Category: Pro Memoria

  • Le tatouage en Roumanie

    Le tatouage en Roumanie

    Se faire peindre le corps est une pratique magique, que l’on peut rencontrer dans toutes les cultures primitives. Elle a survécu à travers les décennies, les tatouages de nos jours étant une expression artistique qui se constitue en tant qu’accessoire de l’élégance et signe d’originalité personnelle.



    Jadis, le tatouage était un élément d’intimité censé marquer quelque chose d’important de la vie de son possesseur. Animaux fantastiques, lettres calligraphiques, symboles ésotériques, motifs floraux, paysages, visages humains et beaucoup d’autres peuvent se retrouver dans un tatouage. De nos jours le tatouage est plutôt une mode qui n’a plus les significations d’il y a plus d’un siècle.



    L’histoire du tatouage est l’histoire du souterrain, de l’exploration intérieure de l’être humain. L’historien Adrian Majuru évoque les premières études faites sur les tatouages en Roumanie, au début du 20e siècle : « Tout d’abord il faut rappeler le nom du médecin Nicolae Minovici. A ce sujet, il a publié la première monographie de Roumanie, « La mode des tatouages en Roumanie ». Il a noté tout ce qu’il avait trouvé sur le terrain, puisqu’il était le coordonnateur du service d’anthropométrie de l’Institut médico-légal. Ce service mesurait les particularités dimensionnelles de l’homme. Lui, il était intéressé par les tatouages et c’est pourquoi il a photographie nombre de tatoués. Il a redessiné tous ces tatouages à l’échelle 1 sur 1 dans son livre, où ils étaient classés scientifiquement selon leurs thèmes. L’ouvrage a été publié en même temps à Paris et Bucarest en 1905. Pourtant, l’histoire du tatouage est beaucoup plus ancienne puisque Nicolae Minovici a étudié cette pratique du point de vue anthropologique, mais il n’a pas exploré le passé. Dans l’histoire des Roumains, au Moyen Age, certains personnages portaient des tatouages pour s’identifier à une guilde ou à une catégorie professionnelle. Nos sources ne mentionnent pas une telle hypothèse, mais la législation médiévale n’interdisait pas non plus une telle pratique. Ce qui plus est, les tatouages ne semblent pas scandaliser la société roumaine médiévale. »



    C’est le milieu social qui influence les tatouages. Un de ces milieux était l’armée, explique Adrian Majuru: «D’habitude les tatouages étaient réalisés dans les milieux militaires parce que l’armée était obligatoire et elle s’étendait sur 3 ans. Mais il faut ajouter que pas tous ceux qui effectuaient le stage militaire se faisaient tatouer. C’était un choix personnel. Et pourtant, de retour dans la société, de nombreux ex-militaires portaient des tatouages. L’exemple d’un couturier bucarestois qui après la première guerre mondiale s’était engagé dans la Légion étrangère, dans le Nord de l’Afrique. Son cas a été étudié par le médecin Francisc Rainer grâce auquel nous avons ses photos. Ce jeune homme de moins de 30 ans portait trois tatouages faits au Maghreb, dans les Monts Atlas, par un autre légionnaire tchécoslovaque. Un d’entre eux, un tatouage pectoral, est le portrait d’une femme avec une coiffure élaborée. L’homme s’était également fait tatouer deux étoiles sur les épaules. Ces tatouages font partie de la collection de l’Institut de médecine légale Mina Minovici de Bucarest. Jusqu’ici il s’agit de l’unique tatouage où l’on connaît non seulement le propriétaire mais aussi l’endroit où il a été fait et la technique utilisée. »



    Les marginalisés, tels que les femmes aux mœurs légères ou les détenus, se faisaient graver des tatouages à fort impact émotionnel. «Chez les prostituées, ces tatouages consistant dans des grains de beauté ou des modèles floraux devaient rajouter à leur charme. Il était rare d’observer sur leur peau des tatouages à valeur strictement sentimentale, émotionnelle, évoquant un personnage masculin qui aurait marqué leur vie. Cela s’explique entre autres par le fait qu’un tel tatouage représentant le visage ou le nom d’un autre homme leur valait souvent d’être rejetées par les clients. Pour ce qui est du milieu carcéral, le livre de Nicolae Minovici présente un tatouage figurant un détenu en train de fumer sa dernière cigarette, alors qu’un gardien le mène à la potence. En général, dans de tels milieux sociaux, les tatouages avaient le rôle d’immortaliser un moment mémorable de la vie sentimentale de l’individu qu’il ne voulait pas oublier. »



    C’est dire que la signification première du tatouage relève de l’affect. Adrian Majuru: « Chez bien des hommes, ces marquages corporels étaient des noms de bien – aimées, de femmes ou des visages de leurs enfants. Parmi les tatouages réunis dans la collection conservée à l’Institut de médecine légale, le plus ancien date de 1873. On y voit une dame prénommée Gherghina, qui porte une robe à crinoline et qui tient par la main un garçonnet, Ionut de son nom. Entre les deux, est gravé le chiffre 1873, représentant l’année. Un tel tatouage suggère l’intention de garder vive la mémoire des êtres chers, à la façon des mariniers obligés de vivre parfois de longues années loin de leur famille. Avec ce tatouage, on avait l’impression d’emmener ces êtres avec soi. C’étaient donc des gestes d’amour ou un souci esthétique, qui n’avaient rien à voir avec l’intention d’épater. Il y avait, toutefois, des tatouages en relief, que l’on rencontrait surtout chez le beau monde occidental : des tatouages d’ornement tels ceux imitant les bracelets, sur l’avant-bras, ou les bagues, vivement colorés, dessinés sur les doigts. Minovici affirme dans son livre que ces tatouages étaient présents chez les individus de la haute société européenne du début du XXe siècle. »



    Le tatouage va sortir de la zone souterraine et gagner le large public à l’époque des premières tentatives de mieux déchiffrer le psychisme humain. Finalement, ce qui compte le plus, c’est ce qui nous rend à l’aise dans notre peau…(trad. : Mariana Tudose, Alex Diaconescu)



  • La culture Cucuteni-Poduri

    La culture Cucuteni-Poduri

    Une des cultures néolithiques les plus impressionnantes est celle connue sous le nom de Cucuteni — Tripolia. Elle s’étend sur 35.000 km carrés, répartis entre la Roumanie, la République de Moldova et l’Ukraine, et tire son nom de la localité roumaine éponyme ; c’est là que des fouilles archéologiques ont mis au jour, en 1884, les premiers vestiges.



    Caractérisée par la céramique aux très belles peintures, la culture Cucuteni date de 4.800 – 4.600 av.J.Ch. A cette époque-là, les habitants de l’endroit menaient une vie sédentaire. Leurs principales occupations étaient l’agriculture, la chasse, la pêche, les métiers artisanaux, l’exploitation et la commercialisation du sel.



    Une des localités roumaines les plus représentatives pour cette culture est celle de Poduri, du comté de Bacău, dans l’est de la Roumanie. C’est là que l’on a découvert en 1979 un vaste site archéologique, comportant habitations, outils, entrepôts pour les provisions, céramique peinte, statuettes et même un moulin. Nous essaierons de vous raconter l’histoire du site de Poduri, à l’aide d’un document sonore conservé au Centre d’histoire orale de la radio publique roumaine.



    L’archéologue Dan Monah, celui qui a mené ces fouilles archéologiques. « Les premiers habitants de Poduri s’y établirent vers l’an 4.800 av. J. Ch., mais comme leur village fut consommé par les flammes, ils l’abandonnèrent. De retour sur ces lieux, ils se mirent à en construire un autre, mais malheureusement ce phénomène se répéta 15 fois. L’aire que nous avons réussi à fouiller pendant une trentaine d’années est assez restreinte. Elle approche le millier de mètres carrés, alors que le tell s’étend sur 12.000 mètres carrés et que la superficie totale de cet habitat humain est de 60.000 à 80.000 mètres carrés. Les habitants de Poduri étaient des agriculteurs sédentaires. Ils s’occupaient aussi de la chasse, de la pêche et de la cueillette. La proximité des sources à eau salée leur offraient aussi la possibilité d’en puiser du sel qui faisait l’objet du troc avec les populations vivant dans des zones où l’on n’en trouvait pas. »



    Quels ont été les principaux objets et constructions découverts à Poduri? Voici la réponse de notre interlocuteur, l’archéologue Dan Monah. « Tout d’abord, de grands entrepôts à céréales. Rien que dans un foyer, on est tombé sur pas moins de 16 entrepôts de ce type. Situées à différents niveaux, ces constructions en torchis ressemblent à des cases mesurant un mètre carré sur 45 cm, ce qui fait un volume d’un demi mètre cube. La découverte la plus spectaculaire reste pourtant le moulin primitif. Il s’agit d’une construction comportant 4 silos tronconiques, hauts de 1,10 mètres, prévus d’un couvercle et d’un soupirail. Quand on les a découverts, ces entrepôts renfermaient encore des céréales carbonisées, du blé et de l’avoine. Près d’eux on a trouvé une construction carrée qui abrite 5 meules, dont 3 plus grandes, enfouies dans des socles en terre glaise peinte en blanc. La mouture était évacuée par l’auge située à l’angle de la construction. C’est un des plus anciens moulins d’Europe du sud-est.”



    Les habitants de l’endroit travaillaient mais ils priaient aussi. Il existe un inventaire important des objets de culte découverts par Dan Monah et son équipe sur le site archéologique de Poduri : « On a découvert une construction avec deux âtres. Tout près du premier, il y avait un ensemble d’objets formé de 7 statuettes féminines, un trône en terre glaise cuite et un vase en céramique. Cet ensemble, on l’a appelé « La St Famille », vu qu’il semble représenter la partie féminine d’une famille. Il s’agit d’une matrone et de 6 autres personnages féminins, qui, d’après les dimensions et certaines caractéristiques somatiques, semblent plus jeunes que la matrone. Et c’est dans la même construction que l’on a fait la découverte la plus intéressante. Près du deuxième âtre, on a trouvé un vase, à l’intérieur duquel il y avait 21 statuettes féminines, 13 trônes et 2 objets, désignés alors comme OPNII — objets préhistoriques non-identifiés. Le vase contenant tous ces objets sacrés était protégé par un autre, renversé. Tous avaient été brisés dans l’écroulement des murs de la construction et en raison des sédiments accumulés par la suite. Cet ensemble, que nous avons appelé « le concile des déesses », représente le Panthéon des habitants ayant précédé la civilisation de Cucuteni, et non seulement de ceux de Poduri. 28 ans plus tard, dans le village de Isaia, du compté de Iasi, sur un site antérieur à celui de Cucuteni, on a découvert un vase contenant 21 statuettes, 13 trônes, 42 sphères perforées, soit le multiple de 21, 21 cônes, et 21 sphères partiellement perforées. Cette relation entre deux ensembles de culte témoigne de l’unité religieuse des tribus d’avant Cucuteni. »



    Le médecin Romeo Dumitrescu, collectionneur d’objets en céramique et financeur des fouilles, a confirmé les propos de l’archéologue Dan Monah : « Ce sont les objets du Trésor de Bohotin que l’on peut considérées comme les plus beaux. Il regroupe 21 dieux, dont 13 assis sur des chaises en terre glaise. S’y ajoute une pièce tout à fait à part, rarissime pour la période en question et qui fait partie elle aussi d’un trésor de 21 figurines en terre glaise. Elle représente la plus belle image d’un couple dessiné sur la partie latérale d’une chaise. Toutes les figurines sont belles et insolites, mais ce dessin-là, qui ne se retrouve pas dans d’autres cultures, parle au cœur et devient obsédant. »



    La culture des Cucuteni est une manifestation palpable de l’homme néolithique dont la créativité n’a rien à envier à celle de l’homme contemporain. Les merveilles mises au jour par l’archéologie nous enchantent et nous inspirent… (trad.: Mariana Tudose, Alexandra Pop)



  • L’exile roumain dans les dossiers de la police politique roumaine

    L’exile roumain dans les dossiers de la police politique roumaine

    La Securitate, appareil répressif du régime communiste, a constitué, plusieurs décennies durant, la terreur des Roumains, tant de ceux qui vivaient au pays que de ceux qui habitaient à l’étranger. La structure informative-répressive de la Securitate s’était donné pour cibles des noms importants de l’exil roumain. Pour les annihiler ou, au contraire, pour les utiliser aux fins du régime de Bucarest, des ressources importantes — le plus souvent démesurées – ont été consenties, qui lui ont fait remporter un certain succès, en fin de compte.



    Au lancement du volume « Les Taupes de la Securitate » de Dinu Zamfirescu, consacré aux membres de l’exil roumain qui se sont mis au service de la police politique roumaine, l’historien Liviu Tofan a fait état de l’importance attachée aux transfuges par les agents de la Securitate. « L’exil roumain a été un objectif de première importance de la Securitate et l’avoir miné a constitué une de ses seules réalisations. Visant haut, la Securitate a connu le succès dans plusieurs situations, parce qu’elle a réussi à détourner en faveur de Bucarest plusieurs personnalités de premier ordre de la diaspora. Comment s’y est-elle prise ? Par quels moyens ? Sur quelles faiblesses a-t-elle spéculé pour racoler les membres marquants de l’exil ? Nous apprenons trois cas exemplaires. Celui de Virgil Veniamin, ancien membre important du PNP et de l’exil parisien, celui d’Eftimie Gherman, ancien leader socialiste, et celui du grand journaliste Pamfil Şeicaru. Au-delà de ces trois cas, la liste est – malheureusement — beaucoup plus longue. Je mentionnerais, parmi les agents d’influence de la Securitate les plus connus, l’écrivain Virgil Gheorghiu, auteur d’un roman renommé, « La 25e heure », qui a été porté à l’écran à Hollywood, ensuite Ion V. Emilian, qui faisait paraître à Munich la publication Stindardul (L’Etendard) et qui travaillait pour la Securitate extérieure, le social-démocrate Duiliu Vinogradschi, ensuite Gustav Pordea, le premier député européen d’origine roumaine, ainsi que Iosif Constantin Drăgan, l’industriel adepte des théories mettant en avant les racines thraces des Roumains».



    L’historien et politologue Stelian Tănase a parlé des méthodes utilisées par la Securitate. « C’était, le plus souvent, un mélange entre être acheté et être payé, puisque, vers la fin de leur vie, beaucoup connaissaient une situation matérielle difficile. Ou bien ils étaient victimes de chantages parce qu’ils avaient certains problèmes et pouvaient être démasqués soit à l’intérieur de la communauté roumaine, soit dans la presse. Ou encore, des services leur étaient rendus : leurs proches restés en Roumanie se voyaient solutionner certains problèmes de propriété, de retraites, de passeports. Toutes ces méthodes, apparemment très simples, étaient utilisées dans différentes combinaisons pour convaincre les uns ou les autres d’accepter la collaboration avec la Securitate — ce qui, dans la mentalité des gens qui avaient quitté le pays, était la pire chose qui soit ».



    La Securitate a commencé à avoir du succès parmi les exilés roumains à commencer surtout par la deuxième moitié des années 1960. Stelian Tănase a expliqué le changement opéré dans la Roumanie communiste à compter de 1964 et qui a fait certains exilés reconsidérer leurs rapports avec les autorités communistes de Bucarest. «Et puis il y a eu autre chose. Si l’on considère les documents et les chronologies, on verra que ceux qui ont collaboré ont cédé dans les années ’60. Quel élément nouveau était-il apparu alors ? C’est le même mécanisme qui a fait que des personnes absolument distinguées, honorables, se soient transformées en indics durant leur dernière année d’emprisonnement politique. La politique étrangère de la Roumanie avait changé, Bucarest donnait des signaux d’émancipation par rapport à Moscou, l’espace public roumain était en train de se dé-soviétiser. Un frisson nationaliste — patriotique s’était fait jour, on pouvait chanter Réveille-toi, Roumain ! sans que les forces de l’ordre vous appréhendent. Beaucoup se sont laissé tromper par cette manœuvre de grande ampleur. Tant et si bien qu’en Occident aussi, l’idée de soutenir le régime de Bucarest parce qu’il nous protège de Moscou était apparue. Il faut dire que des gens qui n’ont pas laissé de grandes œuvres derrière eux en ont laissé dans les archives de la Securitate. On peut y trouver des chefs d’œuvre en matière de portraits, beaucoup de Saint Simon se cachent dans les archives roumaines de la Securitate. Ces archives sont géniales, les rapports à la Securitate montrent de la verve et du talent ».



    L’historien et politologue Daniel Barbu pense que, dans les archives de la Securitate sur les exilés, l’on peut apprendre beaucoup sur la nature humaine pour chaque cas de collaboration pris à part. « Nous apprenons beaucoup de choses sur qui nous sommes, nous, les gens, sur notre nature, sur nos faiblesses et nos vulnérabilités, sur l’éthique oscillante qui nous anime, sur les prétextes que nous formulons pour conférer un contenu éthique à des choses en fin de compte dérisoires. Y a-t-il une technologie qui soit propre à la Securitate ou, d’une manière plus ample, aux services de ce type de l’espace soviétique ? Y a-t-il vraiment d’enjeu idéologique pour la Securitate dans ces actions ou ce n’est qu’un travail bureaucratique, parfois très bien accompli, que font tous les services similaires? Peut-être bien que, dans une première impulsion, la Securitate, à l’instar de la CEKA soviétique, était animée par une passion prolétaire. Après quelques années, pourtant, l’unique préoccupation qui animait la Securitate était de devenir une institution importante, massive, influente, qui contrôle le plus de leviers possibles, le plus de concitoyens possibles ».



    Bien que vivant dans le monde libre, les exilés roumains ont ressenti, eux aussi, les effets d’un régime sauvage tel qu’a été le communisme. Certains ont cédé et collaboré avec. (trad.: Ligia Mihaiescu)

  • L’Holocauste en Roumanie

    L’Holocauste en Roumanie

    L’Holocauste a été la forme maximale de haine dont l’être humain s’est avéré capable au fil de l’histoire. Adeptes du principe de l’infériorité raciale, les professionnels de la haine ne se sont pas limités au dédain et à la rhétorique. Les déportations et les massacres furent l’expression la plus éloquente de leurs convictions.



    Les victimes ont été surtout les Juifs et les Roms. La Roumanie a sa part de responsabilité dans les crimes de l’Holocauste, responsabilité qu’elle a assumée en 2003, par le Rapport Wiesel. Cette année-là, le 9 octobre a été déclaré « Journée nationale de l’Holocauste en Roumanie ».



    Les archives du Centre d’Histoire Orale de la Radiodiffusion roumaine conservent de précieux témoignages de personnes ayant vécu les années de l’entre-deux-guerres et de la deuxième conflagration mondiale.



    Dans une interview datant de 1999, le médecin Radu Petre Damian se rappelait les attitudes antisémites dont il avait été témoin à la Faculté de médecine de Cluj : « En première année, on faisait des dissections pour étudier la musculature, l’ostéologie et la myologie. On regardait les viscères et on sectionnait les tissus, pour observer les organes internes. Autour de notre table de dissection il y avait aussi deux étudiants juifs. L’un d’entre eux s’appelait Davidson. A un moment donné, quelqu’un lança : «Ecoute voir, nous n’avons là le cadavre d’aucun Juif.» « Nous ne profanons pas nos cadavres ! » – a rétorqué Davidson. Cela a suffi pour semer le trouble dans la salle et déclencher quelque chose d’inimaginable : les os et les longs fémurs rangés sur des plats devant nous partirent dans la direction des deux étudiants juifs, qui s’étaient réfugiés dans un coin de la salle, tremblant de peur et craignant le pire. Les esprits se calmèrent avec beaucoup de peine. « Comment peux-tu dire une chose pareille ?! C’est que nous profanons nos cadavres, nous autres? »


    Les étudiants sortirent de la salle. Ils se rassemblèrent sur un monticule qui se trouvait dans la cour pour discuter de la façon dont on devait réagir: Faire ou ne pas faire la grève, quelles mesures prendre. Enfin, les choses ont fini par se calmer, je ne sais pas comment, et on décida de passer l’éponge sur cet incident, à condition que personne ne tienne plus jamais de tels propos. »



    L’historien de l’art Radu Bogdan a rejoint le mouvement communiste alors qu’il était encore très jeune, mais il n’a jamais été dogmatique. Radu Bogdan est le survivant d’un camp de travaux forcés. En 1995, il évoquait dans un entretien la personnalité du commandant du camp, un vrai sauveur, quelqu’un qui a gardé sa moralité face aux ordres absurdes qu’il recevait. « Les vrais sauveurs sont comme le commandant de ce camp-là. Je l’ai beaucoup aimé et respecté et nous sommes restés amis. C’était quelqu’un de vraiment extraordinaire. Il s’appelait Petre N. Ionescu –, bien que ça n’ait pas trop d’importance. Il était conseiller de cour d’appel à Bucarest et membre d’une famille de magistrats qui jouissait d’un grand prestige à Iaşi. Il était le commandant du camp d’Osmancea et c’est là que je l’ai connu. Il avait l’air de rien du tout. Quand on le voyait on pouvait être tenté de le mépriser. On lui avait d’ailleurs donné un sobriquet : on l’appelait Mickey, du personnage de Disney. Il était de petite taille et, d’après son apparence, on n’aurait pas soupçonné les vertus morales qui se cachaient en lui. C’était un homme parfaitement intègre et qui avait une grande dignité. Je me souviens qu’un jour, le colonel Corbu était arrivé en inspection à l’improviste et il l’a trouvé le col déboutonné. C’était en plein été, il faisait chaud et il l’a surpris dans un moment de repos. Le colonel l’a engueulé, lui reprochant qu’il n’avait pas le col de la chemise boutonné et ne portait pas de cravate. Alors, le commandant lui coupa court d’une manière qui nous laissa bouche bée ! Il lui dit : «Mon colonel, il est vrai que je suis sous-lieutenant et que vous êtes colonel, mais je ne vous permets pas de me parler sur ce ton et d’élever la voix comme vous le faites. Veuillez ne pas oublier que dans la vie civile je suis magistrat, haut magistrat et conseiller de cour d’appel et que vous devez me respecter. »


    Ce commandant n’a jamais accepté des pots-de-vin. Lorsque les gens du camp voulaient savoir ce qui s’était passé avec leur maison ou leur ferme, car ils avaient été arrêtés et emmenés au camp sans avertissement, il leur permettait d’aller voir ; il leur a également permis d’apporter des fourneaux à gaz pour réchauffer leur nourriture. Personne n’a touché à un seul cheveu de la tête de ses détenus. Aucun abus n’a été commis contre eux, aucune exaction. J’ai admiré le courage et la moralité de cet homme. »




    Sonia Palty est arrivé au camp dans les années de la deuxième guerre mondiale et elle a assisté à un épisode troublant lors de la traversée de la rivière Bug. Son témoignage date de 2001. « Un matin, le sous-préfet Aristide Pădure, muni du fouet dont il ne se séparait jamais, est entré à cheval dans le camp et a dit : « Que tous les Juifs se rendent sur la rive du Bug ! On vous fera passer la rivière, chez les Allemands. » Nous savions que cela signifiait la mort ! Mon père avait sur lui trois pilules d’arsenic, tout comme la famille Brauch. Et M. Brauch a donné une capsule à mon ami Fritz, qui avait à l’époque 20 ans — moi j’en avais 15. Et il nous a dit : « Mes enfants, une fois sur le radeau, nous avalerons les pilules, ça n’a pas de sens de tomber entre les mains des Allemands. » J’ai pris la pilule dans ma main, pourtant Fritz et moi, nous avons décidé ensemble de ne pas les avaler, car nous voulions vivre. Nous nous sommes assis sur la rive de la rivière Bug et lorsque nous avons levé les yeux — que nous avions tenus jusqu’alors baissés — nous avons vu, à une quarantaine ou une cinquantaine de mètres de nous des Tziganes, en grand nombre, qui avaient tiré eux-mêmes leurs charrettes à bâche, s’attelant à la place des bêtes, car on leur avait pris leurs chevaux. Des femmes en sont descendues, portant de nombreux d’enfants et le passage de la rivière commença. Ce fut un cauchemar : les femmes tziganes, les enfants dans leurs bras, sont montées sur le radeau et lorsque celui-ci est arrivé au milieu de la rivière, elles ont levé les bras et jeté leurs enfants dans l’eau. Après quoi elles s’y sont jetées elles-mêmes. Sur la rive, les hommes et les autres membres de leurs familles ont commencé à hurler, à s’arracher les cheveux. Et en les regardant, nous y voyions notre propre sort. »



    L’Holocauste a été l’expression de la haine et des obsessions, d’un aveuglement général. Les leçons de l’histoire sont dures et leur message est clair. Pourtant, l’humanité ne semble pas être complètement guérie de la tentation du radicalisme.(Trad. :Dominique)

  • Les débuts de l’Etat en Roumanie

    Les débuts de l’Etat en Roumanie

    L’Etat médiéval roumain compte parmi les derniers apparus en Europe, respectivement dans la seconde moitié du XIVe siècle. Les historiens expliquent ce retard par des arguments politiques et aussi par les transformations économiques et sociales liées aux migrations. Les Roumains, tout comme les Slaves du nord, ont périodiquement subi l’impact déstabilisateur des incursions des peuples migrateurs d’origine turco-mongole venant d’Asie.



    Les débuts de l’Etat connu sous le nom de Valachie, situé entre les Carpates Méridionales et le Danube, et qui constitue le noyau du futur Etat roumain formé au milieu du XIXe siècle, ont fait l’objet de discussions contradictoires, en raison de l’absence de sources historiques. En outre, les hypothèses plus ou moins vraisemblables qui circulent en parallèle rendent difficile l’intelligence, par l’individu moyennement instruit, d’un processus long et compliqué. La théorie la plus en vue ces dernières années portant sur la création de l’Etat de Valachie, c’est celle de l’historien Neagu Djuvara. Elle met l’accent sur l’influence substantielle des Coumans, population migratrice turcique.



    L’historien Matei Cazacu, spécialiste de l’histoire moyenâgeuse, est chercheur au Centre national de recherche scientifique de France et maître de conférences à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO) de Paris. Il nous a fourni des détails sur le stade des recherches archéologiques menées jusqu’ici sur la formation de l’Etat de Valachie. « Les fouilles archéologiques sur les sites de Curtea de Argeş et de Câmpulung ont mis au jour des maisons princières et une vieille église du 13e siècle. Puisqu’en ces temps-là la communication était surtout orale, il n’y a presque pas de témoignages sur tel ou tel voïvode ou cneaz, termes par lesquels on désigne les chefs des formations étatiques respectives. C’est ce qui explique qu’ils soient restés dans le cône d’ombre de la grande histoire. Il a fallu attendre l’an 1204, date du siège de Constantinople par les croisés, et l’intégration dans la stratégie papale des païens et des schismatiques des deux rives du Danube pour apprendre l’existence de ces voïvode” et cneaz”. Ceux-ci étaient roumains et orthodoxes et ils habitaient des maisons en pierre et en bois. Les Coumans et les autres nomades habitaient sur les rives du Danube et des petites rivières qui se jettent dans le fleuve et y ont laissé des traces. Leurs sépulcres, on en a recensé 13 dans toute la Valachie, se trouvent surtout dans l’est du territoire. On peut observer donc que le siège du pouvoir couman se trouvait à l’est, en Dobroudja et dans le sud de la Bessarabie. Si la Valachie avait été fondée par les Coumans, la capitale n’aurait pas été installée à Curtea de Arges, en montagne. L’Etat n’aurait pas été appelé Munténie, c’est à dire le « pays des gens de la montagne ». Les Coumans auraient installé la capitale de leur Etat à Lehliu, ou à Caracal, soit les endroits où ils étaient les plus nombreux, et non pas au cœur des Carpates ».



    L’hypothèse acceptée par la quasi-majorité des historiens est que la Valachie, dans le sud de la Roumanie actuelle, était partagée en deux entités : le nord subcarpatique, contrôlé par les élites roumaines, et le sud danubien, sous contrôle couman. Dans les cartes de l’époque, l’est et le sud de la Valachie font partie de la Coumanie.



    Serban Papacostea explique ce qu’était en fait la Coumanie. « Dans la géographie occidentale de langue latine, l’espace délimité à l’ouest par la rivière Olt est appelé Cumania. C’est à partir d’un coin formé par le département actuel d’Arges, plus l’Olténie, qu’a commencé l’expansion de l’Etat roumain créé durant le règne de Basarab Ier. Nous ne mettons pas en question origine de celui-ci, ce qui est important, c’est le rôle historique qu’il avait joué. Basarab s’est identifié avec l’Etat roumain et a contribué à sa création. Mais le nom de Cumania apparaît longuement en tant qu’empire des steppes. Pendant tout un millénaire, cet espace s’est trouvé sous l’influence, voire la domination de cet empire des steppes, où plusieurs peuples asiatiques se sont succédés. L’expansion de l’Etat roumain a commencé au 13e siècle vers l’est, vers l’espace désigné par la géographie occidentale en tant que Coumanie, partagé entre la Coumanie Noire à l’ouest et la Coumanie Blanche à l’est, notamment dans le nord de la mer Noire. Le processus avait commencé par la traversée des Carpates par les Teutons en 1211. Au 14e siècle, ce processus s’est poursuivi par l’alliance anti-tartare des royaumes de Hongrie et de Pologne en collaboration avec le fils de Basarab. Cette alliance a poussé la Horde d’or, le nom qui désignait l’Empire mongol, dans la steppe russe. La Coumanie Noire était également le nom sous lequel étaient connues la Valachie et notamment la partie délimitée à l’ouest par la rivière d’Olt et par la Moldavie. »



    Matei Cazacu rappelle aussi l’existence de certains vestiges qui confirment que la Coumanie était une entité étatique importante dans la région: « Cette Coumanie est documentée sur le terrain justement par toponymie. Nous savons que les termes Bărăgan, Burnaz, Teleorman étaient coumans, vu que ce sont d’anciens noms turcs. L’historien Nicolae Iorga l’avait très bien remarqué. D’une part, nous avons cette portion coumane dans le sud de la Munténie, le Bărăgan, qui va jusqu’aux bouches du Danube, et la Dobroudja du Nord. D’autre part, il existe des zones habitées par les Roumains avec les toponymes Vlăsia et Vlaşca. Après quoi apparaissent les Slaves installés au Banat à des époques plus ou moins reculées. Les Coumans, et avant eux, les Petchenègues et autres, habitaient les plaines, avec des pâturages au bord de certaines petites rivières. Ils dominaient les populations locales de Roumains pêcheurs et agriculteurs ; ils ont laissé des traces dans la toponymie et ont été assimilés, se sédentarisant par la suite ».



    La formation politique de la Munténie au dernier quart du 13e s. et au 14e tient compte, comme dans la plupart des cas, de la contribution autochtone et des influences migratrices. Dans le cas présent, les Roumains et les Coumans ont créé l’Etat qu’ils ont imaginé…(trad. : Mariana Tudose, Ligia Mihaiescu, Alex Diaconescu)

  • George Enescu et le régime communiste

    George Enescu et le régime communiste

    George Enescu (Georges Enesco), le plus grand compositeur roumain de tous les temps, qui a vécu entre 1881 et 1955, a laissé derrière lui une œuvre impressionnante, inscrite dans l’histoire universelle de la musique des 19e et 20e siècles. Le créateur Enescu se détache pourtant de l’homme Enescu, dont la biographie n’est pas entièrement honorable. Si le premier fait, aujourd’hui encore, l’objet d’un culte de la personnalité hérité de la politique culturelle du régime communiste, le second a été un collaborateur du régime communiste installé en Roumanie, après 1945, avec le soutien de l’armée soviétique. Les historiens ont découvert dans les archives des documents prouvant que l’homme Enescu a été largement inférieur à l’artiste et intellectuel Enescu.



    Malgré l’amitié témoignée à l’occupant et à son régime marionnette, George Enescu a été pris pour cible par les services de renseignement du régime communiste, qui l’ont surveillé de près. Pour l’historien Adrian Cioroianu, professeur à la Faculté d’histoire de l’Université de Bucarest, ce paradoxe a une explication. «George Enescu était une cible parce qu’au début des années 1950, la majorité des intellectuels, sinon tous, l’étaient. Il a été une cible même si son départ de Roumanie avait été atypique pour l’exil roumain, bien que plutôt répandu parmi les intellectuels de la fin des années 1940. Son départ a été négocié. Avant de quitter la Roumanie, Enescu, qui était complètement innocent en matière de politique, s’est laissé manipuler, et d’une manière agressive, par le régime communiste ; cela avait commencé avec une tournée en URSS en 1945, allant jusqu’aux pressions de sa femme, qui lui disait comment gérer la relation avec le premier ministre de l’époque, Petru Groza. Enescu a été utilisé d’une manière tellement perverse et sans scrupules. Il a même été élu député de la part du Bloc des Partis Démocratiques mené par le PCR, au premier parlement issu de l’immense fraude électorale du 19 novembre 1946. Ensuite, il est parti, ou il a été laissé partir en tournée en Amérique et il est resté en Occident. C’est la raison pour laquelle il a été surveillé. Ils étaient tous surveillés, il l’aurait été à coup sûr s’il était resté en Roumanie. L’élément fondamental nouveau c’est qu’il a été surveillé, bien qu’il soit parti avec l’accord du régime, bien qu’il ait échangé des lettres avec Petru Groza. »




    Cultiver une attitude ambiguë envers les amis, mais aussi envers les ennemis, a été un élément essentiel du stalinisme. Adrian Cioroianu considère que la naïveté politique, de toute façon difficilement quantifiable, de George Enescu est un exemple en ce qui concerne le traitement appliqué à un intellectuel lorsqu’il fait partie de l’entourage d’un régime criminel. « Le cas de George Enescu a été le suivant: en 1945, il a été invité et encouragé par le régime de Bucarest à faire une tournée en URSS où il a été complètement surpris de l’accueil qui lui avait été réservé. Le monde venait l’écouter, des salles de concert combles, il a joué aux côtés de David Oistrah. De retour en Roumanie, il a été utilisé d’une manière criminelle. Il était emmené à des rencontres avec les travailleurs, dans les locaux de l’ARLUS (l’Association roumaine pour les liens avec l’Union Soviétique), où il parlait du succès de la culture en URSS, à l’automne 1945. C’est pour ça que je l’ai qualifié de naïf. Il n’est pas comparable avec Sadoveanu le rusé, qui a négocié chacun de ses mouvements. Sadoveanu a été un profiteur et un intellectuel qui a vécu en symbiose avec le régime. Nous ne pouvons pas le soupçonner d’être naïf. Il a été un usurier de son propre talent, il s’est vendu pour de l’argent et pour d’autres avantages, ce qui n’a pas été le cas d’Enescu. Je crois que Groza a été content du départ d’Enescu, qui n’avait aucun penchant pour la politique ; d’ailleurs, je ne plaisante pas quand je dis que c’était sa femme qui lui disait quoi faire et à qui parler. Lui, il écrivait de la musique, il avait une vie d’intellectuel complètement plongé dans le monde musical. C’est le régime qui a été intéressé à le voir partir, à condition qu’il ne dise rien de mal. Je ne le vois pas créer des odes pour Staline et pour l’URSS. S’il s’était obstiné à rester en Roumanie, il aurait eu toutes les chances de mourir dans une geôle communiste. Il était sincèrement monarchiste, mais suffisamment naïf pour croire que l’art était aimé en URSS. Il était incapable de voir l’autre réalité : là-bas, soit on aimait Staline et s’inclinait devant lui, soit on se retirait dans le monde des arts, essayant de résister par la culture. »



    Le professeur Adrian Cioroianu croit que l’idéalisme d’Enescu n’ épargne pas au compositeur le regard critique de la postérité. « Que doit faire un intellectuel? Quel est le rôle d’un intellectuel quand son pays traverse un mauvais moment? Quel doit être son message moral? Quand le pays est conquis, faut-il partir à Paris ? Qu’est-ce que ça aurait donné si le roi Ferdinand et la reine Marie étaient partis eux aussi à Paris, pendant la première guerre mondiale?Quel est le message moral d’un départ encouragé? Je dis très ouvertement que le régime avait besoin d’Egizio Massini, un chef d’orchestre qui obéissait totalement aux ordres de Petru Groza, il avait besoin de Matei Socor, qui dirigeait la Radio nationale et qui a été un instrument incroyable de l’emprise du communisme sur la Roumanie, malgré ses origines sociales. Les communistes avaient besoin de gens comme ceux-là. C’est pour cette raison qu’Enescu recevait autant de louanges, mais lui, il aurait dû rester à sa place. »



    La relation privilégiée de George Enescu avec le régime communiste a été profitable pour les deux parties impliquées. Elle est un exemple de plus de l’aide à la terreur que peuvent apporter la naïveté et les bonnes intentions. (trad. : Ileana Taroi)


  • Les chiens errants en Roumanie

    Les chiens errants en Roumanie

    Les chiens errants, voilà un problème de longue date et toujours pas résolu en Roumanie. Les explications vont des hésitations à élaborer des lois claires jusqu’à l’incapacité des autorités à mettre en place celles qui existent. Les chiens sans maître sont source de malpropreté, de maladies, d’insécurité sur l’espace public.



    La question de ces animaux n’a jamais été abordée de front, ni même quand ils ont tué des gens. Les chiens continuent de vagabonder dans les rues justement à cause du balbutiement des décideurs et d’une opinion publique chancelante et divisée. Invitée au micro de RRI, l’historienne Constanţa Vintilă-Ghiţulescu, de l’Institut d’histoire ”Nicolae Iorga” de Bucarest, nous a parlé de la façon dont ce problème a été géré au fil du temps dans le milieu urbain de Roumanie. « Les chiens errants sont un problème permanent de la Roumanie. Toutefois, ce n’est qu’à la seconde moitié du 19e siècle que des mesures ont été prises pour les chasser des villes. Jusque là, ils étaient partout, notamment auprès des maisons dépourvues de clôture où ils trouvaient refuge. L’image de la capitale, Bucarest, ou bien celle de Iasi, une autre grande ville du pays, était alors toute différente de leurs visages actuels. Enfin, à cette époque-là, les chiens errants posaient problème à toute l’Europe. Le premier document l’attestant et que nous avons pu trouver date de 1810. Il consigne la préoccupation des Russes pour la question et les mesures qu’ils mettent en place. C’était à l’époque de l’occupation russe des principautés roumaines, pendant la guerre russo-turque de 1806-1812. Il paraît que les autorités de l’époque décident de capturer les chiens errants ou en état de divagation et de les tuer. Seulement voilà, elles se heurtent à l’opposition des propriétaires de chiens. Des notifications commencent à circuler qui conseillent à ces propriétaires de tenir leurs animaux en laisse dans la cour de leur maison, sinon ils risquent l’extermination de leurs animaux. Malheureusement, une fois que les Russes quittent le territoire de la Roumanie, en 1812, cette mesure n’est plus appliquée. Elle sera reprise en 1850, lorsque la ville entamera des travaux de modernisation, d’urbanisme et de salubrité publique selon le modèle français. Enfin, en milieu rural, les chiens étaient vraiment omniprésents, car on ne les tenait pas en laisse. »



    A la nuit tombée, les meutes de chiens s’emparaient des villes, raconte encore Constanţa Vintilă-Ghiţulescu. « Les consuls du Royaume Uni et de la France, présents à Bucarest et Iasi jusqu’en 1859 évoquent l’impossibilité de circuler la nuit dans les rues de Bucarest et de Iasi à cause de ces chiens omniprésents. Il existe un témoignage de 1850 qui parle des chiens de la Dâmbovita, la rivière qui traverse la capitale roumaine. Comment s’explique leur présence ? De nombreux abattoirs, manufactures de tannerie et de transformation de la viande se trouvaient sur les rives de la Dâmbovita. Ces petits entrepreneurs jetaient tout dans la rivière et c’est pourquoi les chiens y trouvaient de la nourriture. Or, une randonné dans ce quartier était synonyme d’un suicide. En 1852, les pouvoirs locaux des villes roumaines réclament des mesures contre les chiens sans propriétaire. C’est ainsi qu’apparaît l’idée de la construction de la première fourrière animale, initiative justifiée par le fait que les chiens étaient tuées dans la rue, dans un paysage effrayant. C’est à ce moment-là que se fait entendre le discours humaniste : on ne peut pas tuer des chiens sur l’espace public. L’opinion publique, elle, condamne le travail des employés de la municipalité qu’elle accuse d’offrir un spectacle incroyable. »



    Les chiens errants ont tué des gens dans l’espace roumain et il existent plusieurs témoignages en ce sens. Dans le cas des chiens enragés, la situation est pire. Extrêmement agressifs, avec un comportement à moitié sauvage et l’instinct des canidés de former des meutes, les chiens vagabonds étaient venaient compléter le paysage apocalyptique des périodes d’épidémies. Constanţa Vintilă-Ghiţulescu. « L’une des publications de l’époque publie des témoignages sur les chiens enragés qui à un moment donné, investissent les villages, pour dévorer tous ce qui croise leur chemin. De nombreuses recettes de remèdes de bonne femme contre la rage sont également publiées dans la presse de l’époque. Les journaux évoquent aussi la présence des loups. Dans le milieu rural et notamment en montagne, aux côtés des chiens enragés, les loups étaient une présence constante, notamment pendant les nuits d’hiver. Les chiens deviennent très agressifs en temps d’épidémies, lorsque la nourriture est déficitaire parce que les hommes s’isolent. Le spectacle est atroce puisque pendant une épidémie de peste par exemple, les corps sont sommairement enterrés et parfois les malades sont même enterrées encore vivants. Les gens sont tellement effrayés qu’ils choisissent d’enterrer les mourants au plus vite. Je disais que le spectacle était atroce parce que les chiens déterraient des cadavres et des mourants qu’ils traînaient ensuite dans les rues des villes. Durant les épidémies, la nourriture constituait un gros problème, tout comme de nos jours d’ailleurs. »



    Au cours des périodes historiques qui s’en suivirent, la Roumanie a constamment échoué à résoudre la question des chiens errants. Pendant le communisme par exemple, la population canine a carrément explosé. En effet, la systématisation des villes roumaines a impliqué la démolition de nombreuses maisons. Leurs propriétaires, obligés à s’installer dans des immeubles à plusieurs étages, ont abandonné leurs chiens dans la rue. Pour redevenir des animaux domestiques, les chiens vagabonds ont besoin de toute l’attention des humains. Chose que nombre de Roumains ne comprennent toujours pas (trad. :Mariana Tudose, Alex Diaconescu)

  • Richard Nixon et Gerald Ford à Bucarest

    Richard Nixon et Gerald Ford à Bucarest

    Après la période de gel qui a marqué leurs relations entre 1945 et 1965 environ, les Etats-Unis et l’URSS, ainsi que les deux alliances militaires créées autours d’eux ont commencé à assouplir leur position et chercher des moyens de coexistence.



    Chacune des deux parties esquissait des gestes diplomatiques et tentait un timide rapprochement avec l’autre, par dessus la clôture de barbelés. A l’époque de Ceausescu, la Roumanie a amorcé un tel dégel dans ses relations avec les Etats-Unis et les visites des présidents américains Richard Nixon, les 2 et 3 août 1969, et Gerald Ford, début août 1975, en ont été des signaux importants.



    Mircea Carp était à l’époque le chef du département roumain de la radio « La voix de l’Amérique ». C’est lui qui a accompagné les deux présidents dans leurs visites à Bucarest. Carp a été obligé à quitter le pays après l’installation, avec le concours des Soviétiques, du régime communiste en Roumanie. En tant que journaliste, non seulement il a été un témoin oculaire de la visite de Nixon en Roumanie, mais a pu aussi se rendre compte de l’impact de cet événement sur les Roumains — comme il l’affirmait dans une interview accordée en 1997 au Centre d’Histoire orale de la Radiodiffusion roumaine : « La visite de Nixon, début août 1969, a été la première d’un président américain en Roumanie. Elle a également marqué un moment d’ouverture dans les relations entre Washington et Bucarest. En même temps, elle a soulevé une immense vague d’espoir en Roumanie, les gens attendant une amélioration de leur situation si difficile. Certains ont peut-être même cru que le pays allait être affranchi du communisme. Et là je voudrais faire une précision : je sais que dans deux chroniques consacrées à mon livre, on affirmait que les Etats-Unis avaient laissé croire aux Roumains que la visite de Nixon allait entraîner un changement — sinon une libération, du moins un amélioration notable de la situation interne. Je peux vous certifier — avec tout mon regret, d’ailleurs — que jamais, ni Richard Nixon, ni le Département d’Etat, ni l’ambassade des Etats-Unis à Bucarest n’ont laissé entendre que la visite de Nixon apporterait un changement à l’intérieur du pays, mais uniquement dans les relations entre les gouvernements de Bucarest et de Washington. »



    Richard Nixon a été accueilli dans la capitale roumaine avec une immense sympathie. Ce fut un vrai triomphe, que Nicolae Ceauşescu a interprété comme un signe de sympathie à son égard. Mircea Carp explique la sympathie réelle que Nixon a témoigné Ceauşescu. « En raison surtout de cet espoir sans fondement, Nixon a été attendu en Roumanie avec un enthousiasme indescriptible. Le ministère des Affaires étrangères de Bucarest allait confirmer plus tard mon information selon laquelle environ un million de personnes étaient sorties dans les rues de la capitale pour accueillir le président américain. Leur enthousiasme a été extraordinaire! Les entretiens de Nixon et Ceauşescu ont été fondés sur un sentiment de sympathie de la part du président américain pour le leader communiste. Nixon a essayé d’utiliser la Roumanie comme un tremplin pour détendre ses relations avec Moscou. Moi, personnellement, avec tout le respect dû à Nixon, je pense que le président des Etats-Unis a été assez naïf pour croire que Ceauşescu pouvait jouer un rôle aussi important à Moscou! De toute façon, je sais sans l’ombre d’un doute que c’était là une des raisons de la visite du chef d’Etat américain. Qu’est-ce qui explique la sympathie de Nixon pour Ceauşescu? Après son échec dans la course électorale devant John F. Kennedy, Nixon avait perdu sa notoriété politique. Pour regagner du terrain, il a fait trois visites en Europe de l’Est : à Varsovie, à Moscou et à Bucarest. A Varsovie il été reçu avec froideur, à Moscou on lui a tourné le dos. A Bucarest, Ceauşescu, se doutant peut-être de quelque chose, a déroulé pour lui le tapis rouge. Et cela, Nixon ne l’a jamais oublié. L’accueil dont Nixon a bénéficié à Bucarest a été peut-être un de ses moments de publicité les plus glorieux — publicité non pas politique, mais publicité, tout court — dans ses relations avec l’étranger. »



    6 ans plus tard, le successeur de Nixon, Gerald Ford, visitait à son tour la Roumanie. Bien que grand, son succès n’a pas égalé celui de Nixon, en 1969. Mircea Carp. « Gerald Ford arrivait d’Helsinki, via Varsovie. Il venait de participer au sommet de la capitale finlandaise sur la sécurité et la coopération en Europe. Il s’était arrêté à Varsovie, où il avait été très, très bien reçu, ensuite il s’est rendu à Bucarest, où l’accueil a également été très bon, pourtant loin derrière celui que les Bucarestois avaient réservé à Nixon six années auparavant. A l’époque, on me fit savoir que Ceauşescu lui-même et son entourage, se rappelant les gens sortis en 1969 dans les rues de la capitale en plus grand nombre qu’ils ne l’avaient souhaité ou permis, ont tenu cette fois-ci tout l’accueil sous contrôle. Il paraît que le nombre de personnes présentes n’a plus dépassé les 400.000. De leur côté, les Roumains n’étaient déjà, eux non plus, aussi enthousiastes : les 6 années écoulées depuis la visite de Nixon avaient prouvé que les Etats-Unis ne souhaitaient pas s’engager, au-delà de leurs propres intérêts politiques, dans une amélioration de la situation en Roumanie. »



    Les visites de Richard Nixon et de Gerald Ford en Roumanie avaient été des gestes de rapprochement entre les deux systèmes politiques et militaires rivaux, pourtant elles n’ont rien apporté de concret, car les deux régimes étaient irréconciliables. (Aut. : Steliu Lambru ; Trad.: Dominique)

  • Rivalités politiques: le roi Carol II et le prince Nicolae

    Rivalités politiques: le roi Carol II et le prince Nicolae

    Le roi Carol II, qui a régné entre 1930 et 1940, compte parmi les personnalités les plus controversées de l’histoire de la Roumanie. Fils aîné du roi Ferdinand et de la reine Marie, Carol était orgueilleux, rancunier et enclin à la vengeance. Il rêvait de devenir le leader national absolu, tissait des intrigues et s’entourait de personnes qui partageaient ses valeurs. Dans le monde politique, il a été répudié tant par des figures de proue de la démocratie roumaine, tel Iuliu Maniu, que par l’extrême droite. A la fin de sa décennie de règne, la Roumanie de Carol II agonisait, avec des territoires amputés dans l’est, l’ouest et le sud.




    Carol II est même entré en conflit avec les membres de sa famille, par exemple avec son frère, le prince Nicolae. Quatrième enfant du couple royal Ferdinand et Marie, Nicolas a été baptisé par le tzar russe Nicolas II, celui qui allait être liquidé par le régime bolchevique en 1918. Malgré l’éducation reçue, celle d’un héritier du trône de Roumanie, Nicolas a constamment refusé d’assumer une telle mission, malgré les nombreuses occasions de le faire.



    L’historien Ioan Scurtu croit que le prince Nicolas n’avait jamais eu envie de devenir monarque. « Le prince Nicolae était le deuxième enfant des six enfants de la princesse Marie, celle qui allait devenir reine de Roumanie aux côtés de son époux, le roi Ferdinand. Le prince Nicolae n’a jamais voulu être roi, ni même lorsque le premier ministre Alexandru Marghiloman avait proposé de le proclamer héritier du trône. Un de ces moments a été en 1918, quand Carol avait épousé Zizi Lambrino, malgré le risque de se voir exclus de la famille royale. Ensuite, pendant la régence de 1927 – 1930, la reine Marie avait proposé, elle aussi, de faire élire Nicolae premier régent, pour diriger pratiquement la Maison royale. Mais, je le répète, le prince Nicolae n’a pas eu de telles velléités. »



    Dans une fratrie, il y a toujours des querelles; chose valable aussi dans le cas des familles royales. L’historien Ioan Scurtu explique la rivalité entre Carol et Nicolae par deux raisons. Le premier serait l’orgueil de Carol de voir son entourage obéir à sa volonté dans tous les aspects de la vie, même dans le cas des choix personnels ou sentimentaux. « Le 6 juin 1930, quand Carol est rentré au pays de l’exil qu’il s’était lui même imposé, le prince Nicolae l’a accueilli les bras ouverts au Palais de Cotroceni et l’a embrassé, lui souhaitant la bienvenue. Je pense qu’à l’origine du conflit se trouvait une question de nature subjective, à savoir le mariage du prince Nicolae avec une personne qui ne faisait pas partie des familles royales, ce qui était contraire au statut de la Maison Royale. Carol a tenté d’amener Nicolae sur le bon chemin. Ce même Carol qui vivait une histoire d’amour avec Elena Lupescu, elle non plus de souche noble et qu’il n’a même pas épousée. Nicolae s’était marié avec Ioana Dolete-Săveanu en décembre 1931. A la suggestion de Carol, le ministre de l’intérieur Constantin Argetoianu a demandé au maire de la commune de Tohani, où la cérémonie de mariage avait eu lieu, d’apporter le registre des mariages et de faire venir le notaire. Celui-ci a dû copier en entier le registre des mariages et en rayer celui du prince Nicolae avec Ioana Săveanu. »



    La rivalité entre les deux frères a également été causée par les sympathies politiques du cadet. De l’avis de Ioan Scurtu, cet autre motif avait pesé plus dans ce conflit. « La deuxième cause du conflit est celle des options politiques de Nicolae. Il s’était rapproché de la Légion de l’Archange Michael. En avril 1936, ce mouvement avait organisé un congrès lors duquel avaient été constituées les équipes de la mort, qui devaient liquider plusieurs adversaires politiques, dont Elena Lupescu. N’agréant pas le prince Nicolae, Elena évitait aussi la compagnie de son épouse. Pour forcer la note, Nicolae a fait des gestes de sympathie envers les membres de la Légion de l’Archange Michel. C’est ce qui explique pourquoi cette dernière a diffusé un tract élogieux à l’adresse du prince, qui avait pris position contre Mme Lupescu, considérée comme « un malheur » pour le pays. Une année plus tard, en avril 1937, sur l’initiative de Carol II, un Conseil de la couronne décida d’écarter le prince Nicolae de la famille royale. La question était délicate, car on l’accusait de mésalliance, autrement dit de violation du statut de la Maison royale. »




    La fin de la guerre c’est aussi la fin de la dynastie royale de Roumanie. La famille royale a été obligée à suivre l’exemple de Carol II, lequel avait choisi de s’exiler, en 1940. Et ce fut Nicolae qui fit le premier pas vers la réconciliation avec son frère.



    Ioan Scurtu : « Bien qu’ostracisé et en dépit de la très mauvaise attitude du roi, Nicolae a été le seul membre de la famille royale à participer aux obsèques de Carol II. Le prince Nicolae, ce personnage intéressant du paysage politique roumain, n’a jamais convoité le trône. Il n’est pas moins vrai, cependant, qu’il a eu du mal à digérer l’implication d’Elena Lupescu dans la vie politique. »




    La rivalité qui a opposé le roi Carol II à son frère, le prince Nicolae, n’est pas allée aussi loin que celle entre le roi et Corneliu Codreanu, le chef de la Légion de l’Archange Michel, une rivalité qui allait d’ailleurs finir par l’assassinat de Codreanu. Pourtant, le capricieux roi Carol II n’a pas hésité à recourir à toutes les manigances, afin d’imposer sa volonté à son frère…


  • Communisme versus communisme – le conflit roumano-yougoslave

    Communisme versus communisme – le conflit roumano-yougoslave

    En mars 1948, le Kominform, lorganisation centralisée du mouvement communiste international, condamnait par une résolution la Yougoslavie et le général Josip Broz Tito pour avoir trahi la cause communiste. Suite au conflit russo- yougoslave, tout le bloc communiste s’est vu tenu de s’aligner à la politique du Kremlin, en qualifiant l’attitude de Tito de capitaliste.



    Attirée dans ce conflit, la Roumanie, voisine de la Yougoslavie, a vu sa frontière yougoslave se transformer en une véritable ligne Maginot. Et pourtant, le conflit roumano-yougoslave n’avait pas existé réellement. C’était plutôt une dispute idéologique alimentée par deux partis, deux régimes et deux leaders tout aussi acharnés et fidèles aux valeurs embrassées.




    En 1998, le Centre d’Histoire Orale de la Radiodiffusion Roumaine a interviewé Ion Suta, chef de la section Opérations de l’armée roumaine et un des responsables du système de fortifications dressé sur la frontière roumano- yougoslave. A ses dires, ce fut Moscou qui avait décidé d’une telle mesure, mise en place, par la suite, par les communistes roumains sous la haute surveillance des conseillers soviétiques: « Suite au conflit avec la Yougoslavie, Moscou a décidé qu’une guerre contre ce pays était imminente. Par conséquent, puisque la Roumanie avait une frontière commune avec la Yougoslavie, elle allait assumer le rôle principal lors d’un possible conflit armé. Pourtant, il faut préciser qu’il ne fut pas question d’une offensive contre Tito ; au contraire, la stratégie était défensive. Voilà pourquoi l’URSS n’avait pas envisagé d’envoyer les troupes roumaines ou des forces soviétiques pour écarter Tito du pouvoir. Peu de temps après mon arrivée au commandement, on a reçu l’ordre d’élaborer une stratégie de défense sur la frontière yougoslave ».



    Malgré une stratégie défensive, l’escalade des tensions dans la région a semé la panique des deux côtés de la frontière. N’oublions pas que la deuxième guerre mondiale venait de s’achever et pour tout le monde, l’offensive militaire restait la meilleure solution en cas de conflit. La défense de la frontière était donc l’objectif numéro 1.



    Ion Suta: « Accompagné par le général Vasiliu et par un groupe d’officiers de ma section et par un contingent armé de Timisoara, je suis parti en reconnaissance à la frontière pour dresser par la suite le plan de défense du pays. Je dois vous dire que toutes ces missions de reconnaissance se sont déroulées en présence du conseiller militaire soviétique, le général Zaharenco. Parfois, il y avait aussi d’autres officiers soviétiques dont je ne me rappelle plus les fonctions. A l’occasion de ces missions sur le terrain, j’ai constaté le régime sévère mis en place en 1950, sur la frontière avec la Yougoslavie. Des barbelés étaient installés sur une bonne partie de la frontière afin d’empêcher toute tentative de passage frauduleux des deux côtés. D’autre part, ce régime de douane tellement strict s’accompagnait d’un contrôle plus sévère encore de la police politique. On a créé des unités de police et de milice à cheval qui patrouillaient dans toute la région, jusqu’à 30 ou 40 km de la frontière ».



    L’ombre d’une instigation belliqueuse se dessinait à présent sur la ligne de démarcation. Par le passé, c’était une simple formalité marquant le passage entre deux pays amis et démocratiques.



    La Roumanie n’était pas la seule qui devait renforcer sa frontière avec la Yougoslavie; cela était valable pour tous les autres pays communistes qui avaient une frontière commune avec ce pays: « C’est à partir du plan d’opérations défensif du pays sur la frontière ouest avec la Yougoslavie que nous avons dressé les fortifications. Ces dernières étaient partagées en plusieurs catégories: fortifications lourdes, légères, bétonnées ou non bétonnés. Ces constructions défensives étaient reliées par des tranchées de communication ou de combat. Ces fortifications étaient munies de mitrailleuses, de canons anti-char et de mortiers. Ces défenses étaient renforcées de positions d’artillerie, installées plus en profondeur, qui ne faisaient pas partie du système de fortifications proprement-dites, mais défendaient les troupes qui maniaient ce système. Ces fortifications allaient sans interruption de Curtici, au nord de la rivière Mures, jusqu’à Orsova. Elles se poursuivaient jusqu’à Gura Timocului où elles s’unissaient avec les ouvrages que les Bulgares devraient construire sur la rive du Timoc, jusqu’au sud, à la frontière avec la Grèce. »



    Les casemates en béton armé ont été érigées pendant la nuit afin qu’elles restent invisibles à l’ennemi potentiel. Des incidents et même des tirs d’armes légères entre les soldats des deux rives du Danube ont également été enregistrés.




    Et pourtant, un certain seuil des tensions n’a jamais été franchi, parce que tout cet épisode n’a été qu’une démonstration réciproque de force. Ni les Roumains, ni les Yougoslaves ne voulaient voir la situation escalader. Les relations entre les deux pays se sont vite améliorées après la mort de Staline en 1953. Les fortifications étaient désormais inutiles… (trad. : Ioana Stancescu, Alex Diaconescu)

  • Le taudis et la modernisation de la Roumanie

    Le taudis et la modernisation de la Roumanie

    Les Principautés roumaines ont entamé leur histoire moderne par le plus ample processus de transformation politique, administrative, économique, sociale et culturelle. Selon les sources documentaires relatives à cette époque, la reconstruction était absolument nécessaire. C’étaient les conditions de vie de la paysannerie qui influençaient le plus les penseurs de la société. Depuis les logements et l’hygiène jusqu’à l’aspect des paysans, les réformateurs ont conçu des programmes sociaux censés aboutir à l’émancipation des paysans. Tout héritage des siècles antérieurs a été rejeté et discrédité. L’une des cibles de prédilection des réformateurs sociaux a été le taudis, logement à demi enterré, typique de la campagne roumaine en ces temps-là.



    C’est Dinicu Golescu, boyard éclairé et principal réformateur social de la Valachie des années 1820, qui a écrit le texte le plus influent sur la vie miséreuse des paysans roumains. Voici ce qu’il en affirmait dans un article paru en 1826: «le paysan roumain n’a ni église, ni maison, ni grange, ni char, ni bœufs, ni vache, mouton ou volailles, ni même un lot de terre cultivée, il n’a donc rien du tout. Tout ce qu’il possède c’est un taudis à demi enterré, un trou où il vit coincé avec sa femme et ses enfants autour de l’âtre. A l’extérieur, il y a une cheminée en paille tressée recouverte de bouse séchée». Le taudis devient ainsi un véritable symbole de la société roumaine en retard sur son époque.



    L’historien Constantin Barbulescu de l’Université Babes-Bolyai de Cluj explique comment les médecins de l’époque s’étaient inspirés des descriptions faites par les premiers réformateurs sociaux : « Sur l’ensemble des habitations rurales, le taudis a été le plus incriminé du point de vue de l’hygiène. Considéré comme totalement insalubre, ce type de demeure paysanne a alimenté le discours médical. Un discours négatif plein de mots accusateurs à l’adresse de la vie des villageois en ces temps – là. En 1830, le docteur Constantin Caracas passe en revue tous les clichés du discours médical, à savoir les dimensions modestes, les matériaux de construction insalubres, les permanents amas d’excréments d’animaux, la boue des cours défoncées, l’absence d’annexes pour les animaux. Les médecins de la deuxième moitié du 19e siècle s’emploient à construire autour de ces images -symboles. Ils poursuivent la tradition de l’image négative de l’habitation paysanne et colportent des représentations préexistantes avec toutefois pour ambition de fournir un support scientifique. A la fin de la 8e décennie du 19e siècle, le docteur Istrati étudie d’un point de vue scientifique les conditions de vie insalubres dans lesquelles vivaient les ruraux. Bien qu’il ait la prétention d’y faire de la science, le docteur Istrati ne fait que décrire les habitations paysannes dans un langage scientifique mais d’une manière pas trop différente de celle de ses prédécesseurs. Toute cette terminologie a le rôle de donner des apparences scientifiques au texte profane et à la démarche descriptive des médecins. »



    Pour sa part, le docteur Constantin Istrati notait que les conditions de vie des paysans étaient pires que celles des Zoulous et faisait référence à une population africaine pour mieux rendre la dimension du désastre. L’image des paysans et des habitants des taudis allait elle aussi se transformer en passant de la compassion au complexe de supériorité. Constantin Barbulescu: « Si l’on met en miroir les descriptions de l’habitat rural de la fin du 18 e siècle ou encore du début du 19e siècle et les textes médicaux de la deuxième moitié du siècle, la différence n’est pas significative: mêmes taudis misérables, même pauvreté extrême. N’empêche, l’interprétation qu’on donne à ces deux types de textes si ressemblants, est hautement différente. Golescu et la plupart des voyageurs étrangers placent ce type d’habitation dans le contexte plus large d’une terrible exploitation à laquelle le paysan de l’époque était soumis par les autorités fiscales. Le texte de Golescu émane de la douleur et de la compassion « illuminée et chrétienne envers ces êtres divins », envers les paysans. Vers la deuxième moitié du siècle, les médecins, plus imprégnés de christianisme et ayant déjà fait leurs études en Occident au nom de la science et du progrès, transforment «ces créatures divines» en simples barbares sur lesquels ils se contentent de poser un regard ironique et méprisant. Les paysans du docteur Istrati vivent pour la plupart dans des taudis insalubres, primitifs et dans des conditions ‘qui nous poussent à nous demander si dans leur cas, on pourrait vraiment parler d’un progrès quelconque depuis la préhistoire.»



    C’était là, si vous voulez, une façon élégante d’affirmer que «les paysans et leurs taudis appartiennent à la nuit des temps». Pour les réformateurs sociaux et les médecins, la persistance de ce type d’habitat considéré comme immonde ternissait l’image d’une Roumanie aux prétentions européennes au début du XXe siècle. Du coup, la réforme de l’urbanisme s’était donné pour objectif de faire disparaître les taudis. Il faut dire pourtant que ce ne fut pas le durcissement de la loi, mais la mode qui a poussé les paysans roumains à renoncer à vivre dans des taudis. A la veille de la Grande Guerre, le nombre de taudis représentait à peine 10% du total des maisons paysannes de Roumanie.

  • L’armée roumaine sur le front de l’Est

    L’armée roumaine sur le front de l’Est

    En 1941, après l’échec de toute tentative de faire la paix en Europe, la Roumanie rejoint les troupes allemandes en guerre contre l’Union soviétique. Le 22 juin 1941, l’armée roumaine traverse le Prut aux côtés des Allemands pour libérer la Bessarabie annexée par les Soviétiques une année auparavant. Entre temps, les pays vainqueurs de la Première Guerre Mondiale se trouvaient dans une situation désespérée. Une bonne partie de la France était sous occupation allemande, tandis que l’Angleterre s’efforçait de tenir tête aux attaques de la Wehrmacht, l’armée allemande du IIIe Reich.



    Entre temps, la Roumanie, sanctionnée par Hitler pour sa politique francophile et anglophile et soumise au nouvel ordre allemand instauré en Europe, se voit forcer à contribuer massivement aux efforts de guerre.



    L’offensive de l’armée roumaine contre celle soviétique a commencé sur un front allant de la Mer Noire jusqu’aux Carpates de la Bucovine. Au bout d’une faible résistance russe de trois semaines seulement, les troupes roumaines arrivent à libérer la Bessarabie et le Nord de la Bucovine. Dans un télégramme adressé le 27 juillet au maréchal Antonescu, Hitler le félicite pour la libération des territoires roumains et lui demande de franchir le Dniestr et de s’emparer de la Transnistrie. Les contingents roumains et allemands poursuivent ensemble leur offensive antisoviétique et avancent par le sud de l’Ukraine pour atteindre finalement Stalingrad.



    Dans une interview accordée en 1993 au Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine, le sous-lieutenant Ahile Sari se rappelait des épisodes atroces dont il avait été témoin lors de son passage par le sud de l’Union soviétique: « Ce fut pour la première fois de ma vie que j’ai eu l’occasion de voir un train bondé de déportés soviétiques. Ce n’étaient pas des prisonniers, mais des familles déportées, probablement en route vers l’Allemagne. Ce ne fut qu’à ce moment là que j’ai réalisé la situation dramatique que traversaient toutes ces figures déshumanisées, affamées qui couraient après nous, la gamelle vide, en espérant recevoir quelque chose à manger. Ce fut tellement triste de voir tout le contingent d’officiers et de soldats se précipiter sur les barbelés pour donner à manger à ces malheureux, tandis que les chiens aboyaient près des wagons».


    Lors de la bataille de Stalingrad, l’armée roumaine subit des pertes importantes. La contre-offensive russe, connue sous le nom d’opération Uranus, visait justement le flanc nord allemand particulièrement vulnérable, puisqu’il était défendu par les unités hongroises et roumaines faiblement équipés et au moral bas. Appuyés par des blindés, les Soviétiques déclenchent l’offensive le 19 novembre. Mais les troupes roumaines s’y attendaient et elles ont commencé à demander des renforts. Sans résultat.



    Le sous-lieutenant Ahile Sari remémore un des épisodes intervenus à la veille de l’attaque de l’armée soviétique: « A un moment donné, un prisonnier russe emmené dans notre caserne nous a communiqué de rester en alerte et de prendre des mesures de sécurité car l’armée russe s’apprêtait à déclencher une grande offensive. Attention, on est très bien armé, nous disait le Russe, nous avons beaucoup de blindés. Nous en avons informé nos supérieurs, mais ils ont fait la sourde oreille. Ils avaient du mal à croire qu’au bout d’un ou de deux mois de combats en plein hiver, les Russes auraient toujours la force de passer à l’attaque. Tout cela se passait le 17 novembre. Le 19 novembre 1942, à quatre heures du matin, la grande contre-offensive russe s’est déclenchée sur le Don et à Stalingrad ».


    Plus de 300.000 soldats roumains ont perdu la vie lors de la bataille livrée à la boucle du Don. Dans une interview accordée en 1998, le notaire Mircea Munteanu remémore sa participation à la guerre. Il fut blessé et il s’est vu obliger de se retirer pour recevoir des soins médicaux dans des conditions extrêmes.



    Pourtant, son témoignage ne fait que renforcer l’idée qu’à la guerre, même blessé et théoriquement mis hors danger, le soldat continue à subir des souffrances parfois atroces: « L’attaque a commencé le 29 novembre, sur la rive du fleuve Don. Une balle m’a transpercé la clavicule et l’omoplate gauches. Blessé, je me suis retiré sur un char allemand. En route, j’ai croisé deux majors qui m’ont demandé de descendre du char et de les rejoindre. Je leur ai dit que le commandant de notre peloton avait été tué à la baïonnette par les Russes. Ils ont pansé mes blessures. Et puis nous sommes arrivés à une ferme, en fait un kolkhoze, appelé Frunza, la Feuille. J’y a rencontré un sergent qui m’a offert du pain et une boîte de conserve. Il m’a conseillé de me rendre au village voisin, où il y avait des chariots du Régiment 16 d’infanterie. J’y suis allé, mais j’avais très mal à l’épaule, car j’avais fait le chemin à cheval en traversant un champ enneigé. La neige n’était pas trop épaisse, mais il faisait affreusement froid et je saignais, car le bandage avait décollé. Je ne pouvais plus monter à cheval, parce que j’avais les bottes gelées. Faute de boussole, je m’orientais d’après la lune. Je ne voyais rien. Et tout d’un coup, j’ai aperçu un village. J’ai entendu la sommation, en roumain, d’une sentinelle. Je lui ai demandé où trouver un aide-soignant pour me faire panser. On m’a dit qu’il y avait un vétérinaire. Je me suis remis à marcher aux côtés d’autres blessés. Nous avons parcouru une trentaine de km derrière la ligne de front. Là, il y avait un bain pour les soldats et un hôpital. Les Allemands ont jeté à l’étuve nos uniformes tachés de sang. Finalement, nous avons embarqué dans les wagons d’un train de bétail qui nous a emmenés en Pologne.»



    Considérée par les historiens militaires comme la plus sanglante de l’histoire, la bataille de Stalingrad a marqué un tournant dans la guerre menée sur le front de l’Est. Ce jugement, c’est nous qui le faisons maintenant, car, à l’époque, les gens espéraient toujours dans un autre dénouement de l’histoire. (trad : Ioana Stăncescu, Mariana Tudose)

  • 120 ans de social-démocratie roumaine

    120 ans de social-démocratie roumaine

    Développée d’abord en Occident, la théorie socialiste visait principalement à l’épanouissement de la classe ouvrière. Engendré par la révolution industrielle, le mouvement socialiste était au début lié au niveau de la qualité de vie, tel qu’il résultait des relations économiques et sociales entre les grands industriels et leurs employés. Pourtant, à sa mise en place dans des sociétés agraires, le socialisme a eu du mal à trouver un public adéquat. Ce fut le cas du socialisme roumain importé assez tôt d’Occident.



    Lors de la révolution de 1848 et après la création et le renforcement de l’Etat roumain dans les années 1859 et 1866, le socialisme commence à faire de plus en plus d’adeptes. Surtout que le développement industriel débouche sur la création d’une couche sociale réceptive aux idées socialistes. Des publications telles Le Télégraphe roumain”, L’Univers”, Le travailleur roumain” ou encore Le contemporain” ont servi les intérêts des intellectuels socialistes et progressistes qui en ont profité pour propager leurs idées au sein de la société. Parmi les théoriciens du socialisme les plus connus notons les noms des frères Ioan et Gheorghe Nadejde, de Panait Musoiu, Zamfir Arbore ou encore de Titus Dunca. En plus, n’oublions pas l’infusion du socialisme russe par l’intermédiaire du mouvement populiste russe Narodnik dont le plus important représentant en Roumanie fut Constantin Dobrogeanu- Gherea. Considéré comme le théoricien socialiste roumain le plus prolifique au XIXème siècle, celui-ci s’est vu attribuer une tâche extrêmement difficile: il devait adapter la théorie marxiste propre à une société industrielle à la société agraire roumaine.



    Le sociologue Calin Cotoi nous parle de la place que Dobrogeanu Gherea a occupée au sein de la société roumaine: « Le cas Gherea est très intéressant, puisqu’il reflète le conflit entre la théorie du fond sans forme et celle marxiste. La plupart des arguments formulés par Gherea ont un but précis, à savoir celui de démontrer la légitimité d’un socialisme local. Surtout que ce mouvement était considéré comme une plante exotique en Roumanie. Cela veut dire que les socialistes étaient perçus comme des individus étranges, très sympathiques grâce à leurs idées progressistes, mais qui, pour le reste, n’avaient rien à dire de concret. La Roumanie n’était pas un pays réceptif à la rhétorique socialiste. Or, la stratégie de Gherea reposait justement sur l’idée de transformer la société en quelque chose d’exotique et le socialisme en quelque chose de naturel. Aux dires de Gherea, la société roumaine était monstrueuse, elle encourageait la servitude paysanne et sortait du moule d’un monde normal. Gherea insistait donc sur l’anormalité de la société roumaine. A dresser une analyse de la société roumaine, affirme Gherea, on remarque qu’on doit utiliser les mêmes termes qu’en Occident, mais dans un sens différent. Gherea décide même de créer une loi censée expliquer l’anormalité de la société roumaine, connue sous le nom de la loi de la satellisation sociale » .



    La création le 31 mars 1893 du Parti social démocrate des Travailleurs de Roumanie, premier parti socialiste roumain, a été une entreprise extrêmement difficile. Et cela parce que, en raison du suffrage censitaire, sa base électorale restait des plus faibles. Le programme du parti signé par Dobrogeanu-Gherea s’inspirait de celui d’Erfurt qui avait défini la ligne politique au Parti social démocrate allemand. A vrai dire, Dobrogeanu- Gherea, espérait que la forme, dans ce cas, les idées, allaient finir par créer aussi le fond, c’est-à-dire, la masse critique de partisans. Repassons le micro à Calin Cotoi: « Gherea adopte une stratégie par laquelle il se propose de mettre en évidence l’exotisme et l’anormalité sociale de Roumanie afin de préserver la normalité de la position socialiste, ce qui, en partie, a bien fonctionné. A un moment donné, il affirmait même que le socialisme roumain ressemblait au libéralisme. En l’absence du libéralisme, disait-il, la Roumanie moderne n’aurait pas existé. Le socialisme n’en est que l’étape suivante. Imaginez, s’il vous plaît, affirmait Gherea, comment notre société s’était présentée si les libéraux avaient démarré leurs réformes en 1770 au lieu de 1848. C’était l’argument le plus fort de Gherea. Il est intéressant de constater qu’au moment où il s’est vu contraint d’argumenter la nécessité de mettre en place le socialisme en Roumanie, il s’est inspiré du mouvement russe populiste narodnik. Et donc, il disait que le socialisme était un devoir envers le peuple travailleur qui a peiné pour nous nourrir, habiller et forger notre avenir. Le socialisme était un mouvement plutôt émotionnel et moral. Une théorie qui se confirme si l’on regarde vers le socialisme roumain à la fin du siècle. Chez nous, par exemple, il y avait de nombreux groupuscules qui étudiaient les sciences de la nature. Il suffit de feuilleter la publication d’inspiration socialiste Contemporanul pour découvrir toute sorte d’articles sur les sciences naturelles. Le socialisme était donc un mélange d’émotion, de sciences de la nature, de moralité et de changement social » .



    Malgré des efforts soutenus, jusqu’au lendemain de la Première guerre mondiale, les racines de la social-démocratie et du parti social- démocrate n’ont pas pris en Roumanie. Elles ont été perçues plutôt comme les passions passagères d’un groupe d’intellectuels idéalistes et moins comme des solutions politiques viables. ( trad.: Ioana Stancescu)

  • Les héroïnes de la résistance anticommuniste : Elisabeta Rizea

    Les héroïnes de la résistance anticommuniste : Elisabeta Rizea

    La résistance armée anticommuniste et antisoviétique vit le jour dans les montagnes de Roumanie, dès l’automne 1944. Les groupes de partisans se sont notamment concentrés dans les Carpates; c’est là que leurs leaders et leurs successeurs ont agi, en mettant leur empreinte sur l’histoire de la Roumanie, de sorte que les générations futures n’aient pas honte de leur passé et de leurs ancêtres.



    Les pages de la résistance armée anticommuniste de Roumanie ont été écrites par des militaires, étudiants, paysans, ouvriers, par des hommes et des femmes. La participation des femmes à la résistance est restée méconnue aux Roumains jusqu’en 1989, lorsque le silence dans lequel tout le pays avait plongé fut brisé. La paysanne Elisabeta Rizea de la commune de Nucsoara, du département de Arges (sud de la Roumanie) est alors apparue comme la figure iconique de l’héroïne qui a gardé sa verticalité. Elle est devenue célèbre grâce au documentaire de télévision « Memorialul Durerii » — Le mémorial de la souffrance.



    Elisabeta Rizea n’a pas lutté sur les fronts, n’a sauvé personne de la mort et n’a pas donné sa vie pour quelqu’un d’autre. En revanche, Elisabeta Rizea a gardé ses principes : elle n’a pas menti, n’a pas donné d’informations à la Securitate sur ses voisins et ses parents ; elle a gardé vive sa conviction que la justice l’emportera finalement. Elisabeta Rizea s’est rangée du côté de ceux qui défendaient la justice et la vérité : elle leur a donné à manger et elle les a mis à l’abri des ennemis.



    Elisabeta Rizea a représenté le symbole du paysan digne qui défend son petit univers : sa propriété, sa famille, sa foi. 12 années de prison — ce fut le prix qu’elle a dû payer pour tout cela. Le Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine a eu l’honneur d’interviewer Elisabeta Rizea en 2000, lorsqu’elle était âgée de 88 ans. Dans ce qui suit, elle s’attarde sur la manière dont elle maintenait le contact avec le groupe de partisans Arsenescu-Arnăuţoiu: « Je ne suis pas une femme politique, je suis une femme juste. Je suis Roumaine, pourquoi passer du côté d’un autre pays et ne pas me mettre du côté de mes Roumains? Les partisans – je ne les ai jamais rencontrés. C’est un saule dans le tronc duquel il y avait un creux qui me servait de boîte postale. Voilà comment je m’y prenais: si je voyais l’armée arriver je leur écrivais un message: Faites attention au passage de l’armée”. Quand j’avais les gens de la Securitate sur mes traces, j’accrochais le pot à eau sur le mur extérieur de la maison. Quand les agents restaient chez moi pour manger, je pouvais entendre de la pièce à côté ce qu’ils discutaient. Et je me mettais aussitôt en route, en empruntant un sentier qui donnait sur un escalier au bout duquel il y avait ce saule, avec le trou où je mettais le billet. Et monsieur le capitaine Arnautoiu le cherchait et le lisait. Je l’informais sur la position de l’armée, sur l’endroit où j’avais mis de la nourriture, selon mes possibilités. »



    Selon ses témoignages, pendant les enquêtes, on la faisait pendre par les cheveux à un crochet et on la passait à tabac. Elle se souvient qu’à ces moments-là, elle se faisait le signe de croix à l’aide de sa langue et elle priait Dieu de lui donner la force de ne pas dire ce qu’elle savait. C’était là un serment qu’aucune personne honnête n’acceptait de violer.



    Elisabeta Rizea remémore également les visites que la Securitate lui rendait avant son arrestation: « C’était un petit pont non pas en ciment, mais en bois et je me rappelle que l’agent de la Securitate était chaussé de bottes. A leur simple bruit, je paralysais de panique, mon cœur battait fort comme s’il allait sortir de ma poitrine. Je me disais: ça y est, c’est fini ! Il va m’emmener pour me tuer. C’est comme cela que je passais le plus clair de mon temps! Au moment où il venait, il augmentait la flamme de la lampe à gaz, il commençait l’interrogatoire. Et moi je m’obstinais à dire que je ne savais rien de tout cela. Je n’ai rien déclaré, ils n’ont pas réussi à me faire parler. Je me rappelle avoir juré la main sur une Evangile et sur une croix qui se trouvaient dans cette chambre – là, sur une table. J’ai pris la Croix dans la main et j’ai juré sur la Bible devant le colonel Arsenescu, devant Tomita Arnautoiu et devant d’autres intellectuels. J’ai donc juré devant tout ce monde que je n’allais jamais trahir. Et j’ai tenu ma promesse ».



    Il y a plus de 200 ans, le philosophe et l’homme d’Etat irlandais Edmund Burke disait : « pour que le mal triomphe, il suffit que les gens de bien ne fassent rien ». Or, dans le cas d’Elisabeta Rizea, ce furent justement les gens de bien qui ont appuyé les mauvaises gens. Les voisins restaient les yeux rivés sur elle pour rapporter par la suite à la Securitate tout ce qu’elle faisait. Jetée en prison, Elisabeta Rizea a été remise en liberté en 1963, en arrivant à survivre au régime politique qui avait marqué son existence.



    L’impact qu’Elisabeta Rizea a eu sur l’opinion publique roumaine fut des plus importants, surtout dans les années 1990 — 2000. En témoigne un classement des plus grandes personnalités roumaines réalisé en 2006 et où Elisabeta Rizea a occupé la 58e position. Au moment où les autorités roumaines ont avancé l’idée d’un monument à la mémoire de la résistance anti communiste, l’opinion publique a choisi Elisabeta Rizea comme première proposition.




    En 2003, Elisabeta Rizea quitta ce monde, à 91 ans, en laissant derrière une leçon de patriotisme et de dignité humaine. A connaître son histoire, on comprend qu’il y a des gens qu’on peut chasser, torturer, humilier, sans arriver jamais à les anéantir. (trad. : Alexandra Pop, Ioana Stancescu)

  • Les bombardements américains d’avril 1944

    Les bombardements américains d’avril 1944

    Le 4 avril 1944, plusieurs centaines de bombardiers américains décollaient de Foggia, en Italie, pour survoler l’espace aérien roumain et bombarder des cibles économiques. Le but était que les Etats-Unis aident leur allié soviétique dans la lutte contre la coalition dirigée par l’Allemagne nazie. Les bombardements américains ont également pris pour cible la ville de Bucarest, où ils souhaitaient détruire le triage de la Gare du Nord. Ceci a fait quelques milliers de morts parmi les civils innocents, la plupart étant des réfugiés de la Moldavie du Nord, région où le front était arrivé.



    L’écrivain Mihail Sebastian notait dans son Journal, le 8 avril 1944 : « Hier après-midi, je suis allé faire un tour dans le quartier de Griviţa. Depuis la gare jusqu’au Boulevard Basarab, aucune maison n’est sortie indemne. Le paysage est déchirant. On déterre encore des morts, on entend encore des gémissements sous les décombres. A un coin de rue, trois femmes pleuraient avec des cris aigus, en s’arrachant les vêtements, un cadavre calciné, qui venait d’être sorti de sous les éboulis. Il avait plu un peu le matin et une odeur de boue, de suie et de bois brûlé flottait sur tout le faubourg. Vision atroce, de cauchemar. Je n’ai plus été en état de continuer après Basarab, et je suis rentré, avec un sentiment d’écœurement, d’horreur et d’impuissance ».



    Le bilan officiel a été de 2942 morts et 2126 blessés ; La mémoire sociale a été, elle aussi, fortement marquée par les événements. Le chef d’orchestre Emanuel Elenescu, interrogé par le Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine en 1994, se souvenait de comment tout avait commencé le 4 avril 1944 : « Une semaine auparavant, un exercice de défense passive avait été prévu pour 10h. Comme ils ne sont pas disciplinés par ici, les gens n’ont même pas fait attention. Les sirènes ont sonné comme quoi le danger était passé, et chacun a vaqué à ses occupations. Vers une heure et demie ou deux heures moins le quart, les sirènes se mettent à sonner : alarme. Les gens n’ont pas fait attention, parce qu’ils savaient que c’était un exercice de défense passive. Moi, j’étais dans la rue Popa Tatu, près de la Radiodiffusion, et j’ai rencontré ma mère et mon frère, qui déjeunaient dans un restaurant à proximité. Quand la sirène eut fini de sonner, j’ai entendu un bruit d’avions. Avec mon oreille musicale exercée, je me suis rendu compte que ce n’était pas un bruit habituel, c’était un bruit d’avions très lourds, qui donnait froid dans le dos. C’était comme si le ciel avait tremblé. Et j’ai dit : « Maman, entrons là, dans un abri, c’est une alarme véritable, ça ! ». Et nous sommes entrés dans un magasin alimentaire situé Calea Griviţei et le bombardement a commencé. Il y a eu 3 vagues d’avions successives. L’abri s’ébranlait, et nous avec ; c’était comme s’il avait sauté, comme si c’était un tremblement de terre. C’étaient des avions Liberator”, on les appelait des “forteresses volantes”, ils avaient des mitrailleuses dans les ailes, dans la queue et aussi devant. Et quand nous sommes sortis, le marché Matache était plein de morts. Un tramway, non cloué au sol, s’appuyait sur une maison, tandis que sa ligne était pliée. Et aucun des morts n’avaient été touché par les bombes. C’est le souffle qui les a tués. Tous avaient peu de sang sur le visage, et ils étaient tuméfiés. Au moment de l’explosion, le vide se produit et les gens ont fait implosion ».



    La Radiodiffusion Roumaine a changé de siège et Emanuel Elenescu se souvient de la manière dont elle a continué d’émettre. Les raids américains se sont eux-aussi poursuivis : « Dans la soirée, j’avais une émission avec l’Orchestre de la Radio, dont je faisais partie. Je suis allé à la Radio où tout était en ruines, on n’a rien pu y faire. Des alertes il y en avait chaque jour, même en l’absence des bombardements. Comme on ne pouvait plus réaliser d’émissions, on s’est vu donner un ordre de dispersion par le maréchal Antonescu. Nous avons été dispersés dans le village de Bod, dans le sud de la province de Transylvanie. C’était un village de Saxons, les Roumains y étant peu nombreux. Le village se trouvait à 2 kilomètres de l’émetteur de Bod. C’est là, plus précisément dans une guinguette d’un Saxon, Schuster de son nom, que nous avons aménagé un studio. Nous réalisions 2 émissions en direct par jour. Ce qui veut dire que l’on continuait à faire notre boulot. Quand des alertes du type « Achtung ! Achtung ! » se faisaient entendre on savait que l’on devrait s’attendre aux premières vagues d’avions, interrompre l’émission et s’enfuir dans une plaine, près de Bod. Un jour, je dirigeais la « Pathétique » de Tchaïkovski. A un moment donné j’entends un bruit de tympanon. Le tympanoniste me regarde et moi je regarde le tympanoniste. Finalement on se rendit compte que ce que l’on entendait en réalité c’était des avions américains qui survolaient le village de Bod, à une hauteur très petite et s’apprêtaient à bombarder la ville de Brasov. Ce fut là une erreur, une sorte de blague stupide d’un ingénieur du son qui a omis de nous aviser que l’alarme avait été donnée. Nous nous sommes aussitôt enfuis dans la plaine ».



    Le professeur Olimpiu Borzea figure également parmi les quelques témoins des bombardements de 1944 que le Centre d’Histoire Orale a retrouvé en vie en 2001 et désireux de faire part de ses souvenirs : « Dans la période avril-mai, j’ai fait le tour des hôpitaux de Roumanie. D’abord à Socola, ensuite à Vaslui, puis à l’hôpital Elizabeta de Bucarest. Ensuite, on m’a envoyé à l’Internat de l’Ecole franciscaine de la rue du même nom. A chaque fois que les bombardements se faisaient entendre, on nous conduisait au sous-sol. Et je me rappelle les lamentations d’un jeune soldat auquel j’ai fini par dire : t’as pas honte, toi ? Regarde un peu ces jeunes infirmières à quel point elles arrivent à se tenir calmes et toi, tu n’arrêtes pas de pleurnicher, quel genre de soldat es-tu ? Il ne savait même pas tenir son thermomètre, il l’avait placé vice versa et la pauvre infirmière n’arrivait pas à s’expliquer pourquoi il n’avait pas de fièvre, même s’il brûlait très fort. Et elle essayait de lui reprendre la fièvre. Finalement, je lui ai dit : « fais-moi voir un peu ton thermomètre ». Et j’ai constaté qu’il était abîmé et donc, je lui ai passé le mien. Et surprise, il n’avait pas de fièvre ».



    Les bombardements américains ont bien servi à la logique de guerre qui dit que l’adversaire doit être anéanti à tout prix. Malheureusement, ce sont toujours les civils innocents qui doivent payer le prix sans être responsables du conflit proprement dit. (trad. : Ligia Mihaiescu, Alexandra Pop, Ioana Stancescu)