Un perpétuel changement
Ce que nous vivons aujourd’hui est le résultat d’un écosystème médiatique totalement chamboulé, affirme la professeure Alina Bârgăoanu, experte européenne dans la lutte contre la désinformation et membre du Conseil Consultatif de l’Observatoire européen des Médias numériques, dans une intervention sur les ondes de Radio Roumanie, dans laquelle elle parle de la guerre informationnelle, de la dictature des émotions ainsi que de la manipulation des algorithmes sur les réseaux sociaux.
En effet, affirme Alina Bârgăoanu, chaque époque est définie par son moyen de communication dominant, et le rythme des changements dans ce domaine est aujourd’hui si rapide que nous nous sentons submergés, désorientés et anxieux.
Alina Bârgăoanu : « Nous ne sommes pas préparés à un tel rythme de transformation. Si l’on pense à la seule Roumanie, nous ne sommes pas si loin de l’année 1989, où nous n’avions qu’une seule chaîne de télévision. Il y avait au mieux un seul poste télé par foyer, et la durée quotidienne de diffusion de cette chaîne était de deux heures. Après cette période d’austérité informationnelle, il y a eu en effet l’essor endiablé de la presse écrite après 1989, suivie par les chaînes de radio, puis les chaînes de télévision commerciales. L’espace médiatique est devenu extrêmement riche. Nous n’avons pas eu le temps de nous habituer aux chaînes d’information en continu et aux titres à sensation qui nous bombardaient sans cesse que les blogs sont apparus, puis les versions en ligne des journaux, et enfin les réseaux sociaux, qui ont raflé la mise et ont confisqué la plus grande partie de l’espace informationnel. Nous n’avons pas eu le temps de digérer l’expérience Facebook que sont apparues des plateformes basées sur le son et l’image. Et avant même que nous ne nous adaptions à ces changements, l’intelligence artificielle, ChatGPT et ses concurrents, les nouveaux créateurs de contenu sont arrivés. En seulement 35 ans, nous sommes passés de deux heures de télévision par jour à une surabondance informationnelle, à un bombardement continu de contenus variés. »
Une véritable guerre informationnelle
La société entière est prise dans cette tourmente, et l’impact des nouvelles technologies se fait sentir dans toutes les générations. Mais depuis longtemps, nous ne parlons plus de simples distorsions de la vérité ou des faits, explique Alina Bârgăoanu, mais d’une véritable guerre informationnelle, d’une guerre politico-informationnelle, voire d’une guerre cognitive.
Alina Bârgăoanu : « Aujourd’hui, l’écosystème informationnel est devenu une véritable arme. Les plateformes numériques peuvent être transformées en outils censés altérer la réalité, manipuler la cognition et imposer une dictature des émotions. La puissance de ces nouveaux instruments de communication pour déformer la réalité est considérable. Et c’est pourquoi notre défense contre ces armes doit être à la hauteur. Si nous acceptons la métaphore de la guerre informationnelle et cognitive, nous ne pouvons pas laisser les gens se défendre seuls. »
Un outil d’émancipation
Cependant, il ne faut pas oublier que les réseaux sociaux ont également été un véritable outil d’émancipation, permettant de renverser des tyrannies et des gouvernements dictatoriaux, souligne Alina Bârgăoanu :
« Vous savez, il serait inexact de réduire les réseaux sociaux à leur seul côté obscur. A leurs débuts, ils ont contribué à une réelle démocratisation de l’espace public. Ils ont bousculé les médias traditionnels, parfois à juste titre, car ces derniers devenaient des espaces fermés. Les réseaux sociaux ont permis à de nouvelles voix d’émerger. Mais aujourd’hui, leur côté sombre est très visible, car ils se sont fortement technologisés et permettent une distorsion de la manière dont nous percevons le contenu. Il existe même des entreprises spécialisées dans ce que l’on appelle en anglais le « rent a digital cloud » – elles louent des foules de robots qui vont agir sur cette plateforme selon votre désir. Si vous voulez 1000 likes sur votre publication, vous payez une certaine somme pour les obtenir. Et cette fausse popularité est interprétée par l’esprit humain comme un gage de vérité, ce qui totalement faux. »
Distorsions de la vérité
En effet, la popularité d’une information est souvent perçue comme une validation de sa véracité. Or la viralité d’un contenu est une arme puissante, et les plateformes sociales arrivent à donner des vitesses différentes de propagation du contenu, explique Alina Bârgăoanu qui ajoute : « Des campagnes d’attaques cognitives peuvent être menées même si l’on utilise des éléments réels. Un contenu viral n’est pas nécessairement faux, il peut être conforme à la vérité factuelle. Malgré tout, la distorsion intervient lorsqu’il bénéficie d’une popularité accrue, d’un nombre de visualisations bien supérieur à ce dont il aurait bénéficié en l’absence de la manipulation des algorithmes. La force de l’intelligence artificielle réside aujourd’hui dans sa capacité à distordre la distribution du contenu. »
(Trad Ionut Jugureanu)