internationale des Femmes. Mais ce même document se montre plus critique à son égard, estimant qu’Ana Pauker ne fait pas assez pour raffermir le parti communiste roumain sur le plan idéologique et du point de vue organisationnel ».    

     

    Le sort tragique d’Ana Pauker

     

    La fin de la Seconde Guerre mondiale et l’occupation de la Roumanie par l’Armée rouge ouvre un boulevard aux communistes. Elue secrétaire du Comité central du parti communiste roumain, Ana Pauker deviendra la première femme ministre des Affaires étrangères de la Roumanie après l’abdication contrainte du roi Michel, le 30 décembre 1947.

     

    Pourtant, au début des années 1950, la lutte intestine au sein du parti communiste roumain, à l’instar des autres partis communistes du bloc soviétique, fait rage. En 1952, le secrétaire-général du parti, Gheorghe Gheorghiu-Dej, tentant d’éliminer les concurrents potentiels, démarre une vague d’épurations à la tête du parti. Ana Pauker et Vasile Luca, autre membre de premier plan de la faction moscovite du parti, seront les premiers visés. Accusés de déviationnisme et de sabotage, les deux anciens caciques communistes seront emprisonnés. Lucrețiu Pătrășcanu, autre communiste marquant et autre possible contre candidat de Dej à la tête du parti, sera lui exécuté.

     

    En 1953, Ana Pauker sera pourtant libérée mais contrainte de garder son domicile. L’année suivante, elle se verra exclue du parti. Vers la fin de sa vie, survenue en 1960, elle travaillera comme traductrice de français et d’allemand pour la maison d’édition officielle du parti. Elle fera partie de l’équipe de traducteurs chargés de la première édition parue en langue roumaine des œuvres complètes de Karl Marx et Friedrich Engels.

     

    Le changement de régime n’aide pas à la réhabilitation de son image

     

    L’arrivée au pouvoir de Nicolae Ceausescu en 1965 a été marquée par la volonté du nouveau leader de réhabiliter la mémoire de certains communistes de la première heure déchus par son prédécesseur, Gheorghiu-Dej. Ce ne fut pourtant pas le cas d’Ana Pauker, qui demeura encore le paria du régime à l’avènement duquel elle avait tout donné.

     

    Gheorghe Brătescu :

    « L’on n’a jamais tenté sa réhabilitation politique. Même le poste auquel on l’avait reléguée, son travail de traductrice se déroulait dans des conditions indignes. Elle vivait comme une pestiférée. Tant qu’il avait été en vie, l’ancien secrétaire-général du parti, Gheorghiu-Dej, la craignait. Elle était potentiellement sa principale concurrente politique. Ce n’est qu’après 1968 que l’on a timidement commencé à mentionner son nom. Pour l’anecdote, en 1961, soit un an après sa mort, on lui a retiré tous les titres et les décorations reçus. C’est dire combien fut-ce sa mémoire était crainte par ses anciens camarades ».   

     

    Une femme isolée à la fin de sa vie

     

    Peu de ses anciens amis osaient encore la contacter dans la période 1953-1960. L’un de ces rares amis a été l’avocat Radu Olteanu, un des défenseurs des communistes lors des procès des années 1930, l’autre, une ancienne collègue de cellule.

     

    Gheorghe Brătescu :

    « Cette camarade de prison, Maria Andreescu, une ouvrière, était la seule qui osait lui rendre encore visite sans réserve. Les autres maintenaient des relations plus distantes. A ses obsèques furent pourtant présents quelques-uns de ses anciens camarades, dont le premier secrétaire-général du parti communiste roumain, un traître opportuniste, Gheorghe Cristescu. Mais il se devait être présent, représentant l’ancien mouvement socialiste qui donna naissance au parti communiste roumain ».

     

    Aveuglée par les idéaux d’une société de justice sociale, sourde devant la terreur par laquelle cette dernière entendait s’instaurer, Ana Pauker fut un de ces enfants dévorés sans pitié par la révolution qu’elle avait pourtant appelée de tous ces vœux.  (Trad Ionut Jugureanu)

  • L’Institut de documentation technique de Roumanie

    L’Institut de documentation technique de Roumanie

    Les institutions, généralement mal perçues mais importantes pour comprendre le passé

      

    L’histoire des institutions n’est pas toujours aussi fascinante que la grande histoire ou la petite histoire, voire même que l’histoire d’une découverte qui a changé le visage du monde. Les institutions sont généralement perçues comme des espaces froids et dépersonnalisés, où une autorité impose l’ordre et sa volonté aux citoyens. Il n’en reste pas moins que l’histoire des institutions est d’une grande importance pour connaître le passé, car autant la créativité humaine que la routine quotidienne se reflètent dans leur existence et dans leur fonctionnement. Les gens nouent des liens particuliers avec les institutions, et ces dernières sont liées dans leur esprit et par leurs fonctions à une époque particulière.

     

    1945 : le régime soviétique impose de nouvelles institutions en Roumanie

     

    En Roumanie, le régime communiste met son pied à l’étrier à partir de 1945, avec le soutien direct de l’armée d’occupation soviétique. Aussi, la Roumanie entrait dans une nouvelle ère, marquée par la destruction des institutions considérées par le nouveau régime comme bourgeoises, obsolètes, servant les intérêts des classes aisées, pour les remplacer par des institutions calquées sur le modèle soviétique. Mais le nouveau régime ne pouvait pas se passer aussi facilement de tous les professionnels compétents qui avaient travaillé pour l’ancien régime, et notamment des ingénieurs, indispensables pour la mise sur pied de la nouvelle économie centralisée dirigée par le parti communiste. Alors qu’une partie de l’ancienne élite technique roumaine avait été jetée en prison pour des raisons idéologiques, les survivants tentaient tant bien que mal de faire face aux exigences idéologiques du nouveau régime.

     

    Les débuts de l’Institut de documentation technique de Roumanie

     

    L’Institut de documentation technique de Roumanie, fondé en 1949, avait pour tâche de collecter les informations et d’élaborer des synthèses liées à l’état du développement technologique du pays.

     

    A la tête de l’institution à ses débuts, l’ingénieur Gheorghe Anghel se rappelait dans une interview de 2003 et conservée par le Centre d’Histoire Orale de la Radiodiffusion Roumaine, de cette première période.

     

    Gheorghe Anghel : « L’Institut de documentation technique de Roumanie est devenu l’un des meilleurs instituts de documentation et d’information des pays socialistes. Des spécialistes de l’étranger nous rendaient régulièrement visite pour prendre de la graine, pour voir comment l’on organisait notre activité en Roumanie. L’Institut comptait à l’époque 24 bureaux d’information-documentation, répartis par branche et par domaine, et spécialisés dans la promotion des innovations techniques dans leur domaine de compétence. »

     

    La principale source d’information technique à destination des ingénieurs

     

     Situé au centre de Bucarest, sur la célèbre artère Calea Victoriei, l’Institut de documentation technique de Roumanie était la principale source d’information technique à destination des ingénieurs notamment. Sa création avait été inspirée par un institut soviétique aux objectifs similaires. Doté d’un impressionnant fonds de livres techniques et d’importantes collections de revues spécialisées, d’une salle de lecture généreuse, l’institut accueillait tous ceux qui souhaitaient rester connectés aux dernières nouveautés de leur domaine. Sa mission était de recueillir et de centraliser l’ensemble des connaissances techniques au niveau de chaque branche et domaine d’activité, s’appuyant dans sa mission sur les 24 bureaux d’information-documentation.

     

    Gheorghe Anghel : « La mission de l’Institut et de ses bureaux était plutôt complexe. Elle ne se limitait pas seulement à la réception de livres et de revues spécialisés, il fallait encore classer et promouvoir l’information contenue dans ces sources d’information. Au sein de l’Institut, des services spécialisés s’employaient de rendre accessible l’information recueillie, en signalant l’existence du contenu des revues existantes, en photocopiant leurs résumés, en les organisant en plusieurs collections, qui étaient distribuées sur base d’abonnement aux principaux intéressés. L’on traitait l’information contenue, on la classait, on la rendait disponible. »  

      

    Une institution qui n’a pas échappé à la censure

     

              L’institut constituait donc une véritable mine d’information destinée aux ingénieurs et aux autres spécialistes travaillant dans les différents domaines de l’industrie. Mais la censure du régime n’était pas moins présente qu’ailleurs.

     

    Gheorghe Anghel : « Certaines publications bénéficiaient d’un régime spécial. Elles n’étaient pas accessibles en salle de lecture. Il s’agissait des publications qui pouvaient contenir divers articles moins conformes à la politique du parti. Il fallait donc disposer d’un droit d’accès spécifique et accéder à une salle de lecture fermée aux autres où ce type de publications était conservé. Je me souviens ainsi d’un livre en anglais qui traitait de ce mystérieux phénomène survenu dans l’Oural. Pour étayer la thèse d’une catastrophe atomique masquée par le régime soviétique, l’auteur s’appuyait sur des documents publiés en l’URSS, dans des revues spécialisées. À cette époque, l’accès libre à ce type d’information était totalement impensable. »

      

    La fin de l’Institut de documentation technique

     

    Au fil des ans l’institut se bâtit une solide réputation, comptant dans ses rangs plusieurs centaines de documentaristes spécialisés en langues étrangères et organisant des colloques et des conférences internationales. En 1974 pourtant, Elena Ceaușescu, épouse de Nicolae Ceaușescu et présidente du Conseil national des sciences et de la technologie, décide de rationaliser l’activité de l’institut et réduit le nombre d’employés à 160. Dans les années 1980, à cause de la crise généralisée que traversait la société roumaine et des coupes sombres opérées par le pouvoir dans les acquisitions des publications payées en devises étrangères, l’activité de l’institut dégringole. Une descente aux enfers qui ne finira qu’avec le renversement du pouvoir communiste, fin 1989. (Trad. Ionut Jugureanu)

     

     

  • Maquettes de la Seconde Guerre mondiale

    Maquettes de la Seconde Guerre mondiale

    Le dicton qu’en amour comme à la guerre, tous les coups sont permis, peut être complété. Les gens aiment les principes et le fait de les ignorer attire des jugements de valeur. Mais, en temps de guerre, pour vaincre l’ennemi, il est même conseillé de le tromper, en recourant à tout ce qui le ferait reculer et capituler à la fin. En Roumanie, pendant la Seconde Guerre mondiale, il y avait une stratégie de tromper l’ennemi soviétique, avec lequel on était en conflit ouvert depuis juin 1941.La Roumanie est entrée dans la Seconde Guerre mondiale à l’été 1941, avec ses frontières amputées une année auparavant, en juin, août et septembre 1940. Ainsi, la zone pétrolière autour de la ville de Ploiești a acquis une importance stratégique particulièrement élevée, étant la seule source de carburant de toute la région. C’est pourquoi elle avait besoin d’être défendue. L’idée originale d’une défense à l’aide de maquettes similaires aux décors de théâtre a été mise en pratique par le commandement allemand. Recourir à des armées et des zones industrielles factices était une pratique utilisées par les deux camps, des documents photographiques montrant des chars de combat, des camions et des avions gonflables, même des installations industrielles et des villes faites pour dérouter.

    L’historien Lucian Vasile, de l’Institut pour l’investigation des crimes du régime communiste et de la mémoire de l’exil roumain, est l’auteur d’une histoire de la ville de Ploiești. C’est lui qui nous apprend qui a eu l’idée de construire des maquettes pour détourner les Soviétiques de leurs objectifs. « Ces maquettes-là, à très grande échelle, avaient pour rôle de protéger les raffineries autour de la ville de Ploiești. Elles ont été conçues dans la première phase de défense de la ville, en 1941. Avant que la Roumanie n’entre en guerre, les dangers étaient principalement théoriques. Par conséquent, les troupes allemandes, en collaboration avec les troupes roumaines, ont pris en compte plusieurs options de défense. En plus d’apporter des canons antiaériens et d’installer des ballons autour de la ville, les autorités allemandes ont envisagé de faire construire des maquettes. La première zone industrielle factice a été créée à la fin du printemps 1941. L’endroit n’a pas été choisi par hasard. Il était clair qu’une fois l’opération Barbarossa lancée, les Soviétiques tenteraient d’attaquer la zone pétrolière autour de la ville. Les attaques devaient donc venir de l’est, il a donc fallu créer une zone fictive, pour accueillir les assaillants soviétiques avant qu’ils n’arrivent à Ploiești. »

    Une maquette d’une taille considérable devait être construite avec des matériaux légers, maniables et peu coûteux. Lucian Vasile dit qu’elle avait suffisamment de détails pour avoir l’air aussi authentique que possible: « Les structures étaient faites en bois et les murs, en toile. Elles ont été conçues dans le but d’être utilisées pendant la nuit. Il fallait donc créer des structures qui imitent les autres réelles. C’était donc des constructions en bois et en toile, il y avait même des rues, éclairées au moment où la vague d’avions soviétiques allait s’approcher, pour justement attirer l’attention des assaillants. Il y avait aussi une sorte de hauts fourneaux dans lesquels on faisait brûler toutes sortes de déchets, pour donner l’impression que c’était une raffinerie fonctionnelle, donc une cible à attaquer. Malheureusement, des photos n’ont pas été conservées, il ne nous reste que des descriptions de ces zones-là. »

    Mais les maquettes de Ploiești se sont révélées peu efficaces, d’autant plus qu’elles étaient destinées à la défense nocturne. Lucian Vasile nous donne plus de détails: « On peut se demander si cela a valut la peine, car elles n’étaient utiles qu’en cas de bombardements nocturnes. Voilà pourquoi l’opération a été découverte lors du premier raid diurne, le 13 juin 1941. Les Soviétiques ont compris qu’avant la ville de Ploiești, il y avait une maquette qui devait les distraire. Ainsi, les autorités allemandes ont commencé à construire une deuxième maquette à Ciorani, à 20 kilomètres plus à l’est du premier site. La tactique était la même, à l’approche de la vague d’avions soviétiques, les lumières de Ploiești s’éteignaient et s’allumaient celles à l’intérieur de la maquette, qui devait capter l’attention. Cette maquette-ci a été utile pendant environ un mois, jusqu’au 18 août, quand un autre raid de jour a découvert l’existence de cette fausse installation. »

    La dernière tentative de tromper l’ennemi était aussi une tentative de changement de stratégie. Lucian Vasile dit que la troisième maquette de défense de Ploiești a été aussi la dernière: « Comme dans un jeu du chat et de la souris, les autorités allemandes ont construit la troisième maquette, cette fois-ci à l’ouest de Ploieşti. Les Soviétiques s’attendaient désormais à voir la maquette, ensuite la ville. Or, les Allemands ont fait le jeu contraire, d’abord la ville, ensuite la maquette. La nouvelle construction était à Brătășanca, à 17 kilomètres à l’ouest de Ploiești. Les raids soviétiques étaient mineurs en termes de force destructrice. Il y avait quelques dizaines d’avions assez rudimentaires, comparés aux appareils américains de quelques années plus tard, lorsque des centaines de bombardiers étaient venus, accompagnés par des centaines d’avions de combat. »

    En fin de compte, les maquettes de la région de Ploiești ont été abandonnées en raison de leur coût élevé, de leur inefficacité et de la facilité avec laquelle elles pouvaient être découvertes. Mais aussi à cause du cours de la guerre, qui a fait que les parties belligérantes ont perfectionné leur science du combat. (Felicia Mitraşca)

  • Crimes de masse contre les Roumains du nord de la Bucovine.

    Crimes de masse contre les Roumains du nord de la Bucovine.

    L’occupation du Nord de la Bucovine par l’Union Soviétique à l’été 1940 a signifié la déportation de la population roumaine et la purification ethnique de la région. En 1930, les Roumains comptaient pour 44% de la population de la Bucovine, suivis par les Ukrainiens avec 29%, alors que les Allemands, les Juifs, les Polonais et les Roms comptaient ensemble pour 26% de la population de la région. Pour déloger la population roumaine, les autorités soviétiques ont utilisé des méthodes violentes, dont des crimes en masse. La population civile roumaine, dépourvue de toute protection, a été obligée soit d’obéir aux ordres de partir en Sibérie sans permission de retourner au pays, soit de fuir en Roumanie. Des gens simples étaient mis devant un choix qui pouvait s’avérer mortel. Et dans certains cas, ce choix a eu des conséquences catastrophiques.

    L’historien Pavel Morariu, de l’Université « Lucian Blaga » de Sibiu, affirme que la politique soviétique d’homogénéisation du territoire ne visait pas uniquement la lutte de classe, menée par l’idéologie du régime soviétique, mais aussi la destruction de la diversité ethnique : « A la différence des autres régions de l’URSS, la répression a également visé certains groupes ethniques. La répression des Roumains ne faisait que contribuer à la purification ethnique des territoires. Une grande partie de ceux qui ont été déportés et supprimés par les autorités soviétiques étaient des Roumains. Il est vrai que d’autres ethnies ont également souffert, mais en moindre mesure. Les Juifs ont été persécutés, notamment les Sionistes de Cernauti, ainsi que les Juifs très riches. Mais on parle surtout d’une épuration ethnique de la population roumaine, surtout des jeunes, qui ne pouvaient pas être assassinés. L’Union soviétique avait besoin de jeunes qui étaient envoyés travailler dans ses usines. »

    La province historique de Bucovine n’avait jamais appartenu à l’Union Soviétique, ni même à la Russie impériale. Elle fut le noyau de l’Etat moldave fondé au milieu du 14e siècle par les Roumains de Maramures, dans le nord de la Roumanie actuelle. Puis, elle fut disputée par la Moldavie et par la Pologne. Au 17e siècle, la Bucovine a été brièvement contrôlée par l’Empire Ottoman avant d’être annexée en 1775 par l’Autriche. En 1918, la Bucovine était réunie au Royaume de Roumanie.

    L’historien Pavel Moraru a souligné que les habitants de la Bucovine se sont vus confrontés en 1940 non seulement à un nouveau régime, mais aussi à sa brutalité : « Le régime installé dans le nord de la Bucovine était complètement étranger aux habitants de la région. La population de la Bessarabie voisine connaissait en quelque sorte les pratiques de ses voisins de l’est, vu que la région délimitée par les rivières Prut et Dniestr avait été à un moment de son histoire incorporée à l’Empire russe. Mais pour la Bucovine c’était une situation inédite, un régime complètement étranger qui menait une politique de russification et d’ukrainisation visant à changer le mode de vie même de la population. Ces transformations étaient accompagnées par la répression. »

    Les Roumains de Bucovine ayant refusé de continuer leurs vies sous l’occupation soviétique et de se voir déporter en Sibérie ont cherché refuge en Roumanie. Le régime soviétique n’était pourtant pas prêt à respecter la volonté des gens et surtout leur droit à la libre circulation. Juste après l’occupation de la région, la frontière avec la Roumanie voisine fut fermée. Pourtant, début 1941, le NKVD, précurseur de la KGB, la police politique soviétique, a répandu une rumeur selon laquelle le régime permettait à la population civile de passer la frontière avec la Roumanie. Le 1er avril 1941, un groupe d’environ 3000 Roumains provenant des villages de la Vallée du Siret se sont dirigés vers la frontière, pour entrer en Roumanie. A seulement trois kilomètres de la frontière roumaine, les gardes-frontières soviétiques ont sommé la colonne de civils à arrêter sa marche. Les gens ont ignoré la sommation et les militaires soviétiques ont ouvert le feu, tuant un nombre inconnu de civils. Les survivants ont essayé de fuir, mais les garde-frontières les ont suivis et embrochés avec leurs baïonnettes. Après le massacre, tant les morts que les blessés, hommes, femmes et enfants, ont été enterrés dans des fosses communes. Les personnes arrêtées ont été ensuite soumises à des interrogatoires, torturées et même tuées. Les archives soviétiques font état d’une vingtaine de victimes, mais selon des estimations indépendantes, le bilan des morts serait de 200 à 2000 morts.

    L’historien Pavel Moraru affirme que ce n’est pas par hasard que ces massacres et déportations ont eu lieu, mais ils furent le résultat d’un calcul cynique et odieux des autorités soviétiques: « Les pratiques soviétiques reposaient sur décisions de justice prises à la va-vite. Le 9 juillet 1940, des tribunaux militaires ont été créés pour se prononcer rapidement. Au lendemain du 9 juillet 1940, Lavrenti Beria, le commissaire du peuple aux affaires étrangères et chef de la NKVD, a demandé au gouvernement de renforcer les troupes d’escorte de la police politique. Les tribunaux militaires devraient arrêter un nombre croissant de personnes que les troupes de la NKVD allaient ensuite escorter. Pourquoi les autorités soviétiques insistaient-elles sur l’arrestation d’autant de civils ? Eh bien, selon les statistiques, l’instauration du régime communiste dans tous les coins du monde a impliqué l’extermination de 10% de la population. Cette statistique s’est confirmée aussi dans le cas de la Bessarabie et de la Bucovine. Une année durant, selon certains calculs, 12% de la population des deux provinces a été exterminée et déportée. La population devait être loyale aux autorités qui voulaient ainsi éliminer l’élément roumain et démontrer ensuite aux générations suivantes que le territoire n’avait jamais été roumain. Puis, il y a eu le pillage des économies des deux territoires. Juste après l’occupation, le marché à eu à souffrir puisque l’approvisionnement a été interrompu. »

    Les crimes de masse et les déportations de 1940-1941 n’ont été que le prélude de la tragédie de la déportation des Roumains de Bucovine et de Bessarabie, qui a eu lieu après la Seconde guerre mondiale. (Trad. Alex Diaconescu)

  • « Les Américains arrivent! »

    « Les Américains arrivent! »

    A la fin de la Seconde guerre mondiale, les Roumains pensaient que la présence des Soviétiques dans leur pays et les abus en tous genres cesseraient et que les Américains viendraient en Roumanie pour remettre les choses sur la bonne voie. C’était une manifestation d’espoir en un avenir meilleur et en même temps, une des impulsions de ceux qui ont agi dans le mouvement de résistance anticommuniste.

    Jusqu’au moment de l’adhésion de la Roumanie à la coalition dirigée par l’Allemagne, les relations roumano-allemandes avaient été très bonnes. La déclaration de guerre par la Roumanie du général Antonescu aux Etats Unis, le 11 décembre 1941, a été un acte contraire à l’esprit qui avait animé les relations bilatérales. Aussi le bombardement de la Roumanie par l’aviation américaine en 1944 relevait-il de la logique de la guerre, une logique injuste/tordue pour des temps normaux, de paix et de bonne entente. Même s’ils se trouvaient dans des camps opposés, les Roumains ont traité raisonnablement les pilotes américains capturés. Selon les témoignages, certains officiers roumains ont ramassé les cadavres des pilotes américains abattus et les ont enterrés avec un service divin. Le passage de la Roumanie du côté des Nations unies, le 23 août 1944, a été un geste de réparation d’une anormalité historique.

    Pourtant, les suites de la guerre n’allaient pas apporter ce que la société roumaine attendait. La présence des troupes soviétiques dans le pays et le pouvoir accaparé par le parti communiste ont fait que les espoirs des Roumains soient liés, avec désespérance, à un débarquement des troupes américaines à Constanta ou dans les Balkans. L’expression « les Américains arrivent » était déjà un lieu commun et la plupart des Roumains pensaient, à la fin des années 1940, que ce n’était qu’une question de mois jusqu’à ce que les troupes américaines allaient faire leur apparition.

    Nicolae Dascălu a été membre du Parti national paysan et a activé dans une organisation anticommuniste d’élèves entre 1947 et 1949. Interrogé en 2000 par le Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine, M Dascălu a affirmé que l’arrivée des Américains avait motivé des dizaines de jeunes à adopter une attitude ferme pour défendre la démocratie et la liberté.

    Nicolae Dascălu: « Tout le monde espérait que les Américains viendraient et nous avons tous attendu leur aide! Bien sûr, c’était d’abord l’espoir que nous insufflait la jeunesse et le courage avec lequel nous nous sommes lancés dans le combat pensant qu’en tout cas, les valeurs démocratiques allaient triompher, s’imposer. Personne ne s’attendait à cette période si longue et si terrible ! Longue, mais dans le même temps terrible! Et si stricte dans ses manifestations, avec une interdiction totale des aspirations humaines. »

    En 2000, Elena Florea Ioan, la sœur de Toma Arnăuţoiu, chef d’un des groupes armés anticommunistes les mieux organisés, a confirmé que son frère était parti dans les montagnes avec l’espoir de l’arrivée des Américains.

    Elena Florea Ioan: « C’est alors que je me suis rendu compte que mon frère était bel et bien parti, et je n’ai pas pu l’arrêter, non plus. J’ai tellement insisté auprès de ma mère et je lui ai dit de ne pas le laisser partir ! Mais comme j’ai vu que ma mère était d’accord qu’il parte, je n’avais plus quoi faire. Ma mère était très inquiète, et en tant que mère, voir que mon frère dormait uniquement dans des cachettes et qu’il n’était pas tranquille, vous vous rendez compte. Et elle croyait que s’il partait dans les montagnes, il trouverait sa tranquillité, c’est ce qu’ils présumaient. Ils avaient des promesses que les Américains viendraient un mois après, et qu’ils nous délivreraient des Russes. C’est avec cette pensée qu’ils sont partis, que cette période de calvaire allait durer peu de temps. Ils ne s’étaient pas figuré qu’ils allaient passer autant de temps dans les montagnes. Cette organisation, celle de Nucşoara, a été l’unique d’Europe qui a duré 9 ans. Les autres n’ont pas résisté, ils ont été arrêtés, sont morts, se sont rendus. C’était la seule organisation qui a duré 9 ans. »

    La déception de certains que l’aide américaine n’arrivait plus a été si grande qu’ils n’ont pas hésité à quitter leurs frères d’armes. Tel fut le cas du colonel Gheorghe Arsenescu, selon le témoignage d’Elena Florea Ioan : « Le colonel Arsenescu est parti plutôt pour défendre sa vie et ses jours. Ce n’est pas pour le critiquer, mais son départ n’a pas été un geste patriotique. Il a cru que c’était quelque chose de courte durée. Et là, dans les montagnes, lui et d’autres, voyant qu’ils n’avaient plus de vivres, et qu’il n’y avait plus de rôti et d’autres choses, ils ont commencé à se disputer. Il disait qu’il n’y resterait plus. D’autres ont dit qu’ils mangeraient des racines d’arbres tous ensemble, des feuilles, car c’était ce qu’ils mangeaient lorsqu’ils n’avaient pas autre chose, mais qu’ils resteraient unis, dans les montagnes, le temps nécessaire. Cette situation ne convenait pas à Arsenescu ; il ne s’est pas accommodé à cette vie de calvaire. Et alors il a donné à mon frère Toma la direction de cette organisation, et il s’est retiré parce qu’il ne pouvait plus endurer la faim et le froid. Il a vu que les Américains n’arrivaient plus et s’est rendu compte que la situation était incertaine. Et il est parti. »

    Pourtant, même s’ils n’ont pas pu venir directement pour libérer la Roumanie, les Américains ont essayé d’organiser des actions pour entretenir l’espoir. Ils ont par exemple parachuté des Roumains vivant en exil en Roumanie, comme le cas de juillet 1953 du groupe commandé par le capitaine Sabin Mare. L’évolution des relations entre les deux blocs politiques et militaires, celui de la démocratie et le bloc communiste, vers une cohabitation a pourtant mené à l’abandon de tout projet de sauver les pays occupés par les Soviétiques. Les Américains sont vraiment venus en Roumanie et en Europe Centrale et de l’Est après 1989. Cela a été possible suite au fait qu’ils ont gagné la compétition s’étendant sur plusieurs dizaines d’années contre l’URSS. (Trad. Ligia Mihaiescu)