Category: Pro Memoria

  • Les désertions dans l’armée roumaine pendant la Première Guerre Mondiale

    Les désertions dans l’armée roumaine pendant la Première Guerre Mondiale

    La désertion, pas une lâcheté, mais un effet du stree post-traumatique

     

    L’historienne Gabriela Dristaru de l’Institut d’histoire “Nicolae Iorga” de Bucarest s’est longuement penché sur le phénomène de désertion de l’armée roumaine pendant la Première Guerre mondiale, dans une approche comparative.

    « Dans l’espace anglais, les recherches sur le sujet ont débuté dans les années 1980, avec la déclassification de documents qui étaient jusqu’alors inaccessibles aux chercheurs, par souci de protection de la vie privée des accusés et de leurs familles. Les historiens et les chercheurs ont conclu que la désertion pendant la Grande Guerre n’était pas le résultat des lâchetés individuelles, comme on le croyait à l’époque, mais plutôt l’effet du stress post-traumatique. Par conséquent, les 321 exécutions pour désertion au sein de l’armée de l’Empire britannique avaient été des actes d’injustice, qui appelaient à des réparations morales. »

     

    La Roumanie dans le contexte géo-politique de l’époque

     

    L’armée roumaine entre dans la Première Guerre mondiale en août 1916. Après une première phase offensive couronnée d’exploits au nord et à l’est, le long des Carpates, elle est stoppée par les armées germano-austro-hongroises. Au sud, la défaite de l’armée roumaine face à l’armée bulgaro-allemande met la capitale en grand danger. Bucarest est finalement occupée en décembre 1916, alors que le gouvernement et l’administration se réfugient en Moldavie, dans la ville de Iasi. En 1917, l’armée roumaine, avec le soutien de la mission militaire française dirigée par le général Henri Berthelot et de l’armée russe, encore alliée, parvient à renverser la vapeur lors des batailles épiques de Mărăști, Mărășești et Oituz. La révolution bolchevique de l’automne 1917 et la désintégration de l’armée russe ne permettent cependant plus à la Roumanie d’envisager la résistance possible. La Roumanie signe l’armistice au mois de mars 1918 avec l’Allemagne et ses alliés.

     

     

    Les premières désertions sont apparues dans l’armée roumaine après la chute de Bucarest et la retraite en Moldavie.

     

    Une retraite précipitée, parfois chaotique, selon les récits laissés par les témoins oculaires. Les historiens roumains se sont penchés sur les archives militaires et compilé des statistiques. Jusqu’au 1er juin 1918, deux tiers des causes jugées par les cours martiales des différentes unités de l’armée roumaine concernaient la désertion et les délits associés. La justice militaire roumaine, organisée sur la base du Code de justice militaire français de 1857, distinguait entre les différents types de désertion : désertion à l’intérieur du pays, désertion à l’intérieur du pays en temps de guerre, désertion devant l’ennemi, désertion à l’ennemi, désertion dans un pays étranger. La désobéissance à la conscription et à la mobilisation, l’insubordination, les insultes envers les supérieurs et l’automutilation étaient également considérées comme des désertions en temps de guerre.

     

    Des sanctions sévères

     

    Pour mieux observer le phénomène de désertion, Gabriela Dristaru a consulté les archives des cours martiales de deux grandes unités, la 5e et la 13e division. Alors que les sanctions en cas de désertion étaient sévères, allant depuis la peine de mort et jusqu’à la dégradation militaire, il s’est avéré que les juges militaires ne prenaient pas leurs décisions à la hâte et sans le recul nécessaire.

     

    Gabriela Dristaru : « Alors que le crime de désertion à l’intérieur du pays en temps de guerre était passible des travaux forcés à perpétuité, voire de la peine de mort, seules 3 condamnations aux travaux forcés à perpétuité et 3 autres condamnations à la peine de mort ont été prononcées. Les 6 cas concernés et frappés par des peines maximales avaient des circonstances aggravantes : meurtre, vol, faux en documents publics, insulte au supérieur. Par ailleurs, la plupart des arrêts rendus pour le crime de désertion en temps de guerre avaient été des acquittements. »

     

    Déserter pour retrouver sa famille

     

    Il s’avère aussi que les raisons qui poussaient les militaires à la désertion n’étaient pas tant la peur devant les risques inhérentes au front, comme on pourrait le penser, mais surtout le besoin irrépressible de retrouver leur foyer, leur famille, le désir de dire à leurs proches qu’ils étaient en vie, la peur de les laisser seuls sous l’occupation de l’ennemi. La grande majorité des déserteurs ont regagné de leur propre chef leurs unités par leurs propres moyens après une absence de plusieurs semaines. Une autre raison de désertion était le mécontentement à l’égard des dirigeants militaires et politiques. Les désertions furent encore plus nombreuses en 1917, favorisées par l’esprit de défaitisme qui avait gagné l’armée russe et encouragées par la propagande austro-allemande.

     

    Gabriela Dristaru : « Marcel Fontaine, membre de la mission militaire française, notait que la majorité des commandants roumains était d’avis que les déserteurs étaient déjà trop nombreux pour être exécutés, et que les punitions sévères n’auraient fait qu’aggraver la situation. Devant la désintégration de l’armée russe, le défaitisme gagnait aussi bien les grades supérieures et les commandements militaires roumains qu’une bonne partie de la troupe. Les gens sentaient la fin imminente de la guerre. Les moyens utilisés dans la propagande de l’ennemi pour renforcer cet état d’esprit au sein de l’armée roumaine ne faisait qu’aggraver la situation. Les autorités militaires roumaines ont réagi devant les désertions en masse en procédant au remplacement des unités formées par des militaires originaires de la Valachie, occupée par l’ennemi, par des unités moldaves sur la ligne du front. Car les moldaves avaient tout intérêt de continuer à défendre leurs chaumières devant les coups de boutoir de l’ennemi. »   

     

    Le phénomène de désertion en temps de guerre et la manière dont il avait été abordé par les autorités et par la justice militaire de l’époque n’arrête pas de susciter le débat au sein des sociétés européennes 100 ans après la fin de la Grande Guerre. (Trad. Ionut Jugureanu)

  • Radio NOREA

    Radio NOREA

    Entre 1945 et 1990, la langue roumaine était diffusée à la radio non seulement depuis Bucarest, mais aussi depuis l’étranger. Les radios d’Europe occidentale qui diffusaient des émissions en langue roumaine tentaient d’atteindre le public roumain, contournant ainsi la censure imposée par le régime communiste à la presse diffusée à l’intérieur des frontières roumaines. Une telle station radio a été NOREA, appartenant à l’Association nordique de la radio évangélique et qui, à partir de 1971, disposera d’une section roumaine. Une section fondée par l’effort d’un seul homme, le pasteur Duțu Moscovici, journaliste à ses heures perdues.

    Les débuts de Radio NOREA se situent en Norvège, pays dont la population est prépondérante luthérienne. L’endroit choisit pour établir la rédaction a été Monte-Carlo, à Monaco, à l’autre bout de l’Europe. Plus tard, la station de radio ouvrira une antenne au Danemark, où elle construit ses premiers studios d’enregistrement. En 2000, le Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine a enregistré une interview du pasteur Duțu Moscovici, dans laquelle il rappelle les débuts de sa nouvelle carrière de journaliste radio :

     

    « J’étais un beau jour avec ma femme dans la ville de Lübeck en Allemagne, dans une église bien connue. Et, pendant que nous admirions un tableau, quelqu’un s’est approché de nous et m’a demandé si j’étais le pasteur Moscovici de Roumanie. Je lui ai confirmé, c’était un type que je connaissais de renom, un pasteur hongrois. A l’époque, il réalisait des émissions pour la radio NOREA en hongrois, à Oslo. C’est lui qui me lança l’idée d’ouvrir une section roumaine pour cette station de radio. Je lui ai dit que j’y réfléchirais et, au bout d’un moment, je m’y suis lancé. »

    Les débuts de l’émission en langue roumaine

    Duțu Moscovici commence par travailler comme rédacteur en langue roumaine aux studios NOREA d’Oslo. Les Danois, partisans du projet, construisirent des studios au Danemark, et le service roumain trouva sa place dans ce nouveau lieu. Le pasteur-journaliste se rendait une fois par mois depuis Hambourg, où il vivait, dans les studios danois de NOREA pour enregistrer les émissions qui allaient être diffusées pendant le mois qui s’en suivait. Les bandes enregistrées étaient envoyées ensuite par courrier à Monte-Carlo, et il les écoutait depuis Hambourg au moment de la diffusion, pour s’assurer que les enregistrements suivaient bien le planning établi. Au début, l’émission en roumain de Radio NOREA était hebdomadaire, diffusée tous les vendredis, pendant 15 minutes. Plus tard, sa durée passa à 30 minutes, et les jours de diffusion changèrent. Dorénavant, l’émission en langue roumaine de radio NOREA allait pouvoir être entendue tous les samedis et dimanches à 18h30, heure de Bucarest.

    Duțu Moscovici se rappelle le contenu de ses émissions :

     

    « Le texte avec lequel je lançais la transmission était inchangé et c’était, je me souviens encore : « De Radio Transmondial de Monte Carlo, écoutez le programme évangélique Radio NOREA en roumain ». S’en suivait une brève séquence musicale en allemand, Dieu Tout-puissant, cette mélodie traditionnelle de l’Église luthérienne du monde entier. Je faisais ensuite une brève présentation du programme à venir, qui comprenait une étude biblique, ensuite la lecture d’un texte de la Bible ou encore la biographie d’un missionnaire. Le cœur du programme était sans aucun doute la présentation d’un texte biblique. Il pouvait y avoir aussi une citation d’un penseur célèbre, Blaise Pascal par exemple. Quelquefois, nos studios accueillaient un invité de marque. J’ai eu ainsi l’honneur d’accueillir à mon micro les évêques d’Oslo qui se sont succédés pendant 30 ans. Une autre fois, j’avais accueilli le Premier ministre norvégien de l’époque. »

     

    Une liberté d’expression non négligeable

    Duțu Moscovici disposait semblait-il d’une totale liberté dans la conception de ses programmes et de leur contenu :

     

    « Je disposais d’une totale liberté. Il n’y avait qu’une seule condition cependant : ne pas nous mêler des affaires politiques et ne pas se montrer critique à l’égard des autres confessions religieuses. Il fallait s’en tenir exclusivement à ce que nous appelons en langage pieux la prédication de l’Évangile. Et la rédaction roumaine était composée par un seul homme, moi-même. Et soyez assuré que personne ne me dictait rien, personne ne contrôlait rien. C’était une question de confiance. »

     

    A la question de savoir comment la rédaction roumaine de Radio NOREA se mettait en lien avec ses auditeurs roumains, Dutu Moscovici répond :

     

    « À un moment donné, il y a eu la question des lettres des auditeurs. Il fut un temps où ces lettres, si elles étaient adressées à la station de radio NOREA, risquaient d’être arrêtées par la censure roumaine, et leurs auteurs risquaient de se voir poursuivre. Nous avions alors éliminé le mot « radio » de notre adresse, conservant uniquement NOREA pour destinataire. Je disais « si vous voulez nous écrire, vous pouvez contacter NOREA », suivait ensuite la lecture de l’adresse de la rédaction danoise. »

     

    La rédaction roumaine de Radio NOREA a rempli la noble mission de diffuser les principes et les valeurs chrétiennes et de maintenir l’espoir dans la période trouble de la dictature communiste. Et pour ses auditeurs, cela comptait énormément. (Trad. Ionut Jugureanu)

  • L’Institut de documentation technique de Roumanie

    L’Institut de documentation technique de Roumanie

    Les institutions, généralement mal perçues mais importantes pour comprendre le passé

      

    L’histoire des institutions n’est pas toujours aussi fascinante que la grande histoire ou la petite histoire, voire même que l’histoire d’une découverte qui a changé le visage du monde. Les institutions sont généralement perçues comme des espaces froids et dépersonnalisés, où une autorité impose l’ordre et sa volonté aux citoyens. Il n’en reste pas moins que l’histoire des institutions est d’une grande importance pour connaître le passé, car autant la créativité humaine que la routine quotidienne se reflètent dans leur existence et dans leur fonctionnement. Les gens nouent des liens particuliers avec les institutions, et ces dernières sont liées dans leur esprit et par leurs fonctions à une époque particulière.

     

    1945 : le régime soviétique impose de nouvelles institutions en Roumanie

     

    En Roumanie, le régime communiste met son pied à l’étrier à partir de 1945, avec le soutien direct de l’armée d’occupation soviétique. Aussi, la Roumanie entrait dans une nouvelle ère, marquée par la destruction des institutions considérées par le nouveau régime comme bourgeoises, obsolètes, servant les intérêts des classes aisées, pour les remplacer par des institutions calquées sur le modèle soviétique. Mais le nouveau régime ne pouvait pas se passer aussi facilement de tous les professionnels compétents qui avaient travaillé pour l’ancien régime, et notamment des ingénieurs, indispensables pour la mise sur pied de la nouvelle économie centralisée dirigée par le parti communiste. Alors qu’une partie de l’ancienne élite technique roumaine avait été jetée en prison pour des raisons idéologiques, les survivants tentaient tant bien que mal de faire face aux exigences idéologiques du nouveau régime.

     

    Les débuts de l’Institut de documentation technique de Roumanie

     

    L’Institut de documentation technique de Roumanie, fondé en 1949, avait pour tâche de collecter les informations et d’élaborer des synthèses liées à l’état du développement technologique du pays.

     

    A la tête de l’institution à ses débuts, l’ingénieur Gheorghe Anghel se rappelait dans une interview de 2003 et conservée par le Centre d’Histoire Orale de la Radiodiffusion Roumaine, de cette première période.

     

    Gheorghe Anghel : « L’Institut de documentation technique de Roumanie est devenu l’un des meilleurs instituts de documentation et d’information des pays socialistes. Des spécialistes de l’étranger nous rendaient régulièrement visite pour prendre de la graine, pour voir comment l’on organisait notre activité en Roumanie. L’Institut comptait à l’époque 24 bureaux d’information-documentation, répartis par branche et par domaine, et spécialisés dans la promotion des innovations techniques dans leur domaine de compétence. »

     

    La principale source d’information technique à destination des ingénieurs

     

     Situé au centre de Bucarest, sur la célèbre artère Calea Victoriei, l’Institut de documentation technique de Roumanie était la principale source d’information technique à destination des ingénieurs notamment. Sa création avait été inspirée par un institut soviétique aux objectifs similaires. Doté d’un impressionnant fonds de livres techniques et d’importantes collections de revues spécialisées, d’une salle de lecture généreuse, l’institut accueillait tous ceux qui souhaitaient rester connectés aux dernières nouveautés de leur domaine. Sa mission était de recueillir et de centraliser l’ensemble des connaissances techniques au niveau de chaque branche et domaine d’activité, s’appuyant dans sa mission sur les 24 bureaux d’information-documentation.

     

    Gheorghe Anghel : « La mission de l’Institut et de ses bureaux était plutôt complexe. Elle ne se limitait pas seulement à la réception de livres et de revues spécialisés, il fallait encore classer et promouvoir l’information contenue dans ces sources d’information. Au sein de l’Institut, des services spécialisés s’employaient de rendre accessible l’information recueillie, en signalant l’existence du contenu des revues existantes, en photocopiant leurs résumés, en les organisant en plusieurs collections, qui étaient distribuées sur base d’abonnement aux principaux intéressés. L’on traitait l’information contenue, on la classait, on la rendait disponible. »  

      

    Une institution qui n’a pas échappé à la censure

     

              L’institut constituait donc une véritable mine d’information destinée aux ingénieurs et aux autres spécialistes travaillant dans les différents domaines de l’industrie. Mais la censure du régime n’était pas moins présente qu’ailleurs.

     

    Gheorghe Anghel : « Certaines publications bénéficiaient d’un régime spécial. Elles n’étaient pas accessibles en salle de lecture. Il s’agissait des publications qui pouvaient contenir divers articles moins conformes à la politique du parti. Il fallait donc disposer d’un droit d’accès spécifique et accéder à une salle de lecture fermée aux autres où ce type de publications était conservé. Je me souviens ainsi d’un livre en anglais qui traitait de ce mystérieux phénomène survenu dans l’Oural. Pour étayer la thèse d’une catastrophe atomique masquée par le régime soviétique, l’auteur s’appuyait sur des documents publiés en l’URSS, dans des revues spécialisées. À cette époque, l’accès libre à ce type d’information était totalement impensable. »

      

    La fin de l’Institut de documentation technique

     

    Au fil des ans l’institut se bâtit une solide réputation, comptant dans ses rangs plusieurs centaines de documentaristes spécialisés en langues étrangères et organisant des colloques et des conférences internationales. En 1974 pourtant, Elena Ceaușescu, épouse de Nicolae Ceaușescu et présidente du Conseil national des sciences et de la technologie, décide de rationaliser l’activité de l’institut et réduit le nombre d’employés à 160. Dans les années 1980, à cause de la crise généralisée que traversait la société roumaine et des coupes sombres opérées par le pouvoir dans les acquisitions des publications payées en devises étrangères, l’activité de l’institut dégringole. Une descente aux enfers qui ne finira qu’avec le renversement du pouvoir communiste, fin 1989. (Trad. Ionut Jugureanu)

     

     

  • De l’histoire de la presse féminine roumaine

    De l’histoire de la presse féminine roumaine

    Les droits de l’homme, énoncés depuis le XVIIIe siècle, font la promotion de l’égalité, au-delà de tout critère de religion, de race, d’origine ethnique ou encore de sexe. Mais l’émancipation des femmes ne devient un thème d’actualité qu’à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, autant le socialisme que le féminisme rangeant de plus en plus les droits des femmes au cœur de leur vision de la société. Les efforts les plus assidus ont certes été déployés pour promouvoir les droits salariaux et les droits politiques des femmes, le droit de vote devenant un acquis dans la plupart des pays occidentaux au XXe siècle. Dans ce contexte, le rôle de la presse dans la promotion des droits des femmes a été évidemment essentiel.

     

    Un sujet déjà abordé au 19e siècle

     

    En Roumanie, le thème de l’émancipation des femmes et du féminisme fait son apparition dès la seconde moitié du XIXe siècle, souvent à travers des articles de presse. Par ailleurs, des articles qui ciblent de manière spécifique les intérêts des femmes font de plus en plus leur apparition dans toutes les publications. Les magazines qui portaient à bras le corps le thème de l’émancipation des femmes commençaient à avoir une audience constante, dont le magazine « Femeia », « La femme. Journal apolitique », qui paraît en 1868. D’autres magazines lui emboîtent le pas, tels que « la Femme roumaine », « la Femme du village », « Femme et foyer », « la Femme orthodoxe », « la Femme élégante », et même « la Femme qui travaille ».  La plus longue période de parution ininterrompue d’un magazine féminin, intitulé « la Femme » a eu lieu dans la période communiste, entre 1946 et 1989. Un titre qui a fait peau neuve après 1989, mais qui continue de paraître aujourd’hui.

     

    A leurs débuts, les magazines féminins étaient pourtant rarement écrits par des femmes, qui n’entreront que bien plus tard dans le monde de la presse. La social-démocrate Elena Gugian fut l’une des premières rédactrices roumaines d’un magazine féminin. En 2000, lors d’un entretien pour le Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine, Gugian se souvient de ses débuts dans la presse, qui ont lieu à ses 19 ans, en 1944, lorsqu’elle adhère aussi au Parti social-démocrate.

     

    Elena Gugian: « Il y avait beaucoup de femmes ouvrières qui avaient rejoint les rangs du parti. Elles travaillaient dans le textile, chez APACA, dans le chocolat, à la confiserie Anghelescu, sise rue Şoseaua Viilor, ou encore dans une fabrique de conserves, dans le pharma, dans une usine de tabac. Des industries où les employés étaient majoritairement des femmes, et dans lesquelles nous avions pu implanter des organisations du parti et tenir des réunions. Ce fut une époque où je rencontrais énormément de femmes, j’ai parlé avec des femmes en tant que journaliste, j’enregistrais aussi énormément pour les besoins du magazine de l’organisation des femmes du parti, qui s’appelait « la Femme ouvrière ». »

     

     La figure de l’ouvrière dans la Roumanie communiste

     

    « La Femme ouvrière » défendait notamment les droits sociaux des femmes. Elena Gugian se souvient dans son entretien de la renaissance de cette publication dès la fin de la guerre :

     

    « Ce titre de presse était connu depuis 1930. Elle était parue en petit format, ressemblant à une petite affiche, et ne comptant que deux pages. En 1938, autant la démocratie politique que la presse indépendante sont passées à la trappe. Le titre réapparait en 1946, sous forme de magazine, dans un format qui comptait 32 pages, édité en noir et blanc, avant que certaines couleurs, tel le rouge ou le bleu, ne deviennent accessibles. »

     

    Elena Gugian adorait son métier de journaliste de terrain :

     

    « J’étais le plus jeune membre de la rédaction, je faisais du terrain, je courrais partout accompagnée d’un photographe, pour collecter des infos, pour faire des reportages. J’étais aussi en lien avec les services de presse des délégations et des ambassades établies alors à Bucarest, et c’est par leur entremise que je recevais des images et des articles de presse qui relataient de l’action des militantes sociales-démocrates à travers le monde. » (trad. Ionut Jugureanu)

  • L’humour au temps du communisme

    L’humour au temps du communisme

    La diversité de l’humour populaire à l’époque communiste

     

    Les régimes politiques dictatoriaux, autoritaires et antilibéraux apprécient rarement l’humour. Manifestation par excellence de la liberté de l’individu et de la créativité de l’esprit humain, qu’il s’agisse du ludique, du sarcasme, de la farce ou de l’ironie, l’humour est à la fois craint et haï par les dictatures.

     

    La diversité de l’humour populaire à l’époque communiste, une époque qui se prêtait rarement à la gaité, à la bonne humeur et à la joie de vivre, faisait sans doute le quotidien un peu plus supportable. Un humour populaire aux visées politiques, sociales et sociétales, qui ridiculisait le plus souvent le culte de la personnalité, l’absurdité des slogans officiels et les prétendues avancées et victoires engrangées par le régime politique communiste.

     

    Notre invité, un journaliste et humoriste, victime de la censure communiste

     

    Le poète, journaliste et humoriste Ioan T. Morar, victime de la censure du régime avant 1989, a étudié de près les formes d’expression de l’humour populaire qui ont été de mise à l’époque.

     

    Ioan T. Morar : « Dans son ouvrage « Le Rire : essai sur la signification du comique », Henri Bergson voit le rire telle une punition infligée par la société envers les êtres qui se laissent aller à la raideur et oublient la souplesse exigée par la vie. J’ai une autre définition intéressante de l’humour ou plutôt une définition de la manière dont entendait le régime soumettre et se servir de l’humour, définition appartenant à Nicolae Ceaușescu, je cite de mémoire : « Utilisez l’arme de l’humour, ironisez les défauts qui se manifestent dans la société et chez les gens, faites de votre art un outil d’amélioration continue de la société et de l’homme, d’affirmation de la justice sociale et de notre manière de vivre ». L’humour utilisé en arme contre les ennemis du régime donc, c’était bien celle-là la vision du dernier leader communiste de la Roumanie. Une arme qui s’est en fait beaucoup plus souvent retournée contre lui. »

      

    Les deux périodes de l’humour roumain à l’époque communiste

     

    L’histoire de l’humour populaire d’avant 1989 peut être divisé, temporellement, en deux périodes : celle d’avant 1965, où pour une plaisanterie à connotation politique venant à l’encontre du régime, l’auteur pouvait écoper de lourdes années de prison, et celle d’après 1965, riche et foisonnante en manières d’expression. Il y a aussi l’humour officiel, celui dont parlait Nicolae Ceausescu, et puis l’humour populaire, bien différent du premier.

     

    Pour ce qui est du premier, Ioan T. Morar précise : « Il était de coutume d’organiser sur certains chantiers, dans les entreprises, des clubs où les animateurs rivalisaient entre eux pour ridiculiser ceux qui ne se soumettaient pas aux lois, coutumes et normes socialistes. Prenez un couplet, diffusé par la télévision publique de l’époque : « Du travail tire sa sève / L’entreprise de construction de Deva ». C’était assez pitoyable. Et puis il y avait l’humour stupide des publicités. La Roumanie produisait à l’époque deux marques d’aspirateurs : Pratique et Idéal. Et la publicité disait : l’aspirateur Pratique est idéal, et l’aspirateur Ideal est pratique. Plutôt minable. »

     

     L’humour « officiel »  

     

     La publication humoristique Urzica, « L’ortie », est l’expression aboutie de cet humour officiel, promu par le régime. Une revue à succès dans ces années-là.

     

    Ioan T. Morar : « Le magazine Urzica s’en prenait aux serveurs, aux belles-mères, aux coiffeurs. Je travaillais à l’époque à la revue « La vie estudiantine ». Craignant que Ceaușescu ne soit éternel, j’ai visé un poste à Urzica. Dans ce magazine le culte de la personnalité, omniprésent ailleurs dans la presse, n’existait pas. Ceaușescu n’a jamais fait la couverture et aucun article n’a été écrit sur lui. Ce magazine constituait une bouffée d’oxygène dans le paysage médiatique roumain de l’époque »

     

    L’humour à double sens

     

     L’humour ambigu, à double sens, commence à voir le jour dans les clubs étudiants, dont le fonctionnement était autorisé par les administrations universitaires. Des répliques aux connotations ambiguës, la gestuelle des acteurs amateurs, l’intonation des voix donnaient naissance à des plaisanteries en apparence inoffensives, mais connotées politiquement. Mais les plaisanteries et les blagues ouvertement politiques constituaient l’apanage par excellence de l’humour officieux, de l’humour populaire.

     

    Ioan T. Morar : « Dans la catégorie des blagues interdites par la censure du régime se trouvaient les blagues politiques, même si l’on soupçonne que parfois certaines de ces blagues, de ces jeux de mots étaient utilisés par la Securitate, la police politique du régime, pour prendre le pouls de certains groupes sociaux. Mais cet humour populaire avait le don de tisser des liens, en utilisant une sorte de langage codé, inaccessible aux non-initiés. »

     

     L’humour populaire

     

    Avant 1989, l’humour populaire avait créé son personnage, sorte d’héros nigaud en apparence et qui s’avère un redoutable roublard.

     

    Ioan T. Morar : « Le rire est tonique. Et c’est bien ce sens d’humour tonique, pétillant, ironique, incisif qui nous a sauvé. Cet humour populaire endossait ce rôle de soupape, censée faire baisser la pression et apporter un peu de joie de vivre au sein d’une société traumatisée. Sous son apparence ridicule, Bula était un sage et l’un de nos sauveurs psychiques. Son personnage disparut après le changement de régime de 1989. C’est tout dire sur la fonction qui fut la sienne. »  

     

     L’humour populaire qui était de mise avant 1989 ne peut être compris qu’en relation avec les réalités de son époque. Pour comprendre le sens de cet humour, les générations futures auront besoin de se pencher longuement sur le contexte social et politique qui l’a fait naître. (Trad. Ionut Jugureanu)

  • Les relations nouées entre la Roumanie et l’Egypte avant 1990

    Les relations nouées entre la Roumanie et l’Egypte avant 1990

    A la fin des années 1950 et au début des années 1960 la décolonisation et la modernisation des pays du tiers monde avaient le vent en poupe. Les anciennes colonies des pays européens d’Afrique et d’Asie, auxquels s’ajoutaient les pays d’Amérique latine, se lançaient à l’eau, tentant leurs propres modèles de développement. Beaucoup de ces nouveaux Etats avaient ainsi à l’époque adopté la Troisième voie, située à mi-chemin entre le communisme soviétique et le capitalisme américain. L’un des Etats les plus dynamiques à s’engager dans cette voie fut l’Égypte, pays riche de son passé et impatient de se donner de nouvelles ambitions.

    La modernisation de l’Égypte s’est beaucoup inspirée du modèle turc de développement. Il s’agissait en effet de deux pays musulmans avec des sociétés, des mentalités et des héritages similaires. L’Égypte, plutôt cosmopolite, comptait sur ses élites éduquées en Grande-Bretagne et en France, mais également en l’URSS. Gamal Abdel Nasser Hussein, qui prit en tant que source d’inspiration la personnalité du réformateur turc Mustafa Kemal Atatürk, s’est rapidement érigé comme la figure de proue de cet état d’esprit réformateur, sinon révolutionnaire. Mircea Nicolaescu, nommé en 1961 ambassadeur de Roumanie au Caire par le ministre des Affaires étrangères Corneliu Mănescu, expliquait, dans une interview enregistrée en 1996 et conservée par le Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine, l’essence de l’extraordinaire dynamisme du processus de modernisation égyptien. Ecoutons-le :

    « L’Égypte était devenu l’un des centres diplomatiques les plus actifs en matière de politique internationale de l’époque, et cela pour plusieurs raisons. La première, parce que l’Egypte représentait, parmi les pays arabes, l’Etat le plus important, le plus développé, doté d’un grand prestige historique et politique. C’était l’époque où Nasser et les Officiers libres, comme ils s’appelaient eux-mêmes, réinstallèrent la société égyptienne sur une base démocratique et réorientèrent la société égyptienne sur la voie de la modernisation. Deuxièmement, parce que l’Égypte fait valoir son identité et ses particularités non seulement envers ses propres alliés naturels, les Etats arabes de la région, mais aussi envers l’ensemble de la région. L’Égypte était de facto maître du canal de Suez, construit par les Égyptiens mais toujours aux mains des Britanniques. Indépendamment de cela, le mouvement d’émancipation du monde arabe avait pour centre Le Caire. »

     

    Les relations roumano-égyptiennes avaient démarré timidement tout de suite après la révolution égyptienne de 1952.

    Les pays européens se montrent forcément intéressés par le désir d’émancipation et de modernisation de la société égyptienne, et la Roumanie ne comptait pas demeurer à l’écart de ce mouvement. De son côté, l’Union soviétique avait lancé une véritables politique d’influence à l’égard des anciennes colonies, et la Roumanie socialiste s’efforçait lui emboiter le pas. Les relations roumano-égyptiennes avaient démarré timidement tout de suite après la révolution égyptienne de 1952. Aussi, en 1956, lors de la crise du canal de Suez, la Roumanie envoya, à la demande de l’Égypte, du personnel technique pour aider à normaliser l’utilisation du canal. Plus tard, les relations bilatérales dans les domaines de l’économie, de la culture, de l’éducation et du sport ont pris leur essor. Cependant, d’une manière générale, dans ses relations avec le monde arabe et en particulier avec l’Egypte, la Roumanie tente de garder ses distances, notamment dans le contexte du conflit israélo-arabe. Durant la guerre des Six Jours de juin 1967, la Roumanie se refuse de condamner Israël comme État agresseur. Mircea Nicolaescu a expliqué la position du régime de Bucarest :

    « Notre attitude très claire et réaffirmée à maintes reprises était fondée sur l’idée qu’il ne nous semblait pas opportun de prendre fait et cause pour l’une ou l’autre partie prenante du conflit. Qu’il allait plutôt de notre devoir à tous de faciliter les conditions nécessaires à la cessation des hostilités et à la transition vers les négociations. Nous avons néanmoins offert notre soutien matériel à l’Egypte en accordant une quantité de produits d’extrême nécessité pour le marché de la ville du Caire. A la suite de la guerre, l’Egypte avait été frappé par une pénurie alimentaire provoquée par la désorganisation générale de la vie économique et des flux des produits importés. Les Cairotes ont alors bénéficié du sucre, de l’huile, de la farine et de quelques autres produits de base made in Roumanie. »

     

    Le régime de Bucarest consentit à accorder un important crédit au gouvernement du Caire.

    L’aide alimentaire offerte alors par la Roumanie aux Egyptiens était d’une importance vitale. L’instabilité politique qui a fait suite à la défaite militaire égyptienne aurait pu céder la place à l’anarchie. Le régime de Bucarest fit davantage encore, consentant à accorder un important crédit au gouvernement du Caire. Mircea Nicolaescu :

    « Au Caire, seuls deux ou trois bataillons de leur célèbre armée étaient encore en état de combat. L’autorité publique s’effondrait. Et les spéculateurs ont fait leur apparition, ce qui n’a fait qu’empirer les choses. C’est alors que j’ai proposé, d’abord par l’intermédiaire du ministère des Affaires étrangères, la négociation d’un tel accord, qui devait en fait servir de prétexte à une mise en relation au plus haut niveau entre les régimes de nos deux Etats. La poursuite d’un tel accord, préparé pendant près de trois années, n’avait jamais pu aboutir auparavant. Or, je suis parti de l’idée d’établir un cadre aussi large et favorable que possible à nos relations communes. Nos intérêts respectifs ratissaient large et s’avéraient facilement accommodants pour l’autre partie. La Roumanie avait besoin de s’assurer le passage sans entraves de ses navires par le canal de Suez, car notre industrie devait à tout prix sécuriser son approvisionnement, notamment en coton. »

    Entre 1960 et 1990, les relations diplomatiques et commerciales entre la Roumanie et l’Égypte n’ont cessé de se développer. A la suite de la dissolution des régimes communistes en Europe de l’Est fin 1989, les relations entre les deux Etats ont pris un nouveau virage, prenant en considération les nouvelles réalités géopolitiques et les intérêts réciproques des deux Etats. (Trad. Ionut Jugureanu)

  • Le théâtre radiophonique destiné aux enfants

    Le théâtre radiophonique destiné aux enfants

    Les débuts

     

    Dès ses débuts, la radio a fait une priorité de l’éducation des masses. Les enfants, public généreux et convoité par excellence, n’ont pas été délaissés, on peut s’en douter. Les dramatisations radiophoniques ont souvent été plébiscitées par leur public, grâce aux efforts conjoints des scénaristes, des acteurs et des réalisateurs talentueux et dédiés, des équipes techniques. Dans la phonothèque de Radio Roumanie l’on retrouve les meilleurs pages de l’histoire du théâtre radiophonique pour enfants.

     

    L’écrivaine Silvia Kerim, journaliste et rédactrice radio ayant débuté sa carrière radio en 1961, avait longtemps travaillé à mettre en scène les meilleures pièces de ce théâtre radiophonique destiné aux enfants.

     

    Silvia Kerim, un nom de référence du domaine

     

    Dans son interview de 1998, conservée par le Centre d’histoire orale de Radio Roumanie, Silvia Kerim raconte ses premiers pas dans les studios de la Radio publique roumaine.

     

    Silvia Kerim : « On m’a assigné une mission que j’allais adorer : le Théâtre au microphone destiné aux enfants. La plupart du répertoire pour enfants était constitué des contes issus de la littérature classique. L’idéologie du régime avait du mal à pénétrer les lieux, et cela nous offrait un certain confort psychologique. Les acteurs, les réalisateurs étaient les grands noms du théâtre roumain de l’époque. »

     

    Comme partout, ce sont les gens qui font tourner la machine :

    « A la tête du Théâtre au microphone destiné aux enfants il y avait Eduard Jurist, un type qui incarnait le bon sens, le respect et la modestie, très prévenant avec tout le monde, avec les moindres gens. Il y avait aussi les très doués écrivains pour enfants Vasile Mănuceanu et Călin Gruia. Puis, j’ai grand plaisir d’évoquer le nom de Mioara Paler qui fut autrefois responsable de la section des programmes pour enfants et à qui je dois la joie d’écrire pour les enfants. Ils ont senti en moi cet amour pour les enfants, ils ont senti mon désir d’écrire des textes destinés aux enfants. J’adorais mon travail. »

     

    Comment écrire une telle pièce de théâtre

     

    Silvia Kerim débute en écrivant des scénarios destinés aux émissions radiophoniques pour enfants ce qui ne manque pas de la plonger dans sa propre enfance :

     

    Silvia Kerim : « On m’a demandé de retravailler et d’adapter certains contes mal traduits de la littérature chinoise ou japonaise. Et en les adaptant, j’ai réalisé que je mettais beaucoup de ma propre imagination, et qu’à partir d’un certain moment j’étais en mesure de coucher sur papier mes propres histoires, de faire mes propres tours de magie. Ma mère nous racontait tous les soirs des histoires, à moi et à mon frère, avant de s’endormir. Souvent elle commençait par « Blanche Neige », j’en redemandais, et je pense l’avoir écouté tous les soirs pendant toute une année. Et si jamais ma mère se trompait sur un détail, nous nous empressions de lui rappeler les tenants et les aboutissants de la chose. Ma mère enchaînait ensuite sur un conte mettant en scène des animaux. Ma mère, tout comme mon père, adorait les animaux, un amour qu’ils sont parvenu à nous transmettre. »  

     

    Une opposition subtile au régime communiste

     

    À l’époque où Silvia Kerim donnait vie aux contes pour enfants sur les ondes, le régime communiste endoctrinait le public avec force et vigueur en utilisant massivement les moyens de la propagande. Mais la journaliste a choisi de s’opposer de manière subtile à l’assaut idéologique.

     

    Silvia Kerim : « Ecoutez, dans mes textes vous n’allez pas trouver des mots tels « pionnier », « parti », « Jeunesses communistes » ou que sais-je encore, le bestiaire du régime. Mes scénarios content les héros d’Andersen, ce sont des histoires tristes, mettant souvent sur le devant de la scène les laissés-pour-compte, les oubliés de la vie, avec des pauvres, des grands-parents mourants, dans lesquels le dessert le plus convoité était un toast à la marmelade. J’ai toujours pensé qu’il y avait davantage d’enfants malheureux et orphelins que d’enfants riches et grincheux. Et que ces histoires doivent leur parvenir, ou plutôt qu’ils doivent pouvoir s’identifier eux aussi aux personnages. Alors que c’était une époque où il fallait écrire uniquement sur des enfants heureux, qui grandissent dans la bonne humeur, qui avaient la santé et qui étaient protégés de tous soucis de la vie réelle. Et cette réalité que je dépeignais dans mes contes avait parfois du mal à passer la censure du régime. »

      

    Le théâtre radiophonique pour enfants a été un vrai miracle qui a bercé l’enfance des millions de futurs adultes. (Trad Ionut Jugureanu)

  • La présence du chameau dans l’espace roumain

    La présence du chameau dans l’espace roumain

    L’archéozoologie – pour étudier les relations entre hommes et animaux au fil de l’histoire

     

    L’histoire de l’humanité, des communautés et des individus peut aussi être connue à travers l’étude des animaux domestiqués et utilisés par les humains et les sociétés. Les archéologues qui exhument aujourd’hui les objets les plus surprenants, ramènent aussi à la surface les restes d’animaux domestiques. L’archéozoologie constitue ainsi la discipline qui étudie les relations de l’homme et le monde animal, à savoir la domestication, l’alimentation humaine, l’économie animale, les rites funéraires. L’archéozoologie diffère par ailleurs de la paléontologie, qui elle étudie l’évolution des animaux et des humains sans se soucier de leurs liens éventuels, mais aussi de la paléozoologie, discipline qui étudie les animaux disparus. Grâce à l’archéozoologie, nous apprenons que le chameau, mammifère typique des zones tropicales et désertiques d’Afrique, d’Asie et d’Australie, a également eu toute sa place dans l’histoire de l’espace roumain.

     

    Trois types de chameau dans l’espace roumain

     

    Grand mammifère herbivore ruminant, le chameau est présent dans l’espace roumain à travers ses trois variantes : le dromadaire ou le chameau à une bosse, le chameau de Bactriane ou chameau à deux bosses, et les espèces hybrides, munies d’une grande et une petite bosse. Appelé « le navire du désert », le chameau a depuis toujours était utilisé pour le transport de lourdes charges sur de longues distances, ses besoins en eau et en nourriture étant minimes. Domestiqué il y a environ 5000 ans, le chameau est élevé également pour sa viande, pour son lait et pour sa laine.

     

    Le plus vieux squelette de chameau en terre roumaine

     

    Adrian Bălășescu, docteur en biologie et zooarchéologue à l’Institut d’archéologie « Vasile Pârvan » de l’Académie roumaine, a étudié les squelettes de chameaux trouvés sur les sites archéologiques de Roumanie et dressé une chronologie des découvertes. Le plus vieil exemplaire découvert à ce jour, découvert dans la région de Dobroudja, près de la forteresse d’Ibida, aurait vécu entre le 2e et le 4e siècle de notre ère.

     

    Adrian Bălășescu : « Il y a 60 ans, les premiers morceaux de squelettes de chameaux ont été découverts à Dinogeti, à Garvăn, dans le département de Tulcea, lors des fouilles archéologiques systématiques portant sur la période byzantine. Une phalange 1 de chameau à deux bosses avait alors été découverte. Après plus de 40 ans, en 2007, on fait mention d’un autre vestige découvert à Noviodunum, aujourd’hui la ville d’Isaccea, situé sur le bord du Danube, près de la frontière avec l’Ukraine. Ces derniers vestiges datent du 11e siècle. »

     

     Les chameaux d’Agighiol, dans la région de Dobroudja, font partie d’un important matériel faunique découvert en 2007. Il s’agit de six chameaux adultes identifiés par leurs mâchoires, dont les os ne présentent aucune trace d’intervention humaine ni aucune trace de dents de carnivore.

     

    Des chameaux enterrés rapidement. Mais pourquoi ?

     

    C’est une indication qu’ils ont été enterrés rapidement, un fait expliqué par Adrian Bălășescu : « On va sans doute se demander comment les os de ces animaux ont fini enfouis sous la terre ? Nous n’avons pas beaucoup d’informations sur la manière dont les fouilles ont été menées et il est difficile d’y répondre. J’ai une théorie selon laquelle l’absence de marques d’entaille, de désarticulation et d’éventration pourrait indiquer une mort dans un court laps de temps de ces animaux peut-être à cause de certaines maladies. Puis on les enterre, pour éviter la propagation de la maladie. À l’appui de cette théorie, des études récentes de paléogénétique et de microbiologie accréditent l’idée selon laquelle ces animaux, à savoir les chameaux, sont des vecteurs de propagation de la peste. Or, les grandes épidémies sont venues d’Asie et, outre les souris et les rats, porteurs de l’agent pathogène des puces, les chameaux semblent avoir aussi joué un rôle très important comme vecteur de transmission. D’ailleurs, la bactérie responsable de la peste a été identifiée dans le tartre dentaire des restes de chameaux étudiés. »

     

     En Europe centrale et Orientale, le chameau est présent depuis l’époque romaine

     

    D’autres restes de chameaux ont été trouvés sur le territoire roumain à Timișoara, forteresse conquise par les Turcs en 1552 et contrôlée par eux jusqu’en 1716. Nous avons identifié ces deux mandibules de chameau trouvées dans des fouilles diligentées dans le centre de la ville. Mais les chameaux existaient en Europe centrale et orientale bien avant l’arrivée des Ottomans.

     

     

    Adrian Balășescu : « En Europe centrale et Orientale, le chameau est présent depuis l’époque romaine. Sa présence pourrait être principalement le résultat de l’expansion de l’Empire romain et du déploiement d’unités militaires provenant de provinces du Proche-Orient ou d’Afrique, où l’espèce était fréquemment rencontrée. Ainsi, des preuves ostéologiques ont été trouvées en Allemagne, en Suisse, en Autriche, en Hongrie, en Serbie et en Bulgarie. Au début du Moyen Âge, et nous avons les découvertes de Dinogetea et de Noviodunum, l’on retrouve la présence du chameau entre le 9e et le 12e siècle, lorsque ces animaux sont présents dans la région en raison de l’influence romano-byzantine. »

     

     Moyen Age : le chameau arrive en Europe grâce aux Ottomans

     

    La présence ottomane en Europe centrale depuis la seconde moitié du 16e siècle explique la présence des restes de chameaux datant de cette époque.

     

    Adrian Balășescu : « Avec la pénétration des Turcs en Europe, on assiste à nouveau au retour de cette espèce relativement bien documentée en Hongrie, entre le 15e et le 17e siècle. La présence de ces animaux sur le territoire de la Roumanie est principalement due au fait qu’ils étaient utilisés comme animaux de transport à des fins militaires et civiles. Probablement, en cas de pénurie alimentaire, ils étaient également utilisés dans l’alimentation. Au cours du 16e et du 17e siècles, il existait des auberges dans la région du Banat occupée par les Turcs où l’on servait de la viande de chameau. Mais la présence de ces animaux en Roumanie est attestée jusqu’au XXe siècle. Il existe des archives photographiques d’un régiment d’artillerie de la Première Guerre mondiale basé en Dobroudja où l’on voit que les canons étaient tirés par des chameaux. »

     

     

    Animal typique des régions chaudes, le chameau a une histoire transcontinentale ancienne. Et l’espace roumain fait partie de l’histoire universelle de cette fameuse espèce. (trad. Ionut Jugureanu)

  • Le goulag roumain du Bărăgan

    Le goulag roumain du Bărăgan

    Plusieurs vagues de déportations vers le Bărăgan

    Région fertile mais faiblement peuplé, le Bărăgan a été choisi par le régime communiste des années 50 pour y implanter le goulag roumain, lieu de déportation de près de 40.000 de ces « ennemis du peuple », comme le régime communiste appelait ses opposants. Les témoignages de certains des survivants du goulag communiste roumain ont été enregistrés et conservés par le Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine.

    C’est en 1951 que les premières déportations en masse débutent. Il s’est agi en premier lieu de fermiers, fondamentalement opposés à la collectivisation des terres initiée au mois de mars 1949 sur base « volontaire ». Il s’est agi ensuite de certains membres des minorités nationales : des Sicules, des Serbes, des Magyares, des Aroumains ou encore des Roumains originaires de Bessarabie qui avaient fui en 1944 l’occupation soviétique de la région. Il y avait parmi ces derniers l’élève d’alors Elena Boroș, réfugiée de Bessarabie avec ses parents, qui avaient élu domicile dans la région du Banat, dans l’ouest de la Roumanie, près de la frontière yougoslave. Ecoutons-la raconter son expérience traumatique :

    « J’étais élève à l’école technique agricole de la ville Sânnicolau Mare lorsque mes parents ont été arrêtés dans une rafle de nuit. Une rafle de nuit déroulée dans les régions de Banat et de Mehedinti. Il était minuit lorsqu’un policier et un agent de la Securitate, la police politique du régime communiste, avaient débarqués à notre domicile. Ils ont dû plier bagage et suivre ces agents sur le champ. Le lendemain, mon père me téléphone, m’ordonne de prendre le premier train et les rejoindre à la gare. C’est là, sur le perron de la gare, que je les retrouverai, en effet, avec leurs valises. Tout de suite après, l’on nous fait monter dans un autre train et l’on part vers une destination inconnue ».

    L’angoisse du renvoie vers l’URSS

    L’angoisse des déportés étaient à son comble se rappelle Elena Boroș. Les gens pensaient qu’on allait les ramener en l’Union Soviétique, les déporter en Sibérie. Poursuivons son récit :

    « Le lendemain matin, notre convoi arrive à Nicoleşti-Jianu. C’est là que l’on s’arrête sur une voie de garage. Mon père s’inquiète, prend son courage à deux mains et ose questionner l’agent de la Securitate sur le sort que l’on nous réserve. C’est alors que l’on apprend qu’on a atteint le but du voyage. L’on nous embarque ensuite, avec nos bagages, dans des camions qui nous mènent à Satu Nou, le Nouveau village. En fait, il n’y avait pas de village. On était au beau milieu des champs. Il y avait en effet le tracé des rues, et quelques bornes qui faisaient office de clôture, pour séparer les futures propriétés. L’on répartissait à chaque famille une parcelle de 2500 mètres. Nous, l’on s’arrête sur une telle parcelle. Je me souviens, elle était recouverte de blé. Nous avons descendu nos bagages du camion et l’on nous abandonna là, sous les étoiles. On était sans voix. »  

    Les familles déportées passeront la nuit dans ces champs, blotties dans les couvertures amenées dans leurs bagages. Le lendemain, les hommes tentent d’ériger quelques abris de fortune, des cabanes en terre. Ils creusent pour trouver de l’eau. Une semaine après, les autorités débarquent, pour envoyer les hommes travailler dans une ferme, récolter le coton.

    Visite de la ministre des Afffaires étrangères de l’époque, Ana Pauker

    Vasile Neniță, déporté encore enfant dans la région du Bărăgan, se souvient du désespoir que ressentaient ces gens abandonnés au milieu de nulle part :

    « C’était l’été et la chaleur était étouffante. L’on n’avait pas d’eau sur place, on nous amenait l’eau en citerne depuis la ville de Borcea. Une eau d’une qualité douteuse. Beaucoup en sont tombés malades. Et puis, les gens commencent à mourir. J’avais 11 ans, mais je me souviens comme si c’était hier. La première années les tombes apparaissent en nombre. Beaucoup, surtout les vieux, ne sont pas parvenus à dépasser l’hiver. Et c’était la même chose dans tous les villages des déportés. L’on n’avait rien, il n’y avait que des champs tout autour de nous. L’on voyait un arbre de lieu en lieu. Et le vent, mon dieu. On était comme dans un roman d’horreur. »  

    Vasile Neniță se souvient de la visite d’Ana Pauker, poids lourd du régime communiste nouvellement installé et ministre des Affaires étrangères, dans les villages de déportés :

    « Les policiers font d’abord leur apparition et amènent tout le village sur un champ, pour l’accueillir. La ministre débarque en hélicoptère et tient son discours. L’on nous amène ensuite des planches, du matériel, et l’on nous intime l’ordre de bâtir nos maisons. L’on s’organise en équipes de 8 à 10 personnes, et l’on bâtira des cabanes en terre, sur structure de bois. Des cabanes comprenant 2 pièces et un coin cuisine, recouvertes des toits de roseaux. »    

    En 1955, après 4 années de privations extrêmes, les autorités lèvent les interdictions et permettent aux déportés de quitter le goulag, pour autant qu’ils le désirent. La plupart de familles regagneront leurs foyers dans le Banat, marquées à vie par la terrible expérience de la déportation. (Trad. Ionut Jugureanu)

  • Les trésors cachés des égouts bucarestois

    Les trésors cachés des égouts bucarestois

    Le Musée Municipal de Bucarest (MMB) invite le public à découvrir la beauté et les histoires de la ville dans ses recoins les plus inattendus à l’occasion de l’exposition « Les trésors cachés des latrines historiques de Bucarest », abritée par la Maison Filipescu-Cesianu. Une exposition qui nous plonge dans le passé méconnu de la capitale roumaine du 18e et du 19e siècles. Le terme « hazna » est un paradoxe sémantique : originaire de la langue turque où il faisait référence à la pièce du trésor, il acquit en roumain le sens latinisé de latrine ou d’égout. Endroit par excellence où les objets inutilisés, les objets cassés, les restes et les déchets sont jetés.

    Pour mieux saisir le sujet, nous avons approché le curateur de l’exposition, le muséographe Theodor Ignat :

    « Le musée de la Municipalité de Bucarest ouvre ses portes au public, à la Maison Filipescu-Cesianu, avec une exposition insolite. Il s’agit du résultat des recherches archéologiques entreprises par les archéologues du musée ces dernières années, des recherches qui ont révélé les trésors enfouis dans le monde souterrain des immondices, celui des égouts, des fosses septiques si l’on veut. Ce sont des découvertes pertinentes et inattendues selon les archéologues, car dans ces espaces bien préservés a été retrouvé une très, très grande quantité d’artefacts extrêmement bien conservés, des objets jetés, perdus, devenus inutiles, mais capables de nous conter le quotidien des habitants de cette ville aujourd’hui disparue. »

    Theodor Ignat nous a encore détaillé les endroits où les fouilles réalisées par les chercheurs du musée de la Municipalité de Bucarest ont été entreprises :

    « L’exposition recèle des objets découverts lors de quatre fouilles successives : près de l’église du saint Démétrios de Thessalonique, ensuite dans l’ancien quartier juif de la ville, près de l’église Udricani, enfin près de l’église Mavrogheni. »

    Mais connaissons-nous vraiment le Bucarest d’antan et ses histoires anciennes ? Theodor Ignat :

    « Les recherches archéologiques que nous effectuons à Bucarest nous conduisent souvent à la découverte du passé récent de la capitale. Or, là nous abordons la période du 18e et du 19e siècles. Une période bien connue sous l’angle des grands événements politiques, des grandes transformations urbanistiques et modernisatrices qu’a traversées la capitale, mais beaucoup moins connue en termes de vie quotidienne. Or la grande histoire est de fait constituée d’une myriade de micro-histoires. »

    Mais au fond quels types d’objets sont présentés au public dans cette exposition ? Prenons pour commencer les objets découverts lors des fouilles entreprises dans les égouts de l’ancien quartier juif de la capitale. Théodore Ignace :

    « Il s’agit dans ce cas notamment de la découverte des flacons de parfum, des boites de savon et de cosmétiques, des produits de beauté aux marques d’autrefois, des produits de luxe, difficiles d’accès pour la population ordinaire, et plutôt destinés à l’élite bucarestoise de l’époque. »

    Quant aux trésors découverts enfouis dans les latrines lors des fouilles menées près des églises du saint Démétrios de Thessalonique et Mavrogheni :

    « Les fouilles entreprises près de l’église saint Démétrios de Thessalonique ont mis à jour des objets ménagers de grandes dimensions, généralement des céramiques très joliment décorées et vernissées, des bols, de grands bols, des casseroles en céramique vernissée. Des objets qui pourraient peut-être nous conter le quotidien des pèlerins venus vénérer les reliques du saint. A l’église de Mavrogheni en revanche, une église construite en dehors du centre-ville, donc une église périphérique selon la géographie d’alors de la ville, les objets découverts sont plus modestes, comprenant notamment des objets à usage domestique courant, un indicateur du niveau de vie mené par la communauté qui vivait à l’époque à la périphérie de Bucarest. »

    Au terme de notre périple, Théodor Ignat a souhaité préciser quelques aspects liés au terme « hazna » vu à travers le prisme de l’exposition du Musée Municipal de Bucarest :

    « L’ironie est qu’à travers cette exposition nous sommes revenus au sens originel de chambre du trésor que recouvrait à l’origine le terme hazna. Car ce sont bien des trésors archéologiques que recèlent ces égouts où l’on déversait tout ce dont l’on pouvait s’en passer. »

    Trad Ionut Jugureanu

  • La linguistique à l’époque communiste

    La linguistique à l’époque communiste

    Le régime communiste tente de contrôler la langue

    Le régime communiste s’est tellement immiscé dans la vie des gens, qu’il tenta de la régir dans les moindres détails, jusqu’à codifier à sa sauce l’expression orale et écrite de tout un chacun. La langue de bois qui en résulta deviendra le résultat le plus abouti de cette tentative.

    A l’été 1950 parurent dans Pravda, le quotidien officiel du régime soviétique, trois articles signés par le grand Staline, intitulés « Le marxisme et les questions de la linguistique », et qui allaient totalement bouleverser le domaine des études linguistiques. En Roumanie, occupée depuis 1944 par l’Armée rouge et où le régime stalinien tournait à plein régime, les élucubrations staliniennes furent rapidement reprises par les milieux académiques et scientifiques contrôlés de près par les activistes communistes.

    La romaniste et traductrice Micaela Ghițescu, ancienne prisonnière politique du régime communiste, avait démarré ses études universitaires en 1949, une année après que la refonte de l’enseignement, promue par le régime communiste nouvellement installé, avait bouleversé tout le système. La réforme avait introduit l’éducation politique dans le programme, et lié l’accès à l’enseignement supérieur aux origines modestes des parents. Interviewée en 2002 par le Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine, Micaela Ghițescu remémorait l’effet désastreux qu’avait l’introduction de l’éducation politique :

    « L’on nous enseignait le marxisme-léninisme durant toute l’année. Ensuite, nous avions d’autres matières où l’enseignement avait été politisé. Aux cours de français l’on étudiait la guerre d’Indochine, la guerre du Vietnam. L’on nous racontait que les militaires français étaient des cannibales et qu’ils mangeaient les prisonniers vietnamiens. Il fallait tout simplement y croire et reproduire ces âneries ».

    Le rôle joué par Nikolai Iakovlevici Marr

    Dès 1948, la vedette incontestée de la science linguistique du bloc soviétique était Nikolai Iakovlevici Marr, qui avait lancé l’hypothèse de l’existence d’une proto langue à l’origine de toutes les langues. Micaela Ghițescu se rappelait le bouleversement produit par l’introduction des théories du savant soviétique dans les milieux académiques roumains :

    « Les cours de linguistique générale suivaient de près les théories de Marr. L’une de ces dernières prétendait que lorsque l’organisation et la structure sociale changeaient, la langue changeait à son tour. Une autre de ses théories était que la langue d’un pays était issue de la langue parlée par le dernier conquéreur. Or, chez nous, les slaves avaient été le dernier peuple migrateur. Cela voulait dire que le caractère slave était prépondérant dans la langue roumaine et que l’on faisait table rase du caractère latin de la langue roumaine, ce qui était encore une autre ânerie ».  

    La linguistique selon Staline

    Mais les théories de Marr allaient bientôt être balayées par Staline lui-même, qui avait décidé qu’il n’existait pas de proto langue, mais qu’en revanche les langues nationales étaient l’expression du peuple ouvrier. Micaela Ghițescu :

    « En renversant la doctrine de Marr, Staline proclame un retour de facto à la linguistique traditionnelle, c’est-à-dire à la linguistique historique et comparée, avec sa notion classique de famille de langues. Chez nous, c’était le temps du retour aux origines latines de la langue. Le comble c’est que l’article de Staline, « l’intervention géniale du camarade Staline en linguistique » comme titraient en gras les journaux, avait paru le matin même de mon jour d’examen. Or, cet article renversait tout ce que nous avions appris au cours. Notre professeur, Alexandru Graur, est arrivé en retard à l’épreuve écrite, prévue le matin. Il est entré et nous a dit de rédiger un texte, peu importe lequel, à notre guise. Pour l’épreuve orale, prévue dans l’après-midi, il nous demanda de lire l’article de Staline. Des pages entières de journal où ce dernier exposa ses nouvelles théories linguistiques ».

    Les théories staliniennes sur la linguistique ont eu des effets bien au-delà du champ d’études des linguistes. L’archéologue Petre Diaconu se rappelait dans une interview enregistrée en 1995 de l’arrestation de l’un de ses collègues. Ecoutons-le :

    « En 1953 apparaissait l’ouvrage intitulé « Le marxisme et la linguistique », qui exposait le nouveau dogme en la matière, basé sur les théories de Staline. Les universitaires, les spécialistes, les activistes de parti se relayaient pour promouvoir le nouveau paradigme. Et puis, lors d’une conférence publique qui se tenait à l’Institut d’histoire, Chereșteș, directeur adjoint de l’Institut et activiste du parti communiste n’arrêtait pas citer Staline. Jusqu’au moment où l’archéologue Vladimir Dumitrescu se lève d’un coup et proteste : « Veuillez nous lâcher un peu les baskets avec les théories foireuses de Staline ! » qu’il dit. La conférence avait eu lieu au printemps. Et voilà qu’au mois de juillet, mon collègue Dumitrescu se fait arrêter sans autre forme de procès ».

    Les ambitions linguistiques de Staline prirent fin à sa mort, en 1953. Mais la langue de bois du communisme, celle faite pour réprimer la pensée libre, perdurera bien au-delà de cette date. (Trad Ionut Jugureanu)

  • Fusion forcée du PCR et du PSD en février 1948

    Fusion forcée du PCR et du PSD en février 1948

    Instauration du premier gouvernement communiste

    L’instauration du premier gouvernement dirigé par le parti communiste le 6 mars 1945 s’est rapidement traduite par la mainmise des communistes sur les moindres aspects de la société roumaine. Suivant en cela le grand frère soviétique, le Parti communiste roumain a déclenché sans tarder une vague de terreur ciblant d’abord les forces politiques démocratiques. Pour parvenir à leurs fins, les communistes n’ont pas lésiné sur les moyens. Aussi, certains partis démocratiques se sont vus mettre hors la loi et leurs leaders arrêtés, alors que d’autres partis, de gauche surtout, ont été mis en situation de devoir rejoindre de force le camp des communistes. Ce fut bien le sort du parti social-démocrate.

    Les débuts du Parti Social-Démcrate de Roumanie

    Fondé en 1893 sous la titulature de parti social-démocrate des ouvriers de Roumanie, il s’est agi de la première force politique ouvrière, de gauche, de Roumanie. Son successeur, le parti social-démocrate roumain, fondé en 1910, rebaptisé parti socialiste en 1918, avait soutenu activement l’union de la Transylvanie au royaume de Roumanie après la fin de la Grande Guerre, ainsi que les grands desseins nationaux du pays. Toutefois, en 1921, après l’arrivée au pouvoir des communistes en Russie et l’apparition du Komintern (la 3e Internationale communiste), le parti socialiste roumain se scinde en une aile radicale, qui adhère au Komintern, et une aile modérée, qui jettera en 1927 les bases du parti social-démocrate. Dans l’entre-deux-guerres, les deux frères ennemis sont demeurés sur des positions irréconciliables. Les sociaux-démocrates demeurent attachés aux institutions démocratiques et à la défense des intérêts nationaux, alors que les communistes suivent de près la ligne antinationale tracée par les agents du Komintern et n’hésitent pas à recourir à l’insurrection et au terrorisme. Vers la fin de la Seconde Guerre mondiale, le 30 août 1944, l’Armée rouge occupe le pays, alors que le parti communiste roumain devient le bras politique interne de l’armée d’occupation. Une occupation qui perdurera après la fin de la guerre et qui mènera à la destruction du système démocratique et à l’instauration de la dictature communiste avant la fin de l’année 1947. Au congrès convoqué au mois de février 1948 le parti social-démocrate roumain allait se mettre à la remorque des communistes.

    Les souvernis d’Elena Gugian, conservés par le Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine

    La journaliste Elena Gugian a adhéré au parti social-démocrate à 19 ans, en 1944. Son père, ouvrier, était membre du parti depuis sa création, en 1927.  Elena Gugian allait faire partie de l’organisation des femmes sociaux-démocrates et sera élue secrétaire du parti dans ses relations avec la presse, tout en travaillant à la publication « L’ouvrière », organe de presse du parti, fondé en 1930.

    Dans l’interview qu’elle donna en 2000, et conservée par le Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine, Elena Gugian clamait que la mise à mort du parti social-démocrate avait été concoctée depuis Moscou, décidé d’en finir avec ces alliés incommodes des communistes, et cela dans tous les pays satellites.

    Elena Gugian : « Le processus de fusion avait débuté en 1946, alors que le parti social-démocrate roumain était le parti social-démocrate le plus important d’Europe après celui d’Allemagne. L’URSS avait d’ailleurs très vite procédé à la fusion forcée des sociaux-démocrates et des communistes en Allemagne de l’Est. Deux années plus tard, Moscou décide de répliquer l’opération dans tous les Etats d’Europe centrale et de l’Est devenus des Etats satellites de Moscou. C’était fait pour que les sociaux-démocrates ne fassent plus de l’ombre aux communistes. Aussi, en février 1948, notre tour est venu. Au mois de juin, les sociaux-démocrates hongrois et tchécoslovaques allaient disparaître. Au mois d’août les Bulgares. Enfin, au mois de décembre, les Polonais. C’en est ainsi fini de la social-démocratie dans ces pays. »  

    La procédure utilisée par les communistes

    Dans tous les cas, la fusion a été réalisée par l’absorption des sociaux-démocrates dans le parti communiste, et cela sans négociations. Elena Gugian détaille dans son interview la procédure que les communistes utilisaient pour arriver à leurs fins.

    « Chez nous, les communistes ont démarré leur opération de charme avec notre organisation des jeunes, puis avec l’organisation des femmes, enfin avec l’ensemble du parti. J’avais assisté, en qualité de journaliste, aux discussions qui portaient sur la fusion entre les deux partis et qui ont été menées entre les jeunesses communiste et social-démocrate. Les réunions se déroulaient à notre siège, et la personne désignée à mener ces soi-disant négociations de la part des communistes a été Nicolae Ceausescu, qui allait devenir le futur chef de l’Etat en 1965. »   

    Nicolae Ceausescu menait les négociations

    Elena Gugian se rappelait l’image qu’avait laissée le futur dictateur communiste auprès de ses camarades :

    « Nicolae Ceauşescu se pointait et débitait sans faute la litanie qu’il avait sans doute apprise par cœur au préalable. Il s’en suivait une séance de questions-réponses. Simplement, il ne répondait jamais aux questions, il récitait tout simplement, encore une fois, ce texte appris par cœur. Parfois, Anton Manea, notre leader, lui coupait la parole, lui demandait des explications, ou lui suggérait une autre issue à un problème ponctuel. Que nenni. Cela ne marchait pas. Ceaușescu reprenait la même tirade, à la virgule près. L’on avait envie de le jeter par la fenêtre ou de se défenestrer soi-même. »  

    La fusion entre le parti communiste et le parti social-démocrate donnera naissance au parti ouvrier roumain. Il ne s’agissait toutefois que d’un simple changement de nom, censé entretenir l’illusion d’une fusion réelle. Les leaders sociaux-démocrates qui se sont opposée à la fusion forcée et à la disparition de leur partiseront jetés en prison où beaucoup périront, à l’instar de son président Constantin Titel-Petrescu. D’autres membres, telle Elena Gugian, refuseront de fouler aux pieds leurs principes et de rejoindre le nouveau parti ouvrier. (Trad Ionut Jugureanu)

  • L’abolition du servage des Roms de Roumanie

    L’abolition du servage des Roms de Roumanie

    Le mouvement abolitionniste voit le jour au début du 19e sicèle

     

     

    Les serfs roms ont constitué une présence constante dans l’histoire des principautés danubiennes jusqu’au milieu du 19e siècle. Ce n’est qu’au début de ce siècle que le mouvement abolitionniste voit le jour, grâce à l’influence des idées importées d’Occident par la jeunesse progressiste, issue des classes aisées, partie étudier dans les grandes capitales occidentales.

     

    Définitions

     

    Viorel Achim est l’un des grands spécialistes de l’histoire des roms dans l’espace roumain. Il débute toujours ses interventions en précisant les termes utilisés.

     

    « Ce que nous appelons servage c’est de l’esclavage pur et simple. L’essence de cet état de servage ou d’esclavage constitue l’absence du droit de propriété sur sa propre personne. Ces gens appartenaient à autrui. Ce qui constitue le propre de l’état de l’esclavage. » 

     

    Les roms, une présence constante dans l’histoire roumaine

     

    La présence des serfs ou esclaves roms dans l’espace roumain est documentée dès le 14e siècle en Valachie et en Moldavie. Estimés à environ 7% de la population, leur rôle dans l’économie s’avérait moins significatif qu’il n’allait l’être dans la société américaine par exemple. Mais leur présence constitue une constante dans l’histoire de ces deux principautés jusqu’au milieu du 19e siècle.

     

    Viorel Achim :  « L’esclavage des roms est attesté dès la création des Etats médiévaux de Valachie et de Moldavie. Les premiers esclaves mentionnés dans les documents d’époque étaient des Tatars. Et cette structure sociale s’est pérennisé jusqu’à l’époque moderne. Ce n’est qu’avec la génération de la révolution de 1848, celle qui allait réaliser par la suite l’union des deux principautés danubiennes et qui allait projeter la Roumanie dans la modernité, que l’esclavage fut aboli. Cette génération s’est refusée de faire perdurer l’esclavage au sein du nouvel Etat roumain, issu de l’union des deux principautés. Elle s’est refusée de faire perdurer cette honte, d’entacher de la sorte la nouvelle Roumanie. Mais l’abolition de l’esclavage ne s’est pas fait du jour au lendemain. Ce fut un processus de longue haleine, appelant à un effort politique et administratif conséquent. Enfin, le 20 février 1856, les derniers vestiges de l’esclavage ont été abolis. »   

     

    “La réforme”

     

    La libération des serfs, que les documents d’époque avait appelé la “réforme”, avait mené à la libération de quelques 250.000 esclaves roms, devenus libres du jour au lendemain.

     

    Viorel Achim : « Les roms ont pour ainsi dire monopolisé l’institution du servage, car à partir d’un certain moment, l’immense majorité de cette ethnie, de cette catégorie juridique, s’est retrouvée en servage. C’était ce que l’on appelait les tsiganes. Mais il s’agit d’une catégorie plutôt, car au sein de cette catégorie l’on retrouve aussi des gens d’origine roumaine et de diverses autres ethnies, dont le nombre était assez important à certaines époques. » 

     

    Le statut des serfs

     

    Mais que recouvrait le statut de serf et comment tombaient-ils en servage ?

     

    Viorel Achim : « L’esclavage était héréditaire dans l’espace roumain. Dans certaines régions du monde, dans certaines époques, l’esclavage n’était pas héréditaire. Dans l’empire ottoman par exemple, la loi musulmane imposait à ce qu’un esclave soit libéré, émancipé, après 7 années de service. Et cette loi était observée. Mais dans l’espace roumain, le statut de serf était héréditaire. Il y avait des hommes libres qui tombaient en servitude, des hommes de différentes ethnies, de différentes origines. Une fois tombés en servitude, ils devenaient automatiquement des tsiganes. Il y avait encore le cas des roms nomades, qui possédaient des documents de voyage d’un autre Etat. Pourtant, lorsqu’ils franchissaient la frontière des principautés roumaines, ils devenaient d’emblée, par la loi, des serfs de l’Etat. »    

     

    La libération des serfs a été un processus long et laborieux, qui a rencontré des oppositions tenaces. Les historiens ont pu compter 6 lois qui visent la libération des roms et pas moins de 100 actes normatifs. La modification partielle du statut de servage démarre en 1817, en Moldavie, par le code Calimach. Le serf allait dorénavant bénéficier d’un statut juridique et des droits rattaché à son statut d’être humain dans ses relations avec les tiers, à l’exclusion de son maître. Il était donc protégé par la loi, mais sans que cette loi s’immisce dans les rapports qu’il avait avec son maître. Mais il pouvait faire appel à la justice dans ses rapports avec les autres, il pouvait nouer des contrats, prêter serment, détenir des propriétés.

     

    Un code ambigu

     

    Des situations saugrenues sont apparues à la suite de ce code, telle celle de voir un serf devenir propriétaire d’autres serfs.

     

    Viorel Achim : « L’Etat a finalement décidé d’intervenir dans les rapports entre l’esclave et son maître. Chose inconcevable pendant des siècles. L’Etat a réglementé le travail des serfs détenus par les monastères, encore une chose inconcevable pour beaucoup. L’Etat a limité les droits des propriétaires de muter leurs serfs là et quand bon leur semblait. Il s’agissait d’une intervention massive censée réglementer les droits de serfs et limiter les droits des maîtres de disposer librement de leurs serfs ». 

     

    Enfin, le 20 février 1856, l’histoire de l’esclavage touchait à sa fin. Le servage était aboli et cette réminiscence des rapports sociaux d’un autre âge était dorénavant mise hors la loi.  (Trad. Ionut Jugureanu)

  • 90 ans depuis la signature du Pacte balkanique

    90 ans depuis la signature du Pacte balkanique

    Objectif: empêcher la résurgence du révisionnisme

    A l’issue de la Grande Guerre, les vainqueurs, dont, à côté de la France, la Grande-Bretagne, les Etats-Unis, l’Italie et le Japon l’on retrouve la Roumanie, ont souhaité à ce que les traités de paix, la Société des Nations, enfin les alliances régionales empêchent la résurgence du révisionnisme et garantissent la paix sur le continent européen. Aussi, les alliances régionales qui seront conclues dans la période de l’entre-deux-guerres entre certains Etats de l’Europe centrale et de l’Est avaient pour principal objectif la dissuasion des visées révisionnistes des Etats vaincus.

    L’une de ces alliances fut le Pacte (ou l’Entente) balkanique, signé à Athènes, le 9 février 1934, entre la Yougoslavie, la Roumanie, la Turquie et la Grèce, héritier du Bloc balkanique conclu dix années plus tôt, en 1924.

    Mieux défendre les frontières roumaines

    Pour la Roumanie, le Pacte renforçait son système d’alliances censé défendre ses frontières contre toute menace révisionniste. La doctrine nationale de la Roumanie de l’époque identifiait l’URSS comme principale menace pour sa sécurité. D’où la signature dès 1921 d’une alliance avec la Pologne, vouée à la contrer. Pour sécuriser sa frontière ouest, avec la Hongrie, la Roumanie avait conclu, avec la Tchécoslovaquie et la Yougoslavie, la Petite Entente. Enfin, par la signature du Pacte balkanique, la Roumanie entendait sécuriser sa frontière sud, avec la Bulgarie. La France joua par ailleurs un rôle de premier plan, inspirant et parrainant ce système d’alliances.

    S’interrogeant sur le pourquoi des alliances entre les Etats, le politologue américain Randall Schweller invoque soit des raisons défensives, soit des raisons offensives. Selon cette typologie, le Pacte balkanique fait partie de la première catégorie, car censé contrer l’irrédentisme bulgare, soutenu en sous-main par l’Union Soviétique.

    Le Pacte balkanique, expliqué

    L’historien Petre Otu s’est quant à lui penché sur les mises géopolitiques et géostratégique du Pacte :

    « Il s’agit tout d’abord d’une alliance régionale conclue entre quatre Etats des Balkans, censée protéger le statu quo dans la région. Un statu quo consacré suite accords conclus à la Conférence de Paix de Paris en 1919 et en 1920. Certains diront qu’il s’agisse d’une alliance conclue contre la Bulgarie. C’est fort possible. Mais au-delà de son utilité immédiate, une autre motivation, formulée par Nicolae Titulescu, ancien ministre des Affaires étrangères et président à deux reprises de l’Assemblée nationale de la Société des Nations, est à prendre en considération. En effet, les Balkans étaient perçus comme la poudrière de l’Europe. En concluant ce Pacte, les Etats signataires s’engageaient sur la voie de la paix et de la coopération pacifique, mettant un terme au caractère belliqueux endémique qui avait caractérisé les relations entre les nations balkaniques jusqu’alors. Et je pense que cet argument a pesé réellement dans la conclusion de cet accord. »   

    Des tensions surgissent 

    Pourtant, si sur le papier le Pacte balkanique semblait un excellent véhicule pour atteindre ses objectifs assumés conjointement par les Etats signataires, dans la réalité les intérêts mesquins des uns et des autres n’ont pas tardé à produire des tensions au sein de l’alliance.

    Petre Otu : « Trois des partenaires, soit la Yougoslavie, la Grèce et la Turquie, étaient des pays méditerranéens. Leurs intérêts géopolitiques se concentraient donc bien en cette direction. Ils semblaient bien moins concernés par les priorités roumaines de sécurité. La Grèce et la Yougoslavie entendaient par ailleurs se prémunir grâce au Pacte contre l’éventuelle voracité de leur voisin italien, ce à quoi la Turquie et la Roumanie étaient bien moins intéressés. Quant à la Turquie, elle était liée à l’URSS depuis le début des années 1920 par un pacte de non-agression. Cela la rendait peu encline à s’engager dans un éventuel conflit contre ce que la Roumanie appréciait comme la principale menace sécuritaire. »   

    Une cohésion qui n’a pas duré

    Les intérêts divergents des principaux protagonistes n’ont pas manqué de saper la cohésion et dès lors l’efficacité du Pacte. Petre Otu :

    « Un autre défaut de cet ensemble a été l’absence d’une Puissance hégémonique. Le Pacte balkanique a été confronté avec les velléités de la France, de l’Italie et de la Grande-Bretagne d’en prendre le contrôle. Des Puissances concurrentes. D’ailleurs, en 1931, les Italiens et les Britanniques avaient tenté la création d’une union entre la Grèce, la Bulgarie et la Turquie, à laquelle la France a opposé l’idée d’une union entre la Yougoslavie, la Roumanie et la Bulgarie. »

    L’aide militaire est refusée

    Aussi, si les alliances régionales bénéficiaient d’un certain degré de crédibilité diplomatique et d’un certain pouvoir de dissuasion, elles se sont avérées inutiles d’un point de vue militaire. Au sein de la Petite Entente, la Tchécoslovaquie, pour des raisons qui lui appartenait, ne s’engageait pas à soutenir militairement la Roumanie en cas d’attaque. Pour ce même genre de raisons, la Grèce et la Turquie se dédouanaient d’appuyer militairement la Roumanie en cas d’attaque venue de la part de l’URSS.

    Ce qui fait conclure à Petre Otu :  « Le Pacte balkanique était une alliance des petites nations. Elle ne pouvait pas faire efficacement barrage aux desseins de Grandes Puissances. C’est souvent le sort de ce genre d’alliances. Face aux tensions internationales, face aux pressions de Grandes Puissances, aucune de ces alliances ne s’est avérée capable d’infléchir le cours des choses une fois mise à l’épreuve. »  

    En 1940, le système de sécurité qui s’est appuyé sur ces alliances régionales a commencé à s’effondrer. La Deuxième Guerre mondiale venait d’éclater, balayant d’un revers de main les illusions sécuritaires des petites nations de l’Europe centrale et de l’Est.  (Trad. Ionut Jugureanu)

  • Allemands et Soviétiques dans la Roumanie à l’époque de la Seconde Guerre mondiale

    Allemands et Soviétiques dans la Roumanie à l’époque de la Seconde Guerre mondiale

    Si les guerres demeurent par
    définition les pires moments de l’histoire de l’humanité, la Deuxième Guerre
    mondiale s’est démarquée entre toutes par les formes extrêmes de barbarie qu’elle
    avait promu, notamment à l’encontre des populations civiles. Le droit
    international, refondé après la guerre, a tenté de rendre cette barbarie
    désormais impossible. Malgré tout, et même en prenant en considération les
    dispositifs légaux en vigueur à l’époque, bon nombre des crimes de guerre et
    des crimes contre l’humanité commis pendant cette guerre sont demeurés impunis.
    La mémoire collective des nations occupées a été durablement marquée par la
    foule d’abus et d’exactions, par l’ampleur des souffrances qu’elles ont eu à
    subir dans l’intervalle.


    La Roumanie, à l’instar des autres
    nations d’Europe centrale et de l’Est, a subi l’occupation allemande d’abord,
    l’occupation soviétique ensuite, lorsque le vent a tourné. Et à l’instar des
    autres nations, les Roumains n’ont pas davantage pu s’empêcher de comparer les
    deux régimes d’occupation. Et si les souvenirs des contemporains, les documents
    d’archives font état d’une occupation allemande clémente voire amicale à
    certains égards, l’occupation soviétique a laissé une marque indélébile, le
    souvenir d’une sauvagerie irrationnelle, agressive, souvent gratuite. Le Centre
    d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine a recueilli les témoignages des
    ceux qui ont connu, pour les avoir subis, les deux régimes d’occupation.


    Petre Radu Damian, assistant médical en
    1939, racontait 60 années plus tard, en 1999, son sentiment à la vue des unités
    allemandes de transmission accompagnés d’une unité médicale, des troupes qu’il
    croisa à Câmpina, et qui l’avaient bluffées par leur organisation et la
    technologie dont elles disposaient :




    « Nous nous sommes rencontrés devant notre unité,
    où il y avait le colonel qui commandait l’unité motorisée allemande. Ils nous
    avaient reçu en amis. Je me suis rapidement lié d’amitié avec un médecin
    allemand originaire du Banat, cette région de Transylvanie qui avait intégré la
    Roumanie après la Première Guerre mondiale. Un capitaine dirigeait l’unité
    médicale allemande. On a bien collaboré. Ils utilisaient déjà les résultats des
    analyses avant de poser un diagnostic. »




    Aristide Ionescu, commerçant de son état, se rappelait
    avec nostalgie, dans l’interview qu’il donna en 2000, de la manière dont les
    Allemands qui logeaient dans la maison de ses parents du département de Vâlcea
    s’étaient comportés :




    « L’on était en 1940. Les Allemands préparaient
    leur offensive en Russie. Chez nous ils avaient été logés dans les bâtiments de
    l’école communale, dans des barraques spécialement conçues à cet effet. Ils
    étaient très corrects, ils payaient toujours ce qu’ils prenaient chez les
    paysans. Ils avaient établi leur commandement chez nous, dans la maison de mes
    parents, et plus précisément dans la pièce qui faisait office de bibliothèque.
    A côté de cette pièce, il y avait deux chambres à coucher. La première était la
    mienne, dans l’autre s’était installé le commandant allemand. Il nous faisait
    confiance, tenez il ne fermait jamais la porte à clé. Depuis lors, je fis de
    même. Et puis, une nuit, ils avaient reçu l’ordre de départ et nous ont quitté
    à la hâte. Le lendemain matin, une moto s’arrête devant notre porte. Et le mec
    descend et, nous adressant la parole en français, nous tend un petit coussin
    que le commandant avait emporté par mégarde dans ses bagages. »




    Le vent tourne pourtant et, en 1944, il est temps à ce
    que les Soviétiques remplacent les Allemands. Une tout autre paire de manches. Petre
    Radu Damian :




    « Les Russes venaient
    souvent en bande, plus rarement isolés. Ils arrivent aussi dans notre rue. Et
    puis, l’un d’eux, juché sur un cheval probablement volé, avec une sorte de
    guitare autour du cou, me fait signe d’attraper deux oies, qu’il attacha par
    les pieds et voulait me les faire porter là où son peloton avait élu domicile. Notre
    chien est devenu agressif et ni une ni deux il sort sa balalaïka et la lance
    sur le chien. Il était complètement bourré le mec. Ils étaient tous bourrés
    tout le temps. Ils cherchaient les tonneaux et tiraient à coups de fusil dans
    les tonneaux remplis de vin. C’étaient des méchants. »




    Mais bien plus graves que l’attitude et les vols dont
    s’étaient rendues coupables les troupes soviétiques, il y avait les crimes et
    les viols. Aristide Ionescu se rappelait dans son interview conservée par le
    Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine d’un tel viol perpétré
    par les militaires soviétiques. Ecoutons-le :




    « C’est le 20 septembre 1944 que les Russes
    arrivent dans notre commune. Trois Russes, dotés de fusils-mitrailleurs. Ils
    enfoncent la porte de la première maison, il s’agissait de la maison de notre
    filleul, un dénommé Trican. Il les a fait manger, leur a donné à boire, ils se
    sont soulé la gueule. Et puis le soir, complètement ivres, ils ont violé
    l’ancêtre de la famille, une dame de plus de 60 ans, seule femme qui était
    demeurée à la maison. »




    Le comportement des troupes soviétiques d’occupation
    hantera pour longtemps la mémoire de ceux qui les avaient croisées. (Trad.
    Ionut Jugureanu)