Category: Pro Memoria

  • L’émission “Réflecteur” de la Télévision roumaine

    L’émission “Réflecteur” de la Télévision roumaine

    1966 – 1971 : une période de relâchement idéologique

     

    L’histoire de la presse des années noires du communisme comprend une période plus faste, de relâchement idéologique, entre 1966 et 1971, période pendant laquelle l’éthique et la déontologie journalistique n’ont plus été le vain mot qu’elles étaient habituellement. C’est en cette période qu’est apparue l’émission de télévision Réflecteur, censée mettre sur la sellette les dysfonctionnements présents dans certains domaines de la vie de la société socialiste de la Roumanie d’alors. Forcément, certains sujets, qui avaient trait à la nomenklatura, aux forces armées ou encore à l’appareil répressif de la Securitate, demeuraient tabous.

     

    Lancée en 1967 et s’inspirant de certaines émissions de télévision occidentales, Réflecteur trouva rapidement écho dans les chaumières. L’ouverture idéologique de l’appareil de propagande qu’était la télévision publique d’alors doit beaucoup à deux personnalités : Silviu Brucan, président de la société de la télévision roumaine, et Tudor Vornicu, ancien correspondant de presse en France, devenu rédacteur en chef de la télévision roumaine, qu’il tenta de bâtir selon le modèle français.

     

    Les débuts de l’émission 

     

    Dans une interview passée en 1997 au micro du Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine, Ion Bucheru, vice-président de la Télévision roumaine depuis le milieu des années 1960, racontait le contexte du lancement de cette émission de télévision :

     

    Ion Bucheru: « J’étais responsable de l’émission Réflecteur de la part du conseil de direction tout comme d’une autre émission similaire, intitulée L’Enquête sociale. Réflecteur bénéficiait d’une diffusion bihebdomadaire d’une durée de 20 à 25 minutes. L’Enquête sociale avait une durée de 50 minutes, parfois une heure. Il y avait un véritable engouement du public pour ces émissions. L’on recevait un courrier inouï qui nous était adressé le plus souvent par des gens qui avaient épuisés toutes les voies administratives ou légales pour faire valoir leurs droits. »   

     

    Les enquêtes présentées dans le cadre de ces émissions de télévision mettaient sur la sellette des cas flagrants d’abus, l’incompétence ou encore l’indifférence des autorités dans la gestion de l’intérêt public. Des émissions craintes pour leur mordant par bon nombre de responsables politiques.

     

    Ion Bucheru : « Le cadre final de Réflecteur montrait une limousine noire qui démarrait en trombe, alors que la bande texte titrait « Le ministre Untel, sans doute trop pressé par ses responsabilités, s’est refusé à tout commentaire face aux graves dysfonctionnements relatés dans le cadre de notre émission et qui relèvent malgré tout de son domaine de responsabilités ». Alors, voyez-vous, cette émission s’est rapidement bâti une réputation. Lorsqu’un ministre ou un directeur d’entreprise apprenait que le car de reportage de l’émission était dans les parages, il n’était pas loin de l’apoplexie. »      

     

    Nicolae Ceaușescu met fin brutalement au vent de liberté dans la presse roumaine

     

    Mais le vent idéologique allait rapidement tourner et les cowboys de la télévision roumaine devront rentrer dans les rangs. En effet, en 1971 Nicolae Ceaușescu décide de mettre brutalement fin au vent de liberté qu’avait un moment soufflé dans la culture et les médias roumains pour revenir à la ligne dure idéologique qui avait été de mise pendant l’époque du stalinisme. Un tournant pour l’émission Réflecteur, qui allait devenir de moins en moins acide, jusqu’à perdre son âme.

     

    Ion Bucheru : « Le tournant idéologique opéré par Nicolae Ceausescu au mois de juillet 1971 a été provoqué par un scandale de télévision. En effet, Ceausescu était au faîte de sa gloire et de sa popularité en 1968, lorsqu’il a tenu tête à l’URSS lors de l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes du Pacte de Varsovie. Il était adulé par les Roumains, il s’était aussi rapidement bâti grâce à cette position un indéniable prestige en Occident. Ce fut un véritable moment de grâce pour la politique externe du régime communiste roumain, un prestige, une sympathie que l’on ressentait tous dès que l’on arrivait en Occident. J’ai ressenti cette sympathie en tant que journaliste de télévision. L’on partait souvent sans moyens, sans argent, faire un documentaire, une émission, suivre une délégation officielle en Occident. Et l’on se voyait entouré, l’on se faisait aider par nos confrères d’une manière incroyable ».   

     

    Finalement l’émission Réflecteur passera à la trappe au milieu des années 1980, lorsque la durée de diffusion quotidienne de la Télévision roumaine a été ramenée à seulement deux heures. Une émission phare pour son franc-parler, qui reviendra après la chute du régime communiste dans la grille des programmes de la télévision publique roumaine sans toutefois plus jamais parvenir à égaler l’engouement suscité à l’époque de sa gloire. (Trad Ionut Jugureanu)

     

  • La prison politique d’Aïud

    La prison politique d’Aïud

    La triste notoriété d’Aiud, petite ville du Maramures

     

    La triste notoriété d’Aiud, petite ville du Maramures, région située au nord de la Roumanie près de la frontière avec l’Ukraine, a abrité probablement la plus importante prison politique des années noires du régime communiste de Roumanie.

     

    L’historien Dragoș Ursu du musée national de l’Union d’Alba Iulia s’est penché dans son dernier ouvrage, 35 années après la chute du régime communiste, sur l’histoire de cette prison.

     

    Dragoș Ursu :  « L’opposition de la société roumaine au communisme, au régime communiste qui s’est installé après la Seconde Guerre mondiale, a été, avant tout, de nature politique. C’est que la société roumaine d’alors, les partis politiques, ce que nous appelons génériquement la société civile, les Roumains dans leur ensemble voyaient dans le communisme un ennemi qui menaçait l’existence même de la démocratie roumaine et de l’État roumain. Il s’agissait d’un régime imposé par l’occupant soviétique, un régime illégitime et criminel. Ainsi, avant tout, l’opposition au régime communiste était de nature politique, ce qui a conduit ces opposants dans les prisons, poursuivis qu’ils étaient par la Securitate, la police politique du régime, et par la répression communiste. La rééducation était de mise à Aiud, car le régime considérait qu’il avait à faire à ce qu’il appelait nommément des ennemis du peuple. Ils devaient donc être réprimés continuellement en détention, soumis à un régime de déshumanisation à travers un processus de rééducation politique et psychologique, déroulé sans répit ».

     

    Le lieu de détention privilégié des membres de la Garde de Fer

     

    La population carcérale de la prison d’Aiud venait de différents horizons politiques, mais elle fut surtout le lieu de détention privilégié des légionnaires, ces membres de la Garde de Fer, de l’extrême-droite d’avant la guerre.

     

    Dragoș Ursu : « Aiud est peut-être la prison la plus grande, si l’on parle en termes de capacité d’accueil. Elle pouvait accueillir entre 3.600 ou 4.000 détenus au même moment. Au cours de la période communiste, environ 14.000 détenus sont passés par Aiud. En 1948, Aiud se voit attribuer les détenus ayant une profession intellectuelle : fonctionnaires, professions libérales et intellectuels, ainsi que ce que les communistes appelaient les « criminels de guerre », condamnés après la Seconde Guerre mondiale. Aiud devient ainsi connue comme la « prison des légionnaires ». Mais ces derniers ont formé une majorité plutôt relative. Car Aiud accueillait des membres d’autres formations politiques, des libéraux, des nationaux-paysans, des officiers de l’ancienne Armée royale, des paysans qui se sont rebellés contre la collectivisation des terres, des membres de la résistance anticommuniste ».

     

    Les différentes formes de la rééducation

     

    Aux côtés des pénitentiaires de Pitești, Gherla et Canal, Aiud a également été un des lieux de rééducation, soit de l’une des formes les plus extrêmes de brutalité infligée à l’être humain par un régime qui se prétendait humaniste.

     

    Dragoș Ursu a cependant observé des différences entre les différentes formes que prenait la rééducation :

    « C’est dans la prison politique de Pitești qu’a débuté la rééducation des détenus. Cette méthode sera ensuite implémentée à Gherla et Canal, une soi-disant rééducation, d’une violence extrême. En revanche, à Aiud, nous parlons d’une rééducation tardive, d’une répression déclenchée après la révolution hongroise de 1956, où le régime emploie davantage les instruments propres du conditionnement psychologique, de la guerre psychologique. Aussi, l’on hésitera d’utiliser directement et ouvertement la violence et la torture, pour des raisons très pratiques, car il s’agissait des détenus qui avaient déjà passé 10, voire 15 ans en détention, épuisés physiquement, psychiquement, moralement. Employer dans leur cas la violence physique les aurait tués. Aussi, si à Pitești l’on fait appel à des méthodes violentes, à Aiud l’on agit dans le registre psychologique, idéologique et culturel pour aboutir au lavage des cerveaux. »

     

    La mémoire collective

     

    Mais quelle empreinte a laissé la prison politique d’Aiud dans la mémoire collective ?

     

    Dragoș Ursu : « La rééducation de Pitești, par sa violence extrême, a absout les victimes. Car, face à ce déchaînement de violence extrême, nul n’est tenu de résister. A Aiud en revanche, le sentiment de culpabilité des victimes est bien plus important, précisément parce que la rééducation a pris des formes insidieuses, psychologiques. Et nous voyons comment les mémorialistes, les survivants, polémiquent, transmettent le sentiment de culpabilité de ceux qui, d’une certaine manière, sont passés du côté du régime. Cela place la rééducation à Aiud dans un registre différent. Et, d’une certaine manière, de ce point de vue, nous pouvons dire que le régime a réussi à semer les graines de la méfiance parmi les victimes détenues, à la fois pendant la rééducation et ensuite au niveau des mémoires, parmi ceux qui ont survécu et ont raconté leur expérience d’incarcération. Ce qui n’est pas le cas à Pitești, car là-bas, la mémoire est beaucoup plus unie et les détenus se comprennent les uns les autres parce qu’ils ont traversé une violence extrême. En revanche, Aiud est différent. »

     

    La prison d’Aiud dispose désormais d’une monographie qui ramène au présent un temps et un lieu de l’inhumanité du régime communiste.

    (Trad Ionut Jugureanu)

  • La destruction du patrimoine religieux de Bucarest

    La destruction du patrimoine religieux de Bucarest

    Le régime communiste a détruit de nombreuses églises et monastères

     

    L’histoire du patrimoine religieux de Bucarest durant le 20e siècle, surtout celle de la seconde moitié du siècle, ne fut pas des plus reluisantes. Le régime communiste fut loin d’être un allié de la religion et n’hésita pas à s’en prendre aux églises et aux monastères qui essaimaient le Bucarest d’antan. Il en fut ainsi du monastère Văcărești, le plus grand monastère orthodoxe de l’Europe de Sud-Est.

     

    L’historienne Speranța Diaconescu ancienne fonctionnaire à l’Office culturel national de Bucarest raconte dans une interview de 1997, conservée par le Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine, la manière que le régime communiste de l’époque a utilisé pour mettre à terre nombre de lieux de culte.

     

    Speranța Diaconescu : « Les choses évoluaient de mal en pis. Il y a eu des destructions d’églises dès l’installation du régime communiste en Roumanie. Il y a eu l’église Stejarului, l’église du chêne, sise place du palais royal, qui fut détruite pour laisser la place à l’ensemble Sala Palatului et aux buildings d’habitations avoisinants. Pourtant, dans ces années, et l’on parle des années 50-60, c’était l’exception. Le phénomène a pris pourtant de l’ampleur plus tard, dans les années 80, lorsque Nicolae Ceausescu s’est évertué de rebâtir à sa sauce le nouveau centre de Bucarest, en détruisant pour ce faire des quartiers historiques du vieux Bucarest. Des quartiers qui avaient du cachet et où les églises étaient présentes en nombre. Ce fut pour la capitale roumaine une perte inestimable en termes de patrimoine architectural, culturel et religieux. » 

     

    Des destructions massives dans les années 1980

     

    En effet, pour les Bucarestois les années 80 furent synonymes de destructions massives. Les nouveaux plans de systématisation de la capitale roumaine n’ont pas épargné les lieux de culte. Les églises, victimes de la folie destructrice du dictateur roumain, ont été, pour une minorité, translatées, pour la plupart détruites.

     

    Speranța Diaconescu rappelle le cas de l’église Pantelimon, située sur une ile du lac homonyme, église démolie en 1986 :

    « L’on a fait des fouilles, l’on est parvenue à sauver des choses. Ensuite seulement elle fut démolie. C’était la procédure. C’était une église voïvodale, où se trouvait la dépouille d’Alexandru Ghica. Elle recueillait des éléments décoratifs précieux, certaines pièces uniques que l’on est parvenu à sauvegarder ». 

     

    Un mépris généralisé pour le patrimoine religieux

     

    Mais le mépris pour le patrimoine religieux était généralisé, depuis les décideurs politiques et jusqu’aux simples ouvriers.

     

    Speranța Diaconescu :

    « Après avoir soulevé la pierre tombale, l’on a découvert le sarcofage du voïvode Alexandru Ghica. La dépouille était embaumée, bien conservée, enfermée dans un cercueil de plomb, ensuite seulement dans son cercueil de bois. Vu l’état de conservation, l’on décida alors d’étudier de près la dépouille. Mais vous savez quoi ? Ils ont pris le cercueil de plomb pour l’amener au musée, c’était une pièce qu’il fallait conserver. Ils ont ensuite soulevé la chemise du voïvode et ils se sont étonnés qu’il n’avait pas de médaillon d’or autour du cou. La dépouille n’avait qu’une bague et une chaîne avec une petite croix en or autour du cou. A la fin, la dépouille a été entassée dans un sac en plastique et jetée derrière un buisson. Il est vrai qu’elle commençait à sentir mauvais, mais était-ce cela une raison pour la jeter de la sorte ? C’était pire que du vandalisme. Avec l’aide d’une collègue et du prêtre, je suis finalement parvenue à lui creuser une tombe et à réinhumer sa dépouille dans la dignité. Mais ce fut lamentable, vraiment lamentable ».     

     

    Quoi qu’il en soit, durant la seconde moitié du 20e siècle, pendant les 45 années de régime communiste, le patrimoine religieux de Bucarest souffrit des pertes irréparables. Sa mémoire, tronquée, tant qu’elle a pu être épargnée par les bulldozers, demeure d’autant plus précieuse. (Trad Ionut Jugureanu)

  • Le centenaire de la Patriarchie roumaine

    Le centenaire de la Patriarchie roumaine

    En 2025, l’Eglise orthodoxe de Roumanie fêtera un double anniversaire : 140 depuis qu’elle fut proclamée église autocéphale, en 1885, et puis 100 ans depuis la création de la Patriarchie de Roumanie, en 1925. Pour mieux comprendre la signification de ces deux dates qui ont marqué l’histoire de l’église orthodoxe de Roumanie écoutons l’historien Dragoș Ursu du musée national de l’Union de la ville d’Alba Iulia, située en Transylvanie :

    « En 1918, les provinces roumanophones de Bessarabie, de Bucovine de Nord et de Transylvanie ont rejoint le royaume de Roumanie. L’Eglise orthodoxe roumaine était l’église majoritaire de la Grande Roumanie issue après le Traité de Trianon. Il faut savoir qu’en 1918, la Roumanie comptait une Eglise orthodoxe aux obédiences multiples. Il y avait certes l’Eglise orthodoxe du vieux royaume, soit celui formé par l’union entre la Valachie et la Moldavie au milieu du 19e siècle, ensuite les Eglises de Transylvanie, de Bucovine, province de l’empire d’Autriche-Hongrie gérée par les Autrichiens, enfin l’Eglise de Bessarabie, soumise depuis plus de cent ans à Moscou. Il fallait bien entendu réunir d’une manière ou d’une autre les Eglises orthodoxes de ces quatre territoires réunis dorénavant dans un même Etat. Le processus démarre en 1919 et arrive à son terme six années plus tard, en 1925. Et puis, à la fin, l’Eglise orthodoxe roumaine comptait près de 15 millions de croyants. Une église puissante, vibrante, vigoureuse, qui ne pouvait pas ne pas se doter d’un patriarcat. A l’époque, le patriarcat de Constantinople se trouvait sous la pression des Turcs alors que l’existence de l’église russe était mise en danger par les Bolchéviques. Par comparaison, l’église roumaine était à son apogée, et il lui fallait bien se doter d’un patriarcat ».    

     

    A la fin, l’année 1925 allait achever au niveau de l’organisation de l’Eglise orthodoxe roumaine ce que l’année 1918 avait commencé au niveau de l’unité de l’Etat. Dragoș Ursu :

    « L’année démarre avec le synode du 4 février 1925, lorsque sous la proposition du métropolite Nectarie de Bucovine, le synode approuve la création du patriarcat de Roumanie. La décision synodale sera ensuite votée au Sénat. Au mois de septembre, la Patriarcat œcuménique de Constantinople, qui avait jusqu’alors chapeauté l’église orthodoxe roumaine, reconnaît à son tour le patriarcat de Bucarest. Et ce sera le 1er novembre 1925 qu’a lieu la cérémonie symbolique de la montée sur le trône patriarcal du premier patriarche de l’église orthodoxe roumaine, Miron Cristea. Nous parlons donc d’un processus en deux temps : D’abord l’union des quatre traditions orthodoxes roumaines réunies dorénavant dans un même Etat, ensuite la reconnaissance de ce nouveau patriarcat, de cette nouvelle église par ses pairs, par l’orthodoxie européenne et mondiale ».

     

    6 patriarches à la tête de l’Eglise orthodoxe roumaine

    Depuis lors, 6 patriarches se sont succédés à la tête de l’Eglise orthodoxe roumaine. Que pourrait-on retenir de leur passage dans la plus haute charge pastorale de cette église ? Dragoș Ursu :

    « Miron Cristea fut certainement le patriarche de l’union, celui qui a jeté les bases de l’organisation unitaire de l’Eglise orthodoxe roumaine, celui encore qui a jeté les bases de l’enseignement théologique orthodoxe dans la nouvelle Roumanie d’après la Grande Guerre. L’époque de Nicodim Munteanu, qui lui a succédé, a été une époque marquée par la résurgence des nationalismes, des guerres et des régimes dictatoriaux. A la tête de l’Eglise entre 1939 et 1948, il a été contemporain de la dictature royaliste de Carol II, de l’Etat national-légionnaire de 1940-1941, de la dictature militaire de Ion Antonescu pendant la guerre, enfin de l’occupation de la Roumanie par les Soviétiques fin 1944 et du processus de soviétisation du pays déroulé entre 1945 et 1948. La figure controversée de Iustinian Marina qui lui succéda, surnommé par d’aucuns le patriarche rouge, à cause de ses affinités avec le régime communiste nouvellement installé à Bucarest, a été retenue toutefois par l’Eglise orthodoxe comme celui qui a su préserver l’essentiel de l’orthodoxie roumaine, de ses structures, de la pratique religieuse en des temps extrêmement troubles, face à un pouvoir politique autoritaire et manifestement hostile à la religion. Le patriarche Iustin, qui conduira ensuite les destinées de l’église orthodoxe roumaine pendant 9 années, sera retenu surtout pour ses initiatives théologiques et culturelles. La mémoire du patriarche Teoctist qui lui succède est également perçue de manière ambivalente. Son nom est entaché par son apparente connivence avec le régime communiste de Nicolae Ceausescu, mais il fut aussi le patriarche qui mena la barque de l’église pendant la chute du régime communiste et durant la période de la transition démocratique vers l’intégration européenne du pays. Il fut aussi le patriarche qui démarra le rapprochement entre l’église orthodoxe roumaine et l’église catholique. Rappelons-nous la visite du pape Jean-Paul II en Roumanie à l’été 1999, première visite d’un souverain pontife dans un pays majoritairement orthodoxe. Enfin, faire le bilan du patriarche actuellement en fonction, le patriarche Daniel, n’est pas chose aisée, car il est sans doute trop tôt. Mais il est évident que Daniel a d’ores et déjà beaucoup œuvré pour développer les structures de l’Eglise orthodoxe roumaine dans la diaspora, au-delà des frontières nationales, notamment dans cette province historique qu’est la Bessarabie, la république de Moldova. Grâce à ses efforts, l’orthodoxie roumaine occupe actuellement une place de choix parmi les cultes présentes en république de Moldova. Et puis, Daniel est un patriarche bâtisseur. On lui doit la cathédrale nationale, ce projet conçu déjà au temps du premier patriarche de l’Eglise orthodoxe roumaine, au temps de Miron Cristea, en 1925. »  

    Quoi qu’il en soit, l’histoire de la patriarchie de l’Eglise orthodoxe roumaine suit de près les aléas de l’histoire de la Roumanie durant les deniers cent ans. Mais elle devrait sans doute faire face à de nouveaux défis dans les décennies à venir.   (Trad. Ionut Jugureanu)

  • Les relations diplomatiques entre la Roumanie et le Japon

    Les relations diplomatiques entre la Roumanie et le Japon

    Les premières mentions du Japon par des Roumains

     

    La nature humaine fait que les hommes ont depuis toujours été interpellé par la manière de vivre des autres, par leurs coutumes et par leur mode de vie, par leur culture et par des civilisations éloignées, et cela bien avant l’ère de la mondialisation. C’est d’abord du boyard, diplomate et explorateur roumain Nicolae Milescu qui a vécu au 17e siècle, que nous avons hérité les premiers écrits sur le Japon, sur le quotidien et la civilisation japonaise de ce temps.

     

    Mais ce ne sera que bien plus tard, en 1902, que l’ambassadeur du Japon à Vienne va initier les premiers contacts dans le dessein de nouer les relations diplomatiques entre le Japon et la Roumanie. C’est encore la même année que sera signé le premier contrat commercial entre Tokyo et Bucarest. Ensuite, pendant la Grande Guerre, les deux pays se retrouvent côte-à-côte, alliés des franco-britanniques. Et c’est dans ce contexte qu’au mois d‘août 1917 la Roumanie ouvrira sa représentation diplomatique dans la capitale du Japon, alors que le Japon n’ouvrira qu’en 1922 son ambassade à Bucarest. Aussi, si la légation roumaine de Tokyo allait être fermée en 1922 pour cause de coupes budgétaires, elle rouvrira à nouveau en 1927 pour fonctionner sans interruption jusqu’au mois de septembre 1944. Durant la Seconde Guerre mondiale les deux Etats seront à nouveau alliés, à l’intérieur de l’Axe cette fois.

     

    Après la Seconde guerre mondiale

    Après la guerre, les relations diplomatiques entre les deux Etats ne seront renouées qu’en 1959. Ion Datcu, nommé ambassadeur de Bucarest à Tokyo en 1966, racontait son expérience du pays du Soleil levant en 1994, dans une interview conservée par le Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine.

     

     

    Ion Datcu : « La Roumanie était fort méconnue à Tokyo, même dans les cercles gouvernementaux. Je me rappelle leur étonnement lorsque nous appuyions une position divergente de la ligne soviétique. Pour les Japonais, le bloc de l’Est était un bloc doté d’une seule voix : celle de Moscou. Plus tard j’ai compris que les Américains voyaient les choses de la même manière. Avec les hommes d’affaires en revanche c’était différent. Je suis allé visiter nombre d’entreprises japonaises, nous développions déjà les affaires avec l’Occident à l’époque, l’on achetait des bateaux, l’on construisait des bateaux, de l’électronique. Les hommes d’affaires étaient souvent mieux informés, plus intéressés par le marché roumain. »

     

    Rencontre avec l’empereur du Japon

     

    Mais quel ne sera la surprise de l’ambassadeur roumain Ion Datcu lorsqu’il rencontra l’empereur du Japon.

     

    Ion Datcu : « L’empereur Hirohito avait un vrai sens de l’humour, un grand monsieur, une personne conviviale sinon humble. Et j’ai eu la surprise de constater que l’empereur connaissait bien davantage de choses sur notre pays que les membres de son gouvernement. Il a commencé à parler du delta du Danube, il connaissait énormément sur la faune, sur la faune marine notamment, et il voulait en apprendre davantage. De retour des vacances, j’ai amené avec moi des livres avec des cartes du delta que j’ai eu le plaisir de lui en faire cadeau. Je lui ai même lancé l’invitation au nom de mon gouvernement de venir fouler le sol et traverser les eaux de cette région qui l’intéressait tant. Il n’arrêtait pas de s’étonner de l’énorme richesse de notre delta du Danube. Il avait étudié la biologie et s’intéressait toujours à ce type de recherches, aux animaux marins ».

     

    Des relations dominées par les questions économiques

     

    Mais les relations entre les deux pays étaient dominées par les questions économiques.

     

    Ion Datcu estime que ce sont les Japonais qui ont inventé la diplomatie commerciale : « Mon mandat se concentrait sur les questions d’ordre économique. A l’époque, on était en train de moderniser toute une série de capacités industrielles, dont l’usine d’aluminium, et je me souviens avoir conclu un contrat avec un des grands noms du domaine, Marubeni. Grâce à cela nous avons développé notre chantier naval et avons pu construire par la suite notre flotte commerciale. Nous parvenons à exporter différents types d’alliages métalliques dont de l’acier, et cela dans un pays bien connu pour sa sidérurgie. Pour Bucarest, le Japon avait surtout un intérêt de nature économique, commerciale, l’intérêt politique étant plutôt limité. Les Japonais avaient pratiquement lancé ce concept de diplomatie économique et commerciale, alors qu’à l’époque la diplomatie couvrait surtout le champ du politique et le domaine militaire, son domaine de prédilection. Mais le Japon orientait déjà ses priorités en matière de politique étrangère et de diplomatie en fonction de ses intérêts économiques, vers les Etats-Unis, vers sa zone d’influence, vers son voisinage immédiat, mais aussi vers d’autres régions du globe ».

     

    La Roumanie et le Japon, deux Etats bien éloignés géographiquement, sont parvenus depuis à mieux se connaître et à nouer des relations dans bien de domaines. Une relation bilatérale à la réussite de laquelle l’ancienneté et la tradition des relations diplomatiques concourent pleinement. (Trad. Ionut Jugureanu)

  • 50 ans depuis la signature de l’Acte final d’Helsinki

    50 ans depuis la signature de l’Acte final d’Helsinki

    Une Europe divisée entre l’Est et l’Ouest

     

    A la fin de la Seconde Guerre mondiale, les espoirs d’un retour à une époque de paix et de sécurité en Europe se sont brutalement achevé avec l’apparition du rideau de fer qui séparait, d’un côté l’Europe prospère et démocratique, de l’autre l’Europe écrasée par la dictature communiste. Deux mondes qui se faisaient face et qui se regardaient en chien de faïence, quand ils n’étaient prêts à s’empoigner ouvertement, comme ce fut le cas lors de la crise des missiles de Cuba de 1962.  Aussi, si les nations qui se trouvaient à l’Ouest pouvaient choisir librement leur avenir, il en allait tout autrement pour les nations qui se trouvaient à l’Est du rideau de fer qui séparait Berlin. Les révoltes anticommunistes d’Allemagne de l’Est et de Pologne de 1953, de Hongrie en 1956, de Tchécoslovaquie en 1968 ont été toutes réprimées dans le sang par les Soviétiques.

     

    Besoin de vivre dans la paix et la sécurité

     

    Avec le temps toutefois, les Européens, qu’ils viennent de l’Ouest ou de l’Est, commencent à ressentir le besoin de vivre dans la paix et dans la sécurité. L’ère de la détente entre les deux blocs semblait approcher. Une ère à laquelle la Conférence pour la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) entendait donner corps. Tenue à Helsinki, dans la capitale de la Finlande, Etat neutre, située à cheval entre les deux blocs, la CSCE démarre au mois de juillet 1973. Cette première réunion sera suivie par une deuxième, tenue au mois de septembre de la même année, à Genève. Enfin, deux années plus tard, l’Acte final de la Conférence pour la sécurité et la coopération en Europe sera signé à Helsinki, au mois d’août 1975 par 35 Etats, dont la quasi-totalité des Etats européens à l’exception de l’Albanie et Andorre, mais aussi par les Etats-Unis et le Canada, les membres non européens de l’OTAN. En bas du document, à l’endroit de la Roumanie, l’on distingue la signature de Nicolae Ceaușescu. Plus tard la CSCE constituera un modèle pour la détente Est/Ouest en Asie et dans d’autres parties du globe.

     

    Le diplomate et professeur des universités Cristian Diaconescu, ancien ministre des Affaires étrangères, explique en quoi la CSCE a représenté un tournant dans les relations Est/Ouest  :

    « Dès le début des années 70, les deux blocs entrent dans la logique de la détente. Les négociations préliminaires démarrent en 1972 et se poursuivent jusqu’à l’adoption de l’Acte final d’Helsinki, signé le 1er août 1975. Un Acte final qui couvre quatre domaines, signé par tous les Etats européens sauf l’Albanie, ainsi que par les Etats-Unis et le Canada ».   

     

    Le décalogue de la Conférence 

     

    Les 10 articles du traité, connus sous le nom du décalogue de la Conférence sont formulés ainsi : Égalité souveraine et respect des droits inhérents à la souveraineté ; Non-recours à la menace ou à l’emploi de la force ; Inviolabilité des frontières ; Intégrité territoriale des États ; Règlement pacifique des différends ; Non-intervention dans les affaires intérieures ; Respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales, y compris la liberté de pensée, de conscience, de religion ou de conviction ; Égalité des droits des peuples et droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ; Coopération entre les États ; Exécution de bonne foi des obligations assumées conformément au droit international.

    Cristian Diaconescu résume les principes qui ont fondé l’Acte final d’Helsinki :

    « Cet Acte final couvre quatre domaines d’intérêt mutuel. Le premier se réfère au champ politico-militaire qui à trait aux aspects politiques et militaires d’évidence, ainsi qu’à l’inviolabilité des frontières, à la résolution pacifique des disputes et à l’accroissement des mesures vouées à augmenter la confiance et la sécurité réciproque entre les deux blocs. Le 2e domaine couvre les relations de coopération économique. Le 3e domaine prend en considération la dimension humanitaire des relations internationales, abordant les questions de migration, le droit à la réunification des familles qui vivent dans différents Etats, les échanges culturels, la liberté de la presse. Enfin, le dernier chapitre de l’accord met au point le mécanisme de suivi de l’accord. D’autres réunions de la Conférence pour la sécurité et la coopération en Europe seront organisées par la suite : à Belgrade en 1977 et 1978, à Madrid en 1980 et 1983, à Vienne en 1986 et 1989. En 1990, la CSCE deviendra la OSCE, soit l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, seule organisation multinationale de ce type. »   

     

    1995 : l’OSCE devient une organisation permanente 

     

    Après 1990 et les révolutions qui ont balayé les régimes communistes en Europe de l’Est, l’OSCE deviendra, à partir de 1995 une organisation permanente et retrouvera de nouveaux rôles et de nouvelles valences.

     

    Cristian Diaconescu : « Vous savez, dans le document signé lors de la conférence de Vienne, l’on aborde justement la question des mesures censées accroitre la sécurité et la confiance réciproques. Ce document prévoit notamment l’obligation de notifier au préalable les activités militaires qui pourraient constituer ou être perçues comme une menace pour les autres signataires de l’accord. »   

     

    A partir des années 1970, les Européens ont su se doter d’un mécanisme censé garantir leur architecture de sécurité. La dissolution de la Yougoslavie, la séparation de la Tchéquie et de la Slovaquie ont mis à rude épreuve les principes fondateurs de l’Acte final d’Helsinki. Malgré tout, ce dernier est longtemps demeuré un repère quant à la possibilité de la coexistence pacifique de deux blocs d’Etats antagonistes.    (Trad. Ionut Jugureanu)

  • Le Bucarest inachevé

    Le Bucarest inachevé

    La modernisation commence en 1830

     

    Dans l’espace roumain du début du 19e siècle, les villes démarrent leur processus de modernisation dès 1830. C’est à l’occasion de cette ébauche de constitution qu’a été le Règlement organique , que les premières règles d’urbanisme voient le jour. Et Bucarest, capitale de la Valachie, ne tarda pas à expérimenter la première les courants de l’urbanisme européen. Aussi, l’histoire de l’urbanisme bucarestois préfigure en grande partie l’histoire de l’urbanisme des autres villes roumaines, souvent traversées de visions contradictoires, tiraillées entre modernité et tradition.

     

    Une ville au carrefour entre l’Orient et l’Occident

     

    Les visiteurs étrangers de l’époque, racontent un Bucarest en perpétuel changement, au carrefour entre l’Orient et l’Occident, une ville au regard rivé vers les grandes métropoles européennes, décidée à suivre les tendances de son époque. Aussi, parmi les maires de cette ville l’on retrouve de grands noms de la politique roumaine : Dimitrie C. Brătianu, l’un des meneurs de la révolution de 1848, le journaliste et homme politique C. A. Rosetti, l’écrivain Barbu Ștefănescu Delavrancea, l’homme d’Etat Vintilă Brătianu. Deux noms se distinguent toutefois, deux personnalités qui ont marqué de leur esprit la pierre de la capitale roumaine : d’abord celui du juriste libéral Pache Protopopescu, maire de Bucarest entre 1888 et 1891, et le second, celui du juriste et homme politique Dem I. Dobrescu, membre du parti national-paysan, maire de Bucarest entre 1929 et 1934. Ces deux personnalités parviennent à mobiliser, à des époques différentes, les ressources nécessaires aux grands projets urbanistiques qui changèrent à jamais la face de la capitale roumaine.

     

    Des changements sous le régime communiste

     

    Après 1945, le régime communiste ambitionne de redessiner à son tour la capitale roumaine. La ville gagne en superficie et les barres d’immeubles commencent à faire leur apparition. La migration interne prend son essor à la faveur de la politique d’industrialisation forcenée du régime, surtout à partir des années 1970. Les deux leaders notables de la Roumanie socialiste, Gheorghe Gheorghiu-Dej, secrétaire-général du parti communiste entre 1945 et 1965, puis Nicolae Ceaușescu, secrétaire-général du parti entre 1965 et jusqu’en 1989, ambitionnent à leur tour de marquer de leur empreinte indélébile la capitale roumaine.

    C’est au muséographe et historien Cezar Buiumaci , féru de l’histoire de la ville de Bucarest, auquel l’on doit la dernière parution intitulée « La ville inachevée », où l’auteur analyse les transformations profondes qu’a subi la capitale roumaine entre 1945 et 1989.

    Cezar Buiumaci : « « La ville inachevée » est en elle-même un ouvrage inachevé dans le sens où il faut que le chercheur, l’historien, s’arrête à un certain moment, mette un terme à son travail alors même qu’il aurait pu le poursuivre indéfiniment, car il reste toujours des coins d’ombre. Je me suis attelé à ce travail par curiosité personnelle. J’ai voulu comprendre ce qu’il est advenu de cette ville et pourquoi elle a évolué de la sorte pendant ces 45 années de régime communiste. Je disposais d’une bibliographie extrêmement riche qui traitait de cette période. Des recherches, des articles de journaux, des ouvrages… Mais nul travail n’avait tenté jusqu’alors une approche à la fois holistique et synthétique, une approche objective, sans parti pris, de la période communiste ».     

     

    Une ville passée par des transformations

     

    De cette ville qui se trouvait aux confins de l’Empire ottoman, capitale de la principauté de Valachie, telle était le statut de Bucarest en 1800, à ce qu’elle était devenue aujourd’hui, 225 années plus tard, il y a un monde. Dévastée par les désastres naturels tels les tremblements de terre, les incendies ou les épidémies, la ville fut encore davantage touchée par ce que les hommes en ont fait. Les guerres, les révolutions, les occupations militaires, le programme de systématisation démarré par Nicolae Ceausescu au début des années 1980 ont laissé des traces indélébiles dans la chair de la ville.

     

    Cezar Buiumaci :« J’ai voulu comprendre cette ville. Comprendre sa périphérie, tous ces quartiers qui ont essaimé tout autour. Les quartiers de Militari, Drumul Taberei, Crângași qui se sont formés et agencés autour de la vieille ville. J’ai mis tout cela dans mon livre pour que chacun comprenne cette ville blessée, cette ville inachevée, et le pourquoi de son état. Vous savez, l’historien Răzvan Theodorescu prétendait que le Bucarest moderne avait eu trois fondateurs : les rois Carol 1er, Carol 2, puis le dernier dictateur communiste, Nicolae Ceaușescu. Pour ma part, je crois que le 3e c’est Gheorghe Cheorghiu-Dej plutôt que Ceausescu. Car c’est durant la première période du régime communiste, durant la période Dej, de 48 à 65, que cette deuxième ville, ces quartiers de périphérie ont été conçus et bâtis. Des quartiers plus peuplés que la vieille ville. Une nouvelle ville, qui engloutissait l’ancienne. Ceaușescu a quant à  lui déstructuré cette ville, détruisant la vieille ville. Il n’est pas un fondateur, mais un destructeur. Pourtant, il n’a pas eu le temps d’achever son projet de destruction. Même ce projet demeure inachevé. Et depuis lors, nulle vision d’ensemble n’est parvenue à s’imposer. Bucarest est demeurée une ville blessée, une ville inachevée ».

     

    Le Bucarest d’aujourd’hui est le fruit de son histoire mouvementée, une juxtaposition de volontés inachevées, souvent contradictoires. Aux vieux quartiers de  Cotroceni, Vatra luminoasă, Dudești, Ferentari, Bucureștii Noi se sont ajoutés les quartiers de la période communiste, tels Titan, Berceni, Drumul Taberei, enfin les quartiers de l’époque post communiste, érigés après 1989 : Brâncuși, Latin, Francez, Cosmopolis… (Trad Ionut Jugureanu)

  • Le centenaire de la Fédération roumaine d’échecs

    Le centenaire de la Fédération roumaine d’échecs

    Sport cérébral entre tous du fait de sa complexité et des exigences d’anticiper la stratégie de l’adversaire, les échecs demeurent un sport extrêmement populaire à travers le monde, la Roumanie n’en faisant pas exception.

     

    Des cafés pour jouer aux échecs au 19e siècle

     

    Au 19e siècle, il était de coutume en Europe à ce que les meilleurs joueurs se rencontrent pour s’affronter autour d’une table d’échecs dans les cafés, et de jouer pour rafler la mise. Les endroits les plus connus pour s’adonner à ce jeu étaient sans doute le café parisien de la Régence ou encore le café Dominique de Saint-Pétersbourg, talonnés de près par le café Reiter et par le café Pékin, sis place du Théâtre à Moscou. Ces cafés furent très certainement témoins des duels entre les meilleurs joueurs de l’époque.

     

    Les échecs sont mentionnés en Roumanie à compter de 1848

     

    Dans l’espace roumain, la pratique du jeu d’échecs semble être importée de France et n’est documentée que depuis 1848. La Fédération roumaine d’échecs ne sera fondée que près de 80 années plus tard, en 1925.

     

    Ștefan Baciu, spécialiste de l’histoire du jeu d’échecs, nous parle des débuts de ce sport en Roumanie :

    « A l’instar des autres pays européens, c’est dans les cafés que les passionnés du jeu d’échecs se rencontraient à l’époque. Le Roumain George Marcu, originaire de Cernauti, publiait dans la revue spécialisée le Journal d’échecs de Vienne une partie jouée contre son frère Mihai dans le café L’Europe de la ville moldave de Cernăuţi. Mais les cafés bucarestois abritaient eux aussi des parties passionnantes. Manolache Costache Epureanu, président du Conseil des ministres vers la fin du 19e siècle, privilégiait semble-t-il poursuivre son jeu d’échecs dans son café favori, laissant attendre patiemment ses ministres, réunis au même moment autour de la table du gouvernement. La scène inédite sera immortalisée par Ion Luca Caragiale dans l’une de ses nouvelles. C’est toujours dans les cafés que furent fondés les premiers clubs d’échecs. Aussi, en 1875, le violoniste autrichien Ludovic Wiest, professeur au Conservatoire de Bucarest, organise le premier salon d’échecs au café Concordia, sis rue Smârdan, au vieux centre de Bucarest. Mais ce n’est qu’en 1892 que le premier club d’échecs verra le jour à Bucarest, café Kuebler. Et qu’importe s’il n’était pas séant à ce que les dames franchissent les seuils de cafés, car l’on voit l’industriel Basil Assan trouver rapidement la parade, en aménageant un salon d’échecs pour ses trois filles dans sa spacieuse demeure bucarestoise. »

     

    Les fondateurs du premier club

     

    Parmi les fondateurs de ce premier club d’échecs nous retrouvons Hercule Anton Gudju, diplômé en droit de Paris au début des années 1880, et qui avait gagné plusieurs tournois d’échecs dans la capitale française. C’est lui qui jettera les bases de la Fédération roumaine d’échecs, épaulé dans cette entreprise par son fils, Ion Gudju, membre du Cercle d’échecs de Bucarest. Aussi, pendant l’été 1924, Ion Gudju, George Davidescu et Leon Loewenton participent à Paris pendant les Jeux olympiques d’été à un tournoi d’échecs par équipes. Le 20 juillet 1924, à la fin du tournoi, 15 délégués signeront l’acte constitutif de la Fédération Internationale des Échecs (la FIDE), l’un des 15 signataires étant le Roumain Ion Gudju. Une fois rentré à Bucarest, Ion Gudju n’a eu de cesse que de fonder la fédération nationale du noble sport.

     

    Ștefan Baciu nous raconte la suite de l’histoire :

    « Le 4 janvier 1925, les représentants de 26 cercles d’échecs ont jeté les bases du Comité provisoire de la Fédération roumaine des Echecs. Adam Hențiescu, président du cercle de Bucarest, a été élu à la présidence de la fédération. Né en Transylvanie, Adam Hențiu a traversé les Carpates en 1877, à 21 ans, pour rejoindre volontaire les rangs de l’Armée roumaine qui tentait d’arracher l’indépendance du pays face aux armées ottomanes. Après la guerre, il s’établit à Bucarest et devient pharmacien. Volontaire encore pendant la Grande Guerre, Adam Hentiu décède avant que son rêve, la Fédération roumaine des échecs, voit le jour. Du comité d’initiative fit encore partie Alexandru Tyroler, né à Timisoara, et premier champion national d’échecs en 1926. D’autres grands joueurs de l’époque marquèrent l’histoire de ce sport en Roumanie : Nicolae Brody de Cluj, Janos Balogh de Miercurea Ciuc, ce dernier léguant son nom à la défense Balogh. »

     

    Un début prometteur qui ralentit avec la crise économique

     

    En 1925, la Roumanie comptait rien qu’à Bucarest 9 cercles d’échecs, bien d’autres s’organisant dans les villes, dans les lycées et les universités à travers le pays. Le 14 mars 1926 voit le jour à Bucarest la Fédération roumaine des échecs. La crise économique de 1929-1933 freine pourtant l’essor du noble sport, en 1932 et l’année suivante le championnat national masculin individuel n’étant pas organisé. Par ailleurs, alors que l’équipe roumaine avait été une présence constante lors des premières éditions des Olympiades des échecs, créées de manière informelle en 1924, elle va louper les éditions de 1937 et 1939.   (Trad. Ionut Jugureanu)

  • L’établissement des relations diplomatiques entre la Roumanie et la RFA

    L’établissement des relations diplomatiques entre la Roumanie et la RFA

    L’apparition, après 1945, de deux Etats allemands sur la carte d’Europe, décidée par les grandes puissances après la défaite de l’Allemagne nazie, était censée prévenir la résurgence d’une puissance allemande menaçante. Mais la guerre froide qui s’en est suivie transforma ces deux Etats, l’un, l’Allemagne de l’Ouest ou la RFA, qui se trouvait sous le contrôle des Etats-Unis, de la France et de la Grande-Bretagne, l’autre, l’Allemagne de l’Est, sous le contrôle de l’URSS, en frères ennemis qui se regardaient en chiens de faïence. Walter Hallstein, premier président de la Communauté économique européenne, embryon de la future UE, avait légué son nom à la doctrine ouest-allemande selon laquelle la RFA ne pouvait nouer de relations diplomatiques avec les Etats qui avaient reconnu l’existence de la RDA. Une position que la RDA reprit à son compte en sens inverse. Aussi, les deux Allemagnes, de l’Est et de l’Ouest, n’allaient dorénavant nouer des relations diplomatiques qu’avec les Etats de leur propre bloc. 

     

    La Roumanie – des relations diplomatiques d’abord avec la RDA

     

    La Roumanie, membre du bloc communiste et du pacte de Varsovie, n’avait ainsi noué des relations diplomatiques qu’avec la RDA. A partir de la seconde moitié des années 60, la position de Bucarest en matière de politique étrangère qui semblait la distancer de plus en plus de Moscou, amena la RFA à établir des relations diplomatiques avec la Roumanie en 1967. Ce fut un tournant, la Roumanie devenant le premier Etat membre du bloc communiste ayant noué des relations diplomatiques avec l’Allemagne de l’Ouest. La visite à Bonn du ministre roumain des Affaires étrangères, Corneliu Manescu, suivie par la visite de son homologue ouest-allemand, Willy Brandt, à Bucarest, ont mis les bases du rapprochement entre les deux capitales.

     

    L’ancien diplomate Vasile Șandru, interviewé en 1994 par le Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine, remémorait les coulisses de ce changement de paradigme dans la politique étrangère de deux Etats :   

    « La visite du vice-chancelier et ministre des Affaires étrangères ouest-allemand Willy Brand à Bucarest a eu lieu après l’établissement des relations diplomatiques entre les deux capitales. Mais les choses se sont déroulées de la manière suivante : à l’été 1966 a eu lieu à Bucarest la réunion du Conseil politique consultatif du Pacte de Varsovie. Le document adopté à la fin de la réunion lançait l’idée de convoquer une conférence pour la sécurité et la coopération européenne. Un autre passage faisait état d’une volonté de promouvoir une politique de détente avec les deux Etats allemands sans distinction. Or Bucarest s’est appuyé sur ce document dans sa tentative de rapprochement avec Bonn, mais sans pour autant se consulter avec ses alliés, ni même les en informer. Cela ne manqua pas de provoquer l’ire de l’Union Soviétique en premier lieu, mais aussi des autres Etats membres du Pacte de Varsovie, qui appréciaient que le rapprochement diplomatique avec l’Allemagne de l’Ouest aurait dû avoir lieu de concert ».      

     

    La nouvelle politique de l’Est – un écho o positif en Allemagne

     

    La nouvelle politique de détente promue par le bloc de l’Est et par Bucarest en premier lieu trouva un écho positif en Allemagne.

    Vasile Șandru :  

    « L’initiative roumaine fut accueillie à bras ouverts à Bonn. Aussi, au début de l’année 1967, des relations diplomatiques furent établies entre les deux Etats. Auparavant déjà, la Roumanie avait établi des relations consulaires et commerciales officielles avec la RFA. Une première représentance commerciale et consulaire a été établie à Cologne. Pour la RFA, l’établissement des relations diplomatiques avec la Roumanie signifiait l’abandon de facto de la doctrine Hallstein, ce qui constituait un grand pas en avant et un changement de paradigme dans le contexte qu’était celui de la guerre froide. Jusqu’alors, Bonn s’était refusé à tout prix de reconnaître l’existence de la RDA et s’était refusé de nouer des relations diplomatiques avec quelque Etat que ce soit qui avait reconnu l’Allemagne de l’Est et qui avait établi des relations diplomatiques avec cette dernière. »  

     

    Le rôle positif du rapprochement entre les deux capitales 

     

    Vasile Șandru apprécie le rôle positif joué dans ce rapprochement entre les deux capitales par leurs leaders respectifs :    

    « Willy Brandt a été accueillie avec sa famille par Nicolae Ceaușescu sur la côte roumaine de la mer Noire. L’entrevue entre les deux leaders a duré près de 5 heures. Ils ont abordé des questions de la politique de sécurité en Europe, mais aussi les relations entre les partis de gauche européens. Willy Brandt a été accompagné durant sa visite officielle par son épouse et par leur fils, Lars, un militant de gauche lui aussi. Madame Brandt et son fils ont eu le temps de visiter des objectifs culturels, de toucher au folklore roumain, de connaître d’autres aspects de la vie en Roumanie. Ils sont repartis avec une autre image que celui d’un pays hostile. »  

     

    Une autre vision des faits

     

    Ancien dignitaire communiste et fin connaisseur du régime, Paul Niculescu-Mizil donnait en 1997 sa version des faits au sujet de ce rapprochement inédit entre la Roumanie et la RFA : 

    « J’avais entendu Cornel Manescu, l’ancien ministre des Affaires étrangères, raconter à la télévision, après la chute du régime communiste, sa version des faits. En l’écoutant, cela avait l’air très simple. Il disait être allé en Allemagne, avoir rencontré Brandt, et que ce dernier lui eut proposé de nouer des liens diplomatiques. Qu’ils s’étaient ensuite serrés les mains et qu’ils s’étaient départis heureux. Ce sont des histoires à dormir debout. Moi j’étais à l’époque membre du Comité exécutif du Comité central du parti. J’ai pris part à tous les débats sur le sujet et à de nombreuses missions. Cette question a été longuement débattue au sein des instances dirigeantes du parti. L’on a analysé tous les scénarios. La réaction des Soviétiques, la réaction des Allemands, les répercussions potentielles. Lorsqu’il est parti négocier, Manescu avait un mandat précis. Celui d’établir des relations diplomatiques avec la RFA. Et il est resté en permanence en contact avec Bucarest. Ce fut loin d’être une initiative personnelle ou un geste irréfléchi. »   

     

    Ainsi la Roumanie devenait en 1967 le premier Etat satellite de Moscou à nouer des relations diplomatiques avec la RFA. Un geste fort posé par Nicolae Ceausescu dans sa volonté de s’affranchir de la tutelle soviétique et d’enclencher un rapprochement avec l’Occident. (Trad Ionut Jugureanu)

  • La révolution roumaine, 35 ans après

    La révolution roumaine, 35 ans après

    Changement de cap, changement de paradigme

     

    L’on parle souvent d’un changement de paradigme lors d’un changement de cap dans le leadership d’un pays. Ce fut ainsi le cas lors de l’élection de Donald Trump à la Maison Blanche au mois de novembre passé. Mais les vrais bouleversements sont rares, rabattent les cartes et touchent des espaces géostratégiques étendus. Ce fut ainsi le cas de l’année 1989 en l’Europe centrale et de l’Est. Et, en effet, 1989 fut l’année qui a vu le raz-de-marée anticommuniste ébranler les régimes communistes polonais, hongrois, est-allemand, tchécoslovaque, bulgare et roumain. Des régimes qui se sont écroulés, de manière pacifique ou violente, tel un château de cartes. Le cas de la Roumanie se distingue entre tous par la violence et par le nombre de victimes qui a été nécessaire pour chasser de pouvoir un régime unanimement honni.

     

    La Révolution Roumaine, la voie vers la démocratie

     

    Moment fondateur de la Roumanie contemporaine, la Révolution roumaine du mois de décembre 1989 ne cesse depuis de faire débat et de susciter nombre d’interrogations. Quoi qu’il en soit, une chose est sûre : son héritage, éminemment positif, a projeté la Roumanie comme partie indissociable du monde occidental d’aujourd’hui, membre de l’OTAN, de l’UE, et récemment de l’espace Schengen. La hausse du niveau de vie enregistrée ces dernières décades ne peut pas non plus être dissociée de l’héritage de cette révolution du mois de décembre 1989. Une réussite donc qui n’aurait pas été toutefois possible en l’absence du sacrifice de ces martyres qui, en affrontant les balles du régime, l’ont rendue possible.

     

    Une longue période de transition

     

    L’historien Virgiliu Țârău, professeur à l’université Babeș-Bolyai de Cluj, s’est penché sur ce moment fondateur de la Roumanie d’aujourd’hui mais aussi sur la longue période de transition qui s’en est suivie :

    « La période communiste s’est étendue sur 45 ans en Europe de l’Est. Dans 10 ans nous aurons parcouru un laps de temps similaire, la période d’après. Il faut se rendre à l’évidence : cette période de transition post-communiste nous semble longue et brève à la fois. Le changement de régime s’est accompli en quelques jours. Mais la période de la transition postcommuniste, cette période de réadaptation au régime démocratique, au capitalisme, nous semble longue, inégale, complexe, très diverse dans ses expressions, aux niveaux national et régional. Sortir du marasme économique, social, culturel et politique dans lequel le communisme nous avait plongé ne s’est pas accompli sans peine. Intégrer les nouvelles normes, les nouveaux systèmes de valeur a été un processus couteux et laborieux. Aussi, si le changement de régime a été rapide, le processus de transition fut épuisant. Il nous faut prendre du recul, et tenter de comprendre ce processus dans son ensemble ».    

     

    1989 en Europe

     

    La révolution roumaine du mois de décembre 1989 s’est inscrite dans le changement plus ample qui a ébranlé le monde communiste et en particulier l’Europe centrale et de l’Est cette année-là. Virgiliu Țârău :

    « L’année 1989 a changé la face du monde et a bouleversé les équilibres d’avant. L’on parle de cette année comme de l’année du changement, de l’année qui a vu l’Est de l’Europe abandonner le système politico-économique adopté sous la pression soviétique à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ce fut l’année de la chute du mur de Berlin, de la réunification allemande, qui ne faisait que préfigurer la réunification européenne qui aura lieu quelques années plus tard. Une Europe politique et économique qui allait s’étendre dorénavant depuis le Portugal et jusqu’aux Etats baltes. Une Europe qui allait aider à dépasser le manichéisme de la guerre froide et ouvrir grande la porte du processus de globalisation. »  

     

     Un régime renversé par la violence

     

    Dans son analyse de l’année 1989, l’historien britannique Timothy Garton Ash détaille la manière dont les régimes communistes d’Europe centrale et de l’Est ont été remplacés, le plus souvent de manière pacifique, plus rarement, et c’est le cas de la Roumanie, par des mouvements révolutionnaires qui ont dû affronter la violence du régime. Virgiliu Țârău :

    « Timothy Garton Ash fait la distinction entre le renversement pacifique des régimes communistes et le renversement violent, sous la pression de la rue, seule en mesure d’écarter finalement les élites communistes au pouvoir en Allemagne de l’Est, en Tchécoslovaquie et, surtout, en Roumanie. Les vieux leaders communistes de ces pays, soit l’Allemand Honecker, le Tchécoslovaque Husak et le Roumain Ceaușescu, se sont démarqué des autres par leur cécité politique et par l’absence de toute disponibilité au dialogue aussi bien à l’intérieur du parti communiste qu’avec les forces d’opposition. Certes, pour beaucoup, la chute des régimes communistes en Europe de l’Est a été assimilée à la chute du mur de Berlin. Mais la manière dont cela s’est déroulé sur le terrain dans chaque pays a été à chaque fois différente. »  

     

    Des régimes révolus

     

    Que ces régimes eussent été renversés de manière pacifique ou violente, une chose est sûre : leur temps avait passé. Virgiliu Țârău :

    « Au-delà de la compétition d’influence entre les grandes puissances, au-delà des jeux géostratégiques, les régimes communistes se sont effondrés par implosion. Les leaders communistes se sont avérés incapables de gérer un système de plus en plus corrompu, de plus en plus dysfonctionnel. Régime illégitime par excellence, le communisme s’est vu trahir par ceux-là même qui administraient sa destinée, technocrates et apparatchiks confondus. L’absence de vision et de perspectives, l’état délétère auquel le communisme a condamné les sociétés qu’il gérait a mené ces régimes dans une voie de garage d’où, pour sortir, la seule issue possible était l’abandon du communisme et un changement de paradigme radical. »    

     

    La révolution roumaine de 1989 s’inscrit dans le mouvement plus large de l’implosion des régimes communistes en Europe centrale et de l’Est. 35 années plus tard, des sociétés ouvertes, démocratiques et prospères ont supplanté les sociétés moroses, tristes et policières d’autrefois. (Trad Ionut Jugureanu)

  • La révolution anticommuniste roumaine expliquée aux jeunes générations

    La révolution anticommuniste roumaine expliquée aux jeunes générations

    35 ans de liberté

     

    Depuis 35 ans, le mois de décembre est synonyme pour les Roumains de liberté. Car c’est bien au mois de décembre 1989 que, après 45 années de règne sans partage, la dictature communiste, dirigée à l’époque par Nicolae Ceausescu, a été renversée. Mais ce retour à la normalité démocratique ne s’est pas accompli sans sacrifices. Le sang de milliers de jeunes gens qui sortirent dans la rue pour clamer leur désir de liberté coula.

     

    Les nouvelles générations nées après 1989 conçoivent aujourd’hui avec peine non seulement ce qu’était le quotidien de la société roumaine d’avant 1989, mais encore le terrible courage et l’énorme sacrifice dont ont été capables certains de leurs aînés descendus dans la rue en ce décembre-là pour affronter les mains nues la terrible violence du régime qui tardait à reconnaître sa faillite, et sa défaite. Mais ce qui est plus terrible encore est que cette méconnaissance de notre histoire récente nous rend vulnérables face au chant des sirènes des idéologies extrémistes qui ont fait le malheur de nos parents et de nos grands-parents.

     

    Un livre pour expliquer la Révolution aux jeunes

     

    L’historienne et écrivaine Alina Pavelescu, auteure de « La révolution de 1989 racontée à ceux qui ne l’ont pas vécue » nous parle des leçons que ce moment unique de notre histoire récente semble vouloir léguer aux générations futures :

    « Ce que l’on doit faire de premier abord c’est de tenter de comprendre ces 35 dernières années qui se sont écoulées depuis le mois de décembre 1989. Nous ne sommes pas parvenus à faire cet exercice jusqu’à maintenant. Mais il faudrait s’y mettre. Ce que je peux faire c’est raconter tout simplement mon histoire, témoigner, raconter mon vécu d’un moment qui m’émeut encore autant 35 années plus tard. Je ne suis pas la seule pour laquelle ce moment est demeuré à jamais gravé dans ma mémoire. Tous ceux qui ont pris part à ce mouvement sont saisis par la même émotion lorsque l’on aborde le sujet. Certains prétendent que c’est peut-être cette émotion qui nous empêche de saisir et d’analyser les choses à froid. Quoi qu’il en soit, je ne puis que rendre mon témoignage, raconter mon vécu, en espérant que cela puisse servir à ceux qui nous suivent. Pour qu’ils comprennent c’est qu’a été la révolution de 1989 et en quoi ce fut un moment charnière de notre société tout entière. »    

     

    Un témoignage personnel

     

    Aussi, le témoignage vécu raconté dans son livre, Alina Pavelescu l’adresse surtout aux générations nées après 1989 :

    « Je me suis proposé de stimuler la pensée critique du lecteur. Car je me rends compte combien nous sommes confrontés en permanence à des interprétations concurrentes d’un même événement, d’une expérience historique. Et combien utile est de développer un appareil critique personnel, de mettre en doute ce que l’on entend, ce que l’on lit. Aussi, je me suis évertué de présenter d’emblée l’ensemble des hypothèses, les interprétations divergentes suscitées par la révolution de 1989. D’arguer et d’analyser avec minutie chaque hypothèse. Sur un seul élément je fus néanmoins intraitable. Cet élément concerne la nature même du changement opéré en 1989. Car pour moi il n’y a aucun doute : ce fut bien une révolution, un changement radical de paradigme, qui changea nos vies à tous. C’est bien cette liberté recouverte alors que nos vies sont différentes de ce qu’elles auraient été autrement. Une liberté dont l’on n’a peut-être pas reçu le mode d’emploi. Mais qu’importe. Cette liberté est toujours là, on est parvenu à la conserver 35 années plus tard, et cela n’a été possible que grâce au sacrifice de ces femmes et de ses hommes qui sont descendus dans la rue les mains nues face aux fusils pour clamer leur volonté d’en finir avec la dictature. »  

     

    Faits historiques, souvenirs et talent littéraire

     

    En faisant bon usage de l’habilité stylistique de l’écrivain et de la compétence de l’historien, Alina Pavelescu raconte l’année 1989 mélangeant le récit historique, les souvenirs personnels et l’analyse factuelle :

    « L’historien doit livrer autant que possible un récit cohérent et véridique. Il n’est pas un donneur de leçons. Tout au plus, il lui est permis de tirer des leçons personnelles de son vécu. Mais je crains que dans l’Est de l’Europe, en Roumanie donc également, l’historiographie est instrumentalisée par le politique et constitue trop souvent le terrain privilégié des luttes politiques et identitaires. Alors, il vaut mieux reconnaître ce contexte qui est le nôtre, et ne pas prétendre qu’on agisse dans une sorte de neutralité scientifique idéale. Et il faut que l’on puisse faire de notre mieux à partir de là, en intégrant notre subjectivité, issue de notre vécu, tout en montrant que l’on fait appel à elle. Ne pas éluder la question, ne pas faire semblant de ne pas avoir de parti-pris. Mais il faut aussi tenter d’éviter de transformer l’histoire en un simple instrument d’une quelconque idéologie, d’un courent de pensée, d’un intérêt politique partisan. »   

     

    Une chose est certaine : l’année 1989 constitua le moment de grâce qui mit fin aux 45 années de cauchemar communiste. (Trad Ionut Jugureanu)

  • 35 années depuis le début de la Révolution roumaine

    35 années depuis le début de la Révolution roumaine

     

    Sur la révolution roumaine du mois de décembre 1989 qui a mené à la chute du régime communiste dirigé à l’époque par Nicolae Ceausescu l’on a écrit des bibliothèques. Considérée comme le moment 0 de l’histoire récente de la Roumanie, même son interprétation a déclenché les passions.

     

    La révolution éclate le 16 décembre 1989 à Timisoara

     

    C’est que le 16 décembre 1989, la ville de Timișoara se voit gagner par un mouvement de proteste qui, aussi timide qu’il a pu être d’abord, entraînera rapidement dans son tourbillon, telle une boule de neige qui se transforme en avalanche, la société roumaine toute entière. 6 jours plus tard, le 22 décembre 1989, Nicolae Ceaușescu et son régime à l’apparence inébranlable tombaient comme un jeu de cartes. La chute de ce régime honni laissera toutefois derrière elle près de 1.150 morts et 4.100 blessés. Les corps des premières 44 victimes tuées à Timișoara, le régime tentera de les faire disparaître. Transportés pour être brûlés en douce dans le Crématorium de Bucarest, les cendres de ces premiers héros de la révolution roumaine seront jetées dans les canalisations d’une commune de banlieue, Popești-Leordeni, dans le sud de Bucarest.

     

    Pourtant, le 16 décembre 1989, pendant les premiers moments de la révolte de Timisoara, peu nombreux étaient ceux qui pouvaient soupçonner combien cette révolte allait changer la face du pays.

     

    Retour sur le 16 décembre 1989

     

    Le journaliste Mircea Carp, ancien directeur de la section roumaine de radio Free Europe, remémorait ces jours fébriles du mois de décembre 89 lors d’une interview de 1997, conservée par le Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine :

    « Après la révolte ouvrière matée par le pouvoir en 1987 à Brasov, les années suivantes, 88-89, ont été marquées par ce sentiment de délitement du régime communiste dans la plupart des pays de l’Est. En effet, les événements se précipitaient en Allemagne de l’Est, en Pologne, en Hongrie, en Tchécoslovaquie. Chez nous, rien ne semblait bouger en revanche. Ceausescu semblait maître de la situation à tel point qu’il osera partir en visite d’Etat en Iran même après le début de la révolte de Timisoara. C’est dire combien il se sentait en confiance. »     

     

    Un moment inattendu

     

    Il est vrai pourtant que l’Europe de l’année 1989 était en ébullition. L’apparition du mouvement Solidarité sur la scène politique polonaise a représenté un moment fort pour tous les mouvements anti-communistes de l’Europe centrale et de l’Est. Avant le mois de décembre 1989, le vent du changement soufflait avec force, balayant sur son passage les régimes ossifiés voisins.

     

    Mircea Carp se rappelle pourtant combien le soulèvement de Timisoara a surpris tout le monde :

    « Il faut admettre que le moment et l’endroit où cela a commencé nous ont pris à dépourvu, même si, à radio Free Europe, nous nous doutions que cela devrait arriver, tôt ou tard. Mais les événements du 16 décembre, puis ceux du lendemain, nous ont surpris. Personnellement, j’étais en vacances. Le premier qui a parlé sur nos ondes de ce qui se passait à Timisoara a été mon collègue, Sorin Cunea. Mais à partir du 18 décembre, nous nous sommes organisés au sein de la rédaction par équipes de 3 ou 4 et avons commencé à transmettre 24/24. L’on avait été gagné par l’effervescence du moment et l’on préparait nos émissions à la hâte sur base des infos fournies par les agences de presse ou par des voyageurs de passage en Roumanie ».   

     

    Radio Free Europe, aux côtés des Roumains

     

    Les Roumains, isolés dans leur propre pays, étaient friands d’entendre ces voix de la liberté. Mircea Carp :

    « Radio Free Europe a été sur le coup dès le début du soulèvement populaire anticommuniste. Certes, ce fut le cas d’autres radios aussi, mais je crois que radio Free Europe a été parmi les premiers médias qui ont couvert à fond l’événement. Une chose est sûre : nous n’avons eu aucun rôle actif dans le déclenchement des événements du mois de décembre. Nous n’avons rien fait pour encourager activement le soulèvement populaire contre le régime. On aurait pu le faire pourtant. Je ne puis cependant évaluer l’impact qu’on aurait pu avoir. Quoi qu’il en soit, le gouvernement américain, par l’intermédiaire de ses radios, la radio Free Europe et la Voice of America, n’a rien fait en ce sens. Il ne pouvait probablement pas prendre le risque de provoquer un bain de sang, même au prix de la liberté. »    

     

    35 années plus tôt, le 16 décembre 1989, les premières lignes de l’histoire de la Roumanie postcommuniste commençaient à être écrites à Timisoara. Des lignes d’une histoire tellement proche et éloignée à la fois. (Trad Ionut Jugureanu)

  • La Gazette des mathématiques

    La Gazette des mathématiques

    Gazette des mathématiques, une place à part dans la presse roumaine

     

    Dans l’histoire de près de 250 années d’existence de la presse roumaine, la Gazette des mathématiques occupe une place à part. Parue à Bucarest en 1895 à l’initiative d’un groupe de fondateurs formés de mathématiciens et d’ingénieurs (Victor Balaban, Vasile Cristescu, Ion Ionescu, Mihail Roco et Ioan Zottu), le collectif de rédaction s’ouvre, après la mort prématurée de l’ingénieur Victor Balaban, à la mathématicienne Constanța Pompilian d’abord, aux ingénieurs Tancred Constantinescu, Emanoil Davidescu, Mauriciu Kinbaum et Nicolae Niculescu et aux mathématiciens Andrei Ioachimescu et Gheorghe Țițeica ensuite. Durant ses 129 années d’existence la Gazette des mathématiques fut l’agora des meilleurs mathématiciens, chercheurs, ingénieurs, économistes et passionnés du domaine. Si dans son premier numéro la Gazette des mathématiques ne comprenait que 16 pages et ne fut tiré qu’en 144 exemplaires, elle arrivera à être éditée à 120.000 exemplaires dans les années 1980.

     

    Riche de cette tradition, la Gazette des mathématiques constitue un outil précieux pour prendre la mesure de l’évolution de l’enseignement en Roumanie.

     

    Le mathématicien Bogdan Suceavă détaille :

    « Avoir pu conserver une telle base de données nous offre le privilège de pouvoir mettre les choses en perspective. Le chercheur peut ainsi suivre l’évolution des stratégies pédagogiques utilisées pour aborder, pour enseigner, pour conceptualiser les mathématiques au fil de plus d’un siècle. C’est un matériel riche d’enseignements et qui nous permettrait d’extrapoler cette expérience à d’autres domaines ».

     

    Une créativité à part 

     

    Mais la Gazette des mathématiques s’est depuis toujours distinguée notamment par la créativité de son approche. Bogdan Suceavă :

    « Prenez un cas intéressant, celui de Sebastian Kaufman, élève de lycée à l’époque et qui, lors du concours organisé par la Gazette des mathématiques, avait oublié ses formules de trigonométrie à l’oral. Il se fait descendre dans l’éditorial de la gazette. Sebastian Kaufman deviendra par la suite, à brève échéance, un grand mathématicien, un chercheur et un innovateur en sciences mathématiques. Et il n’était qu’élève de lycée. Mais la gazette avait ce don de motiver les gens, de les pousser à l’innovation, de les faire réfléchir. Un environnement créatif, une véritable pépinière de mathématiciens remarquables. »     

     

    Les concours internationaux qui ont fait la renommée des élèves roumains

     

    Du nom de la Gazette de mathématiques est liée l’apparition des Olympiades internationales de mathématiques, un concours prestigieux où les jeunes mathématiciens roumains, riches de leurs 78 médailles d’or, 146 médailles d’argent et 45 médailles de bronze, ont excellé au fil du temps. La Roumanie occupe aujourd’hui la 6e place mondiale dans le classement des médailles engrangées depuis le début de la compétition. Et la Roumanie avait accueilli ces olympiades à 6 reprises, en 1959, 1960, 1969, 1978, 1999 et 2018.

     

    Bogdan Suceavă : « L’idée des Olympiades internationales de mathématiques a été le fait de la Société des Sciences mathématiques et physiques de Roumanie. Les pourparlers autour de l’organisation de cette compétition avaient démarré en 1956. En 1959 a eu lieu la première édition, accueillie par la Roumanie. A l’époque, la présidence de la Société des Sciences mathématiques et physiques de Roumanie était détenue par Grigore Moisil, Caius Iacob et Nicolae Teodorescu détenant la vice-présidence. L’on était en pleine guerre froide pourtant, et s’avérer capables de mettre sur pied de tels événements à portée internationale était loin d’être gagné d’avance. Il fallait certes battre en brèche les réticences des uns et des autres, forcer les barrières bureaucratiques et puis, surtout, disposer d’un prestige considérable aux yeux des mathématiciens du monde entier. Mais la génération de Moisil avait pris exemple sur les concours organisés par la Gazette des mathématiques. Et les initiateurs des Olympiades internationales avaient repris ce modèle : traiter d’un nombre limité de sujets de manière approfondie. Il s’agissait de disposer d’une heure et demie par exercice. C’était le modèle de concours institué en Roumanie par la Gazette des mathématiques avant la Première Guerre mondiale. Et ce fut la formule gagnante. »   

     

    Aussi, si la Gazette des mathématiques demeure encore aujourd’hui la publication de référence de l’école roumaine de mathématiques, la longue histoire de ses parutions nous permet une mise en perspective de l’évolution de l’enseignement des maths et de l’école roumaine de mathématiques à travers plus d’un siècle. (Trad Ionut Jugureanu)

  • Le parti communiste roumain dans la clandestinité

    Le parti communiste roumain dans la clandestinité

    Neutraliser les courants extrémistes à la fin de la Grande Guerre

     

    A la fin de la Grande Guerre, l’espoir de paix et de concorde universelle caressé par certains se heurte de plein fouet à l’essor des extrémismes de droite et de gauche, du fascisme et du communisme. En effet, les traités de paix conclus à l’issue de cette guerre n’ont pas été en mesure d’assurer durablement ce dont ils étaient censés d’assurer, soit la paix. Les Etats vaincus ont dès le départ caressé des rêves de revanche, que les Etats vainqueurs ont tenté d’anéantir en sécurisant le statu quo.

     

     

    C’est ainsi que le royaume de Roumanie issu du traité de Versailles eut à cœur de neutraliser les courants extrémistes et déstabilisateurs, soit tout ce qui pouvait le mettre en danger depuis son fonctionnement et jusqu’à son existence. Aussi, cent ans plus tôt, le 6 février 1924, le gouvernement libéral dirigé par Ion I. C. Brătianu adoptait la loi des personnes morales, mettant hors la loi les organisations considérées comme extrémistes. Les deux organisations visées implicitement par la loi étaient la « Ligue national-chrétienne de défense », mouvement d’extrême droite, fondé en 1923, mais aussi le Parti communiste roumain, organisation d’extrême gauche, fondée en 1921. L’artisan de cette loi, le juriste et ministre de la Justice Gheorghe Mârzescu, avait été maire de la ville de Iasi pendant la Grande Guerre.

     

    Le parti communiste demeure hors la loi

     

    Mais si l’extrême droite se réinvente sans peine en 1927 prenant la forme du mouvement légionnaire, le parti communiste, perçu comme un appendice soviétique, demeure hors la loi jusqu’en 1944. Ce n’est qu’à la suite du changement d’alliances opéré par la Roumanie le 23 août 1944, lorsqu’elle abandonne l’Axe pour rejoindre le camp allié, que le parti communiste roumain rentre en légalité, devenant à brève échéance le vecteur de la mainmise soviétique sur la Roumanie, occupée déjà par l’Armée rouge. A la fin de la Seconde guerre mondiale, l’heure de gloire de ces quelques communistes qui avaient maintenu la flamme du communisme allumée pendant la période de clandestinité avait enfin sonné. Ils s’appelleront dorénavant les « illégaux », portant cela comme un titre de gloire.

     

    L’un de ces « illégaux » a été Ion Bică. Dans son interview enregistrée en 1971 et conservée par le Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine, Ion Bica raconte son expérience de prisonnier politique au sein du camp de Târgu Jiu, d’où les militants communistes évaderont au mois d’avril 1944 avec l’aide d’un personnel administratif.

     

    Ion Bică : « Le parti était parvenu à rétablir la communication entre les militants communistes embastillés et ceux encore libres. Aussi, au fur et à mesure de l’avancée de l’Armée rouge, l’activité du parti s’intensifiait. Certaines femmes notamment, qui travaillaient au sein de l’administration du camp, avaient été cooptées. Elles portaient nos messages et nous aidaient à maintenir le lien avec nos camarades de l’extérieur. »   

     

    Militant dans la clandestinité

     

    Anton Moisescu, un autre membre du parti communiste pendant sa période de clandestinité, racontait en 1995 son expérience de l’époque :

    « Nous agissions en permanence dans la clandestinité. J’avais mon travail à l’usine certes, où mon identité réelle était connue de tous. Et puis je déroulais mon activité de militant communiste, dans la clandestinité, sous une fausse identité. Il fallait se cacher en permanence. Nous disposions des planques, nous nous déplacions la nuit. Nos réunions, nos actions ne pouvaient se dérouler que la nuit, et encore en prenant mille précautions ».  

     

    Anton Moisescu poursuit son récit en détaillant les moyens dont lui et ses camarades disposaient à l’époque :

    « Nous récoltions de l’argent grâce à nos sympathisants de Bucarest. Cet argent nous servait notamment pour aider nos camarades emprisonnés. D’autres actions de solidarité se déroulait par l’intermédiaire du Secours rouge. L’on récoltait des vêtements, des aliments, de l’argent. Les familles de nos camarades détenus nous aidaient également. Ces dons nous les faisions parvenir dans les prisons politiques. Nous disposions d’une planque, souvent mise à notre disposition par un sympathisant communiste. Il nous était impossible de louer quelque chose sous notre identité véritable. Et puis, l’on changeait souvent de planque. Il fallait se tenir en permanence sur ses gardes, ne pas se montrer, demeurer discrets. Ces gens qui nous aidaient n’étaient pas des membres de parti, c’étaient des sympathisants, la police ne les connaissait pas ».    

     

    Entre 1924 et 1944, le parti communiste roumain a dû agir dans la clandestinité. La loi Mârzescu, censée empêcher la résurgence de l’extrémisme politique, n’a eu qu’une portée limitée, et ses effets sur l’évolution politique de la Roumanie demeurent sujet à débat.    (Trad. Ionut Jugureanu)

  • Le centenaire d’Eugen Lovinescu

    Le centenaire d’Eugen Lovinescu

    Cette année les lettres roumaines rendent hommage à l’un de ses représentants de marque, le critique littéraire Eugen Lovinescu. Né en 1881 à Fălticeni, dans le nord du pays, et décédé en 1943 à Bucarest, il sera notamment connu pour son livre monumental, en trois tomes, intitulé « L’histoire de la civilisation roumaine moderne », paru cent ans auparavant, entre 1924 et 1925. Lovinescu, un inconditionnel des valeurs occidentales, étaye tout au long de son ouvrage sa thèse principale sur le pouvoir d’attraction de grandes civilisations sur les sociétés situées en périphérie. Une tendance lourde qui ne pouvait pas épargner la société et la culture roumaine. Une thèse qui fait débat à l’époque et qui continue de susciter aujourd’hui l’intérêt des penseurs de tous bords. Le littéraire Ion Bogdan Lefter, professeur à l’Université de Bucarest, fait redécouvrir au public roumain le livre d’Eugen Lovinescu, cent ans après sa première parution :

    « La première question que je me suis posée c’est pourquoi parler de ce livre ? Tout d’abord pour faire revivre cette personnalité prodigieuse de la littérature roumaine. Il s’agit, selon moi, d’une figure phare de la littérature roumaine post 1900 et du plus important critique littéraire roumain de l’histoire. Le second argument réside dans l’actualité de sa thèse. Car cette thèse dépasse le champ littéraire ou culturel stricto sensu ».  

     

    Une thèse toujours d’actualité

    Ion Bogdan Lefter croit en effet toujours actuelle la thèse défendue par Eugen Lovinescu dans son ouvrage « L’histoire de la civilisation roumaine moderne » :

    « Inspiré par la théorie de l’imitation de Gabriel Tarde, la théorie de Lovinescu exprime une forme de mondialisation de la culture avant la lettre. L’influence qu’exercent les cultures majeures sur les cultures périphériques est indéniable. Ces dernières s’en inspirent, tentent de s’aligner aux grands courants de pensée, entrent dans la compétition. Et cette thèse de Lovinescu me semble toujours pertinente et d’actualité. Il n’est pas le prophète d’une quelconque mondialisation culturelle, mais la constate. »     

     

    Culture et civilisation sont indissociables

    La direction que suit la civilisation n’a jamais laissé personne indifférent. Mais l’évolution de la civilisation humaine est sans nul doute influencée par celle suivie par la culture. Car la culture et la civilisation sont indissociables. Partant de la thèse défendue par Eugen Lovinescu, le critique littéraire Ion Bogdan Lefter pense que la marche de l’humanité est davantage le fruit des accumulations successives plutôt que celui de grands bonds en avant. Ion Bogdan Lefter :

    « J’assume plutôt la thèse des accumulations progressives qui déterminent l’évolution, la thèse de la continuité plutôt que celle de la rupture. Certes, il y a des moments de rupture, parfois radicaux. Mais cela s’inscrit toujours dans des processus d’une évolution plus large, plus ample, au sein de laquelle la continuité demeure le fil conducteur. Quoi qu’il en soit, je suis extrêmement réticent lorsque l’on parle de ruptures radicales. »  

     

    La charge historique de toute littérature

    Des penseurs tel qu’Eugen Lovinescu, qui ont transcendé les frontières de leur discipline, sont plutôt rares, nous assure Ion Bogdan Lefter :

    « Lovinescu a compris que la littérature, la culture sont inscrites dans leur temps. Il n’existe pas de littérature dépourvue de sa charge historique. Il n’existe pas d’histoire de la littérature qui puisse ignorer l’histoire sociale plus large de son temps. Le débat public présuppose maîtriser tout d’abord le discours. Or qui sont ceux qui maîtrisent au plus haut point le discours public si ce n’est les écrivains. »

    Il y a cent ans, Eugen Lovinescu laissait en héritage à cette culture roumaine qu’il aimait tant ce grand livre qui parlait de l’ADN identitaire de la société roumaine de son époque et de son avenir. (Trad. Ionut Jugureanu)