Category: Pro Memoria

  • L’économie planifiée et les banques

    L’économie planifiée et les banques

    Après l’installation du premier gouvernement communiste de Roumanie le 6 mars 1945, le Parti communiste roumain a commence à bâtir l’économie planifiée. Durant le passage du capitalisme au communisme, le PCR a compté sur les institutions de l’Etat qu’il avait accaparés avec l’aide de l’armée soviétique, sur ses propres apparatchiks, sur le travail idéologique, sur les pressions et les intérêts communs. Le passage d’une économie libérale de marché à une économie centralisée et planifiée a duré plusieurs années, et il s’est réalisé conformément à une feuille de route prévoyant des objectifs bien définis à accomplir. La méthode utilisée a été la nationalisation ou la confiscation des moyens de production, les banques figurant parmi les premières sociétés à être incluses au patrimoine de l’Etat. Symboles du capitalisme, les banques ont été dépourvues de leurs prérogatives et actifs, de leur droit d’octroyer des crédits et de proposer des taux d’intérêt, de leurs dépôts et créances.



    La loi no. 119 du 11 juin 1948 nationalisait les entreprises industrielles, les banques, les sociétés d’assurances, les mines et les sociétés de transports, qui devenaient propriété de l’Etat. Celui-ci possédait dorénavant tout moyen de production générateur de profits. Nicolae Magherescu, membre de la jeunesse libérale et chef de cabinet du ministre des finances Mihail Romniceanu se souvenait en 1996 lorsqu’il avait été interviewé par le Centre d’histoire orale de la radiodiffusion roumaine, des moments qui avaient suivi la nationalisation.





    Nicolae Magherescu : « Tous les salariés des autres banques ont été absorbés par la Banque nationale, qui est devenue ainsi banque commerciale d’Etat. C’était uniquement par le biais de cette institution que se déroulaient toutes les opérations bancaires : opérations de caisse, crédits, décomptes, tout. La centralisation de l’économie a commencé par le système bancaire puisque c’était lui qui détenait les leviers économiques. La fermeture du système bancaire privé et la concentration de toutes les opérations dans les mains d’une seule banque a donné naissance au système de l’économie centralisée. »



    La nationalisation des banques a provoqué l’écroulement de l’économie de marché et du système des prêts, de la circulation de la masse monétaire, le moteur d’une économie saine.



    Mihai Magherescu évoque les nouvelles conditions de travail dans lesquelles les salariés des banques se sont retrouvés : « J’étais débutant et je touchais le salaire le plus bas, environ 45 millions de lei, alors qu’un pain coûtait 200 mille lei, parfois même 400 mille ou plus. Afin de détruire ou de confisquer tous les moyens de production dont disposait la classe moyenne ou la bourgeoisie, le gouvernement a introduit une réformé monétaire. Ce n’était pas une réforme monétaire dans le vrai sens du mot, mais une véritable liquidation de toutes les sommes d’argent. Leurs possesseurs ne recevaient rien en échange. Nous, qui étions employés, nous étions le seuls privilégiés. Certes, nos salaires étaient maigres, mais ils constituaient des rentrées mensuelles. Je me souviens qu’à l’époque, en 1947, je touchais 30 lei, mais avec ces 30 lei on pouvait faire quelque chose. Les autres, qui n’étaient pas inclus dans ce que les communistes appelaient « le champ du travail », ne touchaient rien. Et cette réforme a constitué le coup le plus dur infligé à la bourgeoisie, qui fut pratiquement dépourvue d’argent. Une année plus tard, le gouvernement a commencé la nationalisation de toute les entreprises privées. Ce fut le deuxième coup dur. En 1952, une deuxième réforme monétaire fut effectuée. La parité n’était plus de 1 à 1, mais de 1 à 20 et les possesseurs de comptes en banque n’ont pas pu convertir l’intégralité de leurs sommes d’argent, mais jusqu’à un certain seuil. Voilà donc quels ont été les moyens par lesquels le Parti communiste a cherché à annihiler la bourgeoisie et à s’emparer de tout l’argent du pays. »



    Les conseillers soviétiques ont constitué un élément essentiel au sein du nouveau type d’économie que le pouvoir communiste de Bucarest avait mis en place.



    Mihail Magherescu : De tels conseillers, on les avait implantés même au sein de la Banque centrale de Roumanie que j’ai intégrée après mon départ de la Banque roumaine. Comme à l’époque j’étais jeune et célibataire, on m’a muté à la succursale de Ploiesti où j’ai passé deux ans avant de réintégrer le siège central, dans la capitale. Vers 1949-1950 j’étais donc de retour à Bucarest. A l’époque, il y avait à la banque un conseiller soviétique qui s’appelait Romashov ou quelque chose comme ça, je m’en souviens plus parfaitement. Il s’habillait négligemment et ses pantalons étaient toujours froissés. Or, ce Romashov a débarqué avec des instructions précises de la banque russe Gostbank en nous obligeant à dérouler toutes les opérations bancaires selon le modèle moscovite.



    Mihail Magherescu a précisé que pour atteindre à ses objectifs, le régime s’est remis aussi aux anciens cadres-dirigeants: Le passage à ce processus tellement bien mis au point n’aurait jamais été possible sans l’appui des anciens cadres- dirigeants. Si vous étiez sans faute, un salarié loyal, sans propriété aucune, sans aucune entreprise privée, alors là, on vous laissait travailler dans la banque. C’était tout un appareil bureaucratique qui a assumé ce rôle durant 8 ou 9 ans. Comme quoi, les communistes préféraient collaborer toujours avec les anciens dirigeants. Personnellement, je peux vous fournir plus de détails sur la situation de la Banque centrale puisque j’y ai travaillé jusqu’à ma retraite. Petit à petit, tous les anciens directeurs âgés, à l’époque, de 45 ou 50 ans, se sont vus remplacer par des anciens cadres du parti communiste ou même des travailleurs qui, en l’absence de toute formation bancaire, comptaient beaucoup sur l’appui des technocrates gardés sur place sans se voir pourtant attribuer de fonction importante.



    Suite à la nationalisation, les banques roumaines ont fini par se voir intégrer au sein d’un type d’économie complètement inconnu à l’Occident. A regarder les documents, l’économie semblait bien supérieure aux chiffres véhiculés sur le marché. En réalité, la situation n’était pas du tout rose et le système bancaire roumain risquait la faillite. (Trad. Ioana Stancescu, Alex Diaconescu)

  • Réfugiés arméniens en Roumanie

    Réfugiés arméniens en Roumanie


    On a retenu, pour le XXe siècle, une particularité choquante, celle des génocides perpétrés à cette époque. Le premier d’une longue série fut celui contre les Arméniens de l’Empire ottoman, lors duquel un million et demi de personnes allaient être tuées, soit près de la moitié de cette nation.



    Les gouverneurs ottomans avaient alors argué de la fraternisation des Arméniens avec l’armée russe. En fait, les raisons étaient de nature politique (nationalisme et idéologie du pantouranisme), économique (les Arméniens et les Grecs détenaient le commerce et les banques de l’Etat ottoman) et religieuse (les leaders religieux musulmans déclarant la guerre sainte aux infidèles). Les hommes ont été forcés à travailler sur les chantiers de constructions de ponts et de chemins de fer. Beaucoup ont péri des suites de la faim et des maltraitances.



    Le 24 avril 1915, Talaat Pacha, grand vizir et ministre des communications, donna l’ordre de déportation massive des Arméniens. Les plus chanceux de ces malheureux ont réussi à s’en sortir. Certains se sont réfugiés en Roumanie, affirme l’historien Eduard Antonian, qui nous en a raconté les péripéties: « Sur ordre du sultan Abdul Hamid II, surnommé le Sultan rouge, près de 350.000 Arméniens ont été massacrés ; une bonne partie de l’ethnie arménienne s’est réfugiée alors en Roumanie aussi. Aujourd’hui, environ 10% de la communauté arménienne de Roumanie est formée des descendants de ceux qui avaient fui le premier génocide. Les réfugiés de cette première vague, assez aisés, ont pu emporter de l’argent, ce qui leur a permis d’ouvrir un commerce en Roumanie. Ils ont gardé le contact avec la vieille communauté arménienne qui vivait ici, réussissant à s’intégrer parfaitement à la société roumaine. »



    Par quels moyens ont-ils échappé à la persécution? « Les rescapés ont été aidés par la population civile turque et arabe ou ont tout simplement eu de la chance. Certains d’entre eux ont graissé la patte aux autorités ottomanes, d’autres ont bénéficié de l’aide des missionnaires étrangers. En tant que pays neutre, les Etats-Unis s’y étaient beaucoup investis. L’ambassade américaine était très bien organisée. Henry Morgenthau, ambassadeur à cette époque-là, qui a dénoncé, dans ses mémoires, les crimes contre les Arméniens, s’était activement impliqué dans l’aide fournie à cette population, aux côtés de missionnaires danois et de missionnaires protestants allemands. »



    Quelque 20.000 Arméniens, dont près d’un quart orphelins, auraient trouvé refuge en Roumanie et bénéficié du soutien de la communauté arménienne du pays, affirment les historiens. Il y a eu des vagues successives de réfugiés, la plupart étant survenues au lendemain de la guerre. Eduard Antonian a reconstitué le périple de ceux qui, un siècle durant, avaient tenté de trouver leur place dans un monde ravagé par la destruction et la mort: « Partis d’Istanbul, comme ce fut aussi le cas de mon arrière-grand-père et des siens, ils sont montés, aux cotés de plusieurs milliers d’orphelins, à bord d’un bateau battant pavillon français, qui les a emmenés à Constanţa. La communauté arménienne de Roumanie était bien organisée et assez fortunée. Krikor Zambaccian, Grigore Trancu-Iaşi, les frères Manisarian, passaient pour les plus grands grossistes de céréales d’Europe du sud-est. En 1919, allait être fondée l’Union des Arméniens, afin de venir en aide aux réfugiés. Son premier président a été Grigore Trancu-Iaşi.


    L’image des réfugiés descendus dans le port de Constanţa était terrifiante. Les correspondants de presse à Istanbul du journal Adevărul ayant relaté, en 1915, le génocide, l’opinion publique roumaine était au courant du malheur qui avait frappé les Arméniens de l’Empire ottoman. Armenad Manisarian, le deuxième président de l’Union des Arméniens, est allé voir le premier ministre roumain, Brătianu, pour lui demander ce qu’il était possible de faire pour aider ces réfugiés. A la question de Brătianu de savoir s’il se porterait garant, de tous les points de vue, pour ces malheureux, Manisarian aurait répondu affirmativement. Une fois donné le feu vert, les réfugiés s’y sont installés. Ils allaient recevoir plus tard la nationalité roumaine aussi. Ils n’avaient été munis que d’un passeport Nansen, pour les apatrides, leur autorisant un seul voyage.


    La communauté arménienne a acheté plusieurs hectares de terrain dans la commune de Strunga, près de Iaşi et y a fait construire un orphelinat. Les enfants orphelins y ont grandi et appris des métiers. Bon nombre d’entre eux ont été adoptés par des familles arméniennes de Roumanie. Certains ont ouvert leur propre commerce. Mon arrière grand-père a ouvert un atelier de cordonnerie à Bucarest. »



    Au fil du temps, les traumatismes de la guerre se sont estompés, sans pour autant sombrer dans l’oubli. Eduard Antonian affirme que les réfugiés arméniens de Roumanie ont continué à mener leur train de vie, oscillant entre souvenirs choquants et espoirs: « Les réfugiés arméniens de l’Empire ottoman se sont toujours considérés comme de bons citoyens. Ils payaient leurs taxes, s’engageaient dans l’armée, parlaient le turc. On dit que les parents qui avaient échappé au génocide discutaient en turc lorsqu’ils voulaient cacher certaines choses à leurs enfants. Même aujourd’hui, des anciens de la communauté arménienne de Roumanie continuent de parler le turc. Malheureusement, en 1945, une partie des membres de cette communauté, leurrée par la propagande soviétique, s’est rapatriée en Arménie, dont on leur avait dit qu’elle allait être leur pays. En 1991, quand l’Arménie a proclamé son indépendance, des descendants de ceux-ci allaient rentrer en Roumanie. »



    Les Arméniens réfugiés en Roumanie ont témoigné des massacres commis dans le désert anatolien en 1915. Ces miraculés ont par la suite transformé l’inhumain en humain. (trad.: Mariana Tudose)





  • La politique balkanique de la Roumanie après la Seconde guerre mondiale

    La politique balkanique de la Roumanie après la Seconde guerre mondiale

    C’est à peine après la mort de Staline en 1953 que la Roumanie a commencé à manifester ses propres initiatives dans la région et à essayer de passer outre les barrières imposées par la séparation des Balkans en blocs militaires et politiques différents à l’après-guerre. Alors que la Roumanie, la Yougoslavie, la Bulgarie et l’Albanie étaient contrôlées par des régimes communistes, la Turquie et la Grèce évoluaient dans l’espace de la démocratie libérale.



    Après 1956 et l’intervention contre la révolution anticommuniste de Hongrie, pour améliorer son image internationale, l’Union soviétique a laissé aux pays qu’elle contrôlait une certaine liberté de mouvement. En Roumanie, les Soviétiques sont même allés plus loin et ont retiré leurs troupes en 1958.



    Les communistes roumains ont utilisé ce délestage en essayant surtout de se rapprocher des autres pays balkaniques, du point de vue économique et culturel. Valentin Lipatti a été ambassadeur, essayiste et traducteur. Interrogé en 1995 par le Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine, il a mentionné l’initiative de dénucléarisation des Balkans : «Après la guerre, la première initiative roumaine plus importante a été lancée par le premier ministre de l’époque, Chivu Stoica, en 1957, sur la dénucléarisation des Balkans. C’était une initiative téméraire, importante, mais qui s’est heurtée à de grandes réticences, il va sans dire. Si la Bulgarie et la Yougoslavie étaient favorables à un tel processus de transformation des Balkans en une zone sans armes nucléaires, la Grèce et la Turquie, qui appartenaient à l’OTAN, s’y sont opposées. L’initiative, bien que belle, n’a pas connu un grand succès. Après une année ou deux, ce n’est pas qu’elle a été enterrée, mais elle a été maintenue dans une sorte de léthargie. Pourtant, cette idée a proliféré dans le monde et par la suite, les zones dénucléarisées se sont élargies dans d’autres points du globe. »



    Comme la barrière entre le monde communiste et celui démocratique semblait insurmontable, il ne restait qu’une seule solution pour la franchir : la coopération culturelle. Valentin Lipatti : « Parallèlement à cette initiative gouvernementale renvoyant à un domaine militaire très complexe, les pays des Balkans ont mis en place une coopération non gouvernementale significative. Ils ont donc coopéré dans les domaines scientifique, culturel et éducationnel. Des années durant, la coopération multilatérale dans les Balkans s’est déroulée sur le plan non gouvernemental, plus facile à mettre en pratique et moins restrictif. L’Union médicale des Balkans datant de l’entre-deux-guerres, l’Union balkanique des mathématiciens, créée en 1963, ou encore l’Association Internationale des Etudes de l’Europe de l’Est figurent parmi les nombreuses associations et organisations professionnelles à avoir préservé le climat de confiance et de coopération au sein des milieux scientifiques et professionnels des Balkans. »



    Bien que chargé de la coordination des actions culturelles, le Comité de coopération balkanique, dirigé par Mihail Ghelmegeanu, a rencontré un succès plutôt limité. Valentin Lipatti : « Le Comité de Coopération Balkanique, mené par Mihail Ghelmegeanu, était un comité non-gouvernemental, qui œuvrait en faveur de la paix. Vous savez, à l’époque, c’était une véritable mode de créer des organismes de lutte en faveur de la paix, d’organiser des conférences régionales pour la paix et contre l’impérialisme. On assiste donc à la mise en place de ce Comité de défense de la paix dans les Balkans qui se voulait une structure multilatérale, sans dérouler pourtant des activités majeures. Par contre, les associations professionnelles de médecins, architectes, géologues, scientifiques, archéologues, historiens et écrivains étaient vraiment importantes, puisqu’elles s’avéraient efficaces sur le plan de la collaboration dans la région des Balkans. Tous ces organismes coopéraient concrètement dans les domaines mentionnés à travers de nombreuses études, recherches, publications, colloques. Une coopération qui permettait aux pays concernés de préserver un climat de bon voisinage, de confiance et d’amitié. »



    Les vices de cette politique ont été découverts en 1976, lors d’une réunion gouvernementale consacrée à la coopération économique et technique. Valentin Lipatti explique : « L’objectif que la Roumanie poursuivait attentivement, tout comme la Yougoslavie, la Turquie, et, dans une certaine mesure, la Grèce, était de se doter d’une procédure de suivi. C’est à dire d’un cadre institutionnel puisqu’une conférence, si elle est unique, elle ne vaut pas trop, on l’oublie facilement. Et c’est à ce moment-là que nous nous sommes heurtés à l’opposition ferme de la Bulgarie. Nos amis bulgares sont arrivés avec un mandat extrêmement restrictif. Ils ont déclaré tout simplement que leur mandat ne leur permettait pas de prendre des décisions. Toute décision se prenait sur base de consensus, et le consensus à cinq était facile à obtenir. Mais il suffisait qu’un des cinq dispose d’un droit de veto pour que toute décision soit bloquée. La Bulgarie faisait la politique des Soviétiques, et à l’époque Moscou ne voyait pas d’un bon œil toute coopération économique, susceptible d’échapper à son contrôle, dans les Balkans. L’URSS voyait un danger dans ce mini-marché commun des Balkans, où, certes, la Roumanie et la Bulgarie étaient des pays socialistes, mais la Turquie, la Grèce et la Yougoslavie non-alignée risquaient de porter cette coopération dans une direction que l’Union soviétique ne voulait pas. Et alors les Bulgares ont reçu l’ordre de bloquer les suites des conférences. Ce coup dur des Bulgares a bloqué pour longtemps le développement multilatéral. »



    La politique de la Roumanie dans les Balkans a connu à l’époque du Rideau de Fer des succès plutôt limités. Les intérêts divergents au sein du même bloc, tout comme les différences en termes de régime politique ont constitué autant de raisons pour qu’aucun pays balkanique n’arrive à s’affirmer dans le domaine de la coopération régionale.

  • Les communistes roumains d’avant le communisme

    Les communistes roumains d’avant le communisme

    Avant l’instauration de leur régime en Roumanie, les communistes autochtones, bien que marginaux, ont attiré l’attention de l’opinion publique en raison du caractère radical du modèle qu’ils proposaient. La Russie bolchevique est devenue le principal ennemi de la Roumanie, en raison aussi bien de leurs relations historiques que de la politique agressive promue par le Kominterm. Les communistes roumains d’avant l’instauration du communisme ont été suspectés d’être à la solde de l’URSS et de nourrir des sentiments préjudiciables aux intérêts de la Roumanie.



    L’historien Adrian Cioroianu a coordonné un ouvrage réunissant les biographies de plusieurs leaders communistes davant 1945, année où ceux-ci prennaient le pouvoir. Des personnalités telles Vasile Luca, Gheorghe Gheorghiu-Dej, Petre Constantinescu-Iaşi, Ana Pauker, Nicolae Ceauşescu, Petre Gheorghe ont constitué des repères importants du pouvoir, entre 1945 et 1989. « Dans les pays voisins de l’Union Soviétique, le nombre des communistes était plutôt réduit, ce qui s’explique peut-être aussi par la crainte de ces pays face à l’expansionnisme russe. Aussi faut-il nuancer. Car la situation n’était pas la même en Roumanie, où le parti communiste a été interdit en 1924, et en Tchécoslovaquie, où le prolétariat était plus nombreux, fournissant une base sociale à une politique de gauche ou d’extrême gauche. En nous rapportant à cette période, il est essentiel de distinguer, dans le discours public, entre la vérité fondée sur des documents et les clichées véhiculés. Dans le cas des communistes roumains d’avant le communisme, il s’agit de plusieurs milliers de personnes qui, pour une raison ou une autre, croyaient que cette version de la gauche expérimentée en Union Soviétique avait un avenir. Nous ne devons pas commettre l’erreur de juger les années ’30 par le biais de ce que l’on connaît aujourd’hui. Nous devons accepter l’idée que, tout comme dans le cas de la droite politique (le cas de la Garde de fer et des idées d’extrême droite, adoptées par de nombreux jeunes d’une grande qualité intellectuelle), il y a eu des gens de toutes les conditions — depuis les avocats jusqu’aux ouvriers — qui manifestaient de la sympathie pour la gauche. Ils avaient l’impression que le modèle apporté d’URSS allait ouvrir les portes d’un avenir meilleur. »



    Intellectuels, membres de la classe moyenne, ouvriers, tous ceux qui ont adhéré à l’idéologie communiste ont eu leurs raisons. Par exemple, des intellectuels sont arrivés à applaudir l’Union Soviétique paradoxalement sous l’influence de l’Occident. Adrian Cioroianu : « Il y avait des personnes attentives à ce qui se passait en Occident — notamment en France. Or, à l’époque, le nombre des communistes augmentait en Occident. Rien d’étonnant si des hommes politiques comme Lucreţiu Pătrăşcanu ou Petre Constantinescu-Iaşi ont rejoint le mouvement communiste par l’intermédiaire d’un syndicat français. Pătrăşcanu lisaient des ouvrages d’idéologues russes, mais en français. Face à l’essor du communisme en Occident en général et en France, en particulier, on pouvait tomber dans le piège et s’imaginer que les éléments progressistes occidentaux étaient favorables à ce qui se passait à Moscou. En URSS, la machine de propagande fonctionnait très bien. »



    On sait, aujourd’hui, que nombre d’intellectuels occidentaux marquants de France et de Grande Bretagne, mais aussi d’Allemagne et d’Italie, avant Hitler et respectivement avant Mussolini, se sont laissés prendre au piège. Ce fut aussi le cas, en Roumanie — toute proportion gardée, car il ne faut rien exagérer : il n’y a pas eu de centaines de milliers de personnes, même pas de dizaines de milliers. En fait, on ne sait pas exactement de combien de personnes il s’agissait. Le parti communiste ayant été interdit en 1924, on ne dispose pas d’un registre de ses adhérents. On ne le saura donc jamais. Le pouvoir en place à l’entre-deux-guerres, pour sa part, avait tout intérêt à les présenter comme moins nombreux, pour minimiser leur importance. L’idéalisme de ceux qui ont adhéré au communisme les exempte-t-il de toute responsabilité pour ce qui a suivi ? Adrian Cioroianu : « Ce que nous racontons ici c’est l’histoire de gens très connus. Nous savons, de nos jours, que tous — à l’exception peut-être de Petre Gheorghe, ont joué un rôle après le 23 août 1944, en plein régime communiste. Ils ont profité des procès des années ’30, ils les ont marqués dans leur CV, comme on dirait aujourd’hui, et toute une mythologie s’est tissée autour d’eux. Ce fut le cas de Nicolae Ceauşescu qui est peut-être le plus spectaculaire de tous. Les historiens ont du mal à se prononcer. Il est évident que ces communistes n’ont pas été très nombreux, mais ils semblent quand même avoir été plus nombreux que nous ne l’aurions souhaité. Il ne s’agit pas de 800 ou de 1000 personnes, comme on l’a estimé. Selon nos recherches, ils étaient plusieurs milliers. Et il est encore plus difficile de distinguer, parmi eux, entre socialistes et communistes. Pendant les procès qui leur ont été intentés, beaucoup d’entre eux ont nié avoir eu de rapport avec le mouvement communiste ; dans les années ’40, quand ils ont accédé au pouvoir, ils ont demandé que leur ancienneté dans le mouvement communiste leur soit reconnue. »



    En parlant des communistes roumains d’avant le communisme, on a affirmé qu’ils avaient été une secte messianique, une organisation subversive mystique, malgré leur athéisme. Pourtant, ils ont également su être pragmatiques, quand il le fallait.


    (Trad.: Dominique)


  • La guerre de Transnistrie

    La guerre de Transnistrie

    Les réformes lancées, vers la moitié des années 1980, par le leader soviétique Mikhaïl Gorbatchev et connues sous le nom de perestroïka et de glasnost, n’ont pas du tout profité à l’URSS. Son démantèlement, survenu en 1991, a confirmé la faillite du système fondé en 1917 par la révolution bolchevique de Lénine. Pourtant, la dissolution de l’URSS allait ouvrir la porte à des conflits armés, car, même si le régime communiste semblait avoir écarté de force la possibilité de résoudre les dissensions par la voie militaire, en fait, ces dernières avaient été gelées.



    L’effondrement du régime soviétique a également amené à repenser la manière dont la Russie, principale héritière de l’URSS, puisse maintenir son influence sur les anciennes républiques unionales. Un des moyens permettant d’atteindre ce but a été l’encouragement des mouvements séparatistes. Les premières sur la liste du Kremlin ont été la Géorgie et la Moldavie, l’Ukraine étant considérée comme un Etat fidèle à Moscou. En Géorgie, les républiques fantômes d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie se sont autoproclamées indépendantes dès 1990, tandis qu’en Moldavie ont vu le jour la République nistréenne, ou la Transnistrie, et la Gagaouzie.



    Tous ces territoires sont sujets du droit international de la Géorgie et de la Moldavie, car ils ne sont reconnus par aucun autre Etat. C’est la proclamation de la République moldave nistréenne, le 2 septembre 1990, survenue après la déclaration de souveraineté adoptée par la République de Moldova, le 23 juin de la même année, qui allait ouvrir la voie au séparatisme. Selon le recensement de 1989, les Moldaves représentaient à l’époque 39,9% de la population de la Transnistrie, avant les Ukrainiens (28,3%), les Russes (25,4%) et les Bulgares (1,9%). Bien que la République de Moldova ait reçu le statut de membre de l’ONU, le 2 mars 1992, son président Mircea Snegur allait autoriser l’intervention militaire contre les rebelles qui avaient investi des bureaux de la police, loyaux à Chişinău et situés sur la rive est du Dniestr et à Tiraspol.



    Avec l’aide de la 14e armée russe, les rebelles ont renforcé leur contrôle sur la majeure partie de la zone disputée. Se trouvant dans une situation d’infériorité, l’armée moldave n’a pas réussi, jusqu’à ce jour, à reprendre le contrôle de la Transnistrie, en dépit des médiations menées ces 25 dernières années.


    Mircea Druc a été le premier ministre de la République de Moldova du 25 mai 1990 au 28 mai 1991. Au moment du déclenchement du conflit, il comptait parmi les leaders du Front Populaire Chrétien-Démocrate, en opposition. A son avis, la guerre de Transnistrie était inévitable. « A mon sens, on ne pouvait pas éviter la guerre russo-moldave sur le Dniestr de 1992. La malchance des habitants de la Bessarabie et de ceux de la rive gauche du Dniestr a été une assez banale : la présence de l’arsenal et des dépôts d’armes que l’armée soviétique avait évacués des pays de l’ex-camp socialiste. C’est dans ces endroits qu’a été placé l’armement déployé auparavant en Pologne, Tchécoslovaquie, Hongrie, Bulgarie, bref dans les pays où l’armée rouge avait été stationnée. Selon les calculs les plus simples, la région accueillait de l’armement estimé à plus de 4 milliards de dollars. Ce fut en 1989 et 1990, au beau milieu de la Perestroïka de Gorbatchev, que le conflit entre Tiraspol et Chisinau s’est déclenché puisque les gérants du complexe militaire-industriel de Tiraspol ainsi que d’autres forces anti-Gorbatchev et anti-Perestroïka ne pouvaient pas admettre que l’URSS allait disparaître. Ces forces refusaient d’accepter une vérité simple : tous les empires disparaissent à un certain moment. Jusqu’en août 1991, ces forces ont milité pour sauver l’Union Soviétique, qui était pour eux une garantie du bien-être et du bonheur. Mais la tatie est décédée et la chute s’est produite en août 1991. L’Union Soviétique est disparue de jure le 8 décembre 1991, après la signature par les trois présidents – russe, biélorusse et ukrainien – de l’acte de dissolution.»



    Mircea Druc estime que la guerre a eu aussi une forte motivation économique, tout aussi importante que celle géostratégique : «Quelque chose de banal s’est produit. Plusieurs clans au pouvoir à Chisinau avaient un seul problème : comment partager l’héritage soviétique, son complexe agricole et industriel. Il s’agissait donc de la richesse des kolkhozes et des sovkhozes et de tout le patrimoine constitué pendant 50 ans, avec la sueur du peuple habitant entre les rivières Prut et Dniestr. En Transnistrie, ils se disaient qu’ils n’allaient pas laisser les 4 milliards de dollars dans les mains des Moldaves imbéciles ni des Roumains fascistes. Ils n’aimaient ni Eltsine ni les responsables de Moscou qui avaient dit que tout ce qui se trouvait sur le territoire l’une ex-république soviétique devenait la propriété de la république en question. A Tiraspol, ils se sont demandés « On fait quoi ? ». « Nous n’allons pas permettre, disaient-ils, que cette richesse soit partagée. Et c’est ainsi que Tiraspol a commencé à s’opposer à Chisinau. Si ce trésor, cette source de d’enrichissement n’avait pas existé, la guerre entre Chisinau et Tiraspol n’aurait pas eu lieu, tout comme l’intervention de cette troisième force, dont moi je pressentais l’existence. Pourquoi les troupes soviétiques n’ont pas traité les Roumains de Bessarabie (République de Moldova – n.red.) comme ils ont traité les « aristocrates » baltes ? Parce qu’à mon avis, ils se sont rendu compte que les Roumains étaient beaucoup plus impulsifs et que le conflit était inévitable. Mais lorsque la possibilité est apparue de donner à Mircea Snegur, le premier président moldave, tout ce patrimoine de 4 milliards, ils ont dit Non. A Moscou, les démocrates de Eltsine eux-mêmes ont décidé d’intervenir, y compris par le biais de la 14e armée. Et à la fin on a appris que tout cet arsenal avait été vendu et que l’argent avait été géré par Alexandre Routskoï, vice-président russe, et Viktor Tchernomyrdine, premier ministre de la Fédération de Russie dans les années ‘90. Aujourd’hui, 23 ans plus tard, il n’y a plus rien à partager. »



    Les combats entre l’armée moldave et les rebelles séparatistes de Transnistrie ont fait environ 600 morts des deux côtés. En 1992, suite à une convention relative au règlement pacifique du conflit armé signé par la République de Moldova et la Fédération de Russie, le statu quo sur le terrain a été maintenu, et la guerre s’est transformée en ce que les analystes appellent « un conflit gelé ». (trad. Mariana Tudose , Alex Diaconescu)

  • Le « nid de serpents » de Jilava

    Le « nid de serpents » de Jilava

    La prison de Jilava a été construite dans l’enceinte du Fort 13, partie du système de fortifications conçu pour défendre la capitale, Bucarest, dans la seconde moitié du 19e siècle, sous le règne de Carol Ier. Le gouvernement communiste installé par les Soviétiques en 1945 a démarré le processus de communisation de la Roumanie, qui s’est traduit par l’emprisonnement de l’opposition politique démocratique et de tous les opposants du nouveau régime. Jilava devenait ainsi un lieu de transit, un îlot de cet archipel que fut le Goulag roumain, où les détenus étaient interrogés et incarcérés avant qu’il ne soit décidé de l’établissement pénitentiaire où ils allaient purger leur peine.



    Les souvenirs de ceux qui sont passés par là dépassent de loin l’imagination la plus épouvantable. Dès leur entrée en prison, les détenus étaient soumis à un traitement extrêmement violent. Alignés sur deux rangées, les gardiens les accablaient de coups de matraque ou de cravache en cuir, les frappant partout. Après la fouille corporelle, les nouveaux-venus étaient logés dans les cellules surpeuplées, où s’entassaient parfois jusqu’à 200 personnes. Ce n’est donc pas par hasard qu’elles étaient appelées des « nids de serpents ». Dans cet espace confiné, impropre au sommeil, le condamné était obligé de ramper comme un serpent sur les 50 centimètres qui séparaient le plancher en béton du lit d’en bas.



    Constantin Ion a été arrêté en 1949. Elève d’un lycée de Bucarest, il faisait partie d’un groupe de jeunes qui imprimaient et distribuaient des tracts anticommunistes. Le témoignage de ce rescapé de la prison de Jilava, qui date depuis 2000, est conservé au Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine.



    Constantin Ion: « J’ai partagé la cellule avec 160 autres détenus. Je me souviens de la chaleur étouffante des mois de juin, juillet et août et des lits superposés. Nous étions tellement serrés que, pour nous retourner sur l’autre côté, il fallait le faire tous en même temps, comme sur l’ordre de quelqu’un. Selon la règle, les nouveaux – venus n’avaient droit qu’au plancher en ciment, que nous appelions « le nid de serpents ». Même si on ne nous donnait pas trop à manger, il fallait aller au petit coin. Il n’y avait en fait qu’une tinette commune pour faire ses besoins. Plusieurs d’entre nous ont eu la malchance de dormir dans l’urine qui en débordait. En plus, nous étions tous atteints de furonculose. La maladie se répandait vite, car, la nuit, sous l’effet de la fatigue, ceux qui dormaient dans les lits d’en haut tombaient sur les détenus d’en bas et les infestaient. On entendait alors des cris de douleur. »



    Au moment de son arrestation, en 1949, pour détention non autorisée d’armes à feu, Alexandru Marinescu était élève à Nucşoara, le village du groupe de partisans anticommunistes Arsenescu-Arnăuţoiu. Il remémore les conditions inhumaines de la prison de Jilava: « On dormait même sous le lit. Je me souviens qu’à l’hiver ’50 ou ’51, 15 à 20 hommes n’avaient plus où poser la tête. Ils s’entassaient alors dans un coin de la pièce pour se reposer. Au moment de la relève de la garde, 15 à 20 compagnons de cellule se réveillaient pour leur faire place dans les lits. Il n’y avait pas de matelas, pas de draps ni de couvertures, rien du tout, sauf les planches des lits. Dans certaines cellules, on dormait sur des paillassons déchirés. Noircie et écailleuse, la peau de nos hanches ressemblait à la nuque d’un bœuf sous le joug. Selon les règles de chaque cellule, celui qui y entrait pour la première fois était considéré comme nouveau-venu, même s’il avait déjà passé 5 ou 10 ans dans une autre prison. Ce statut supposait qu’il ne pouvait dormir qu’au pire endroit. Moi, j’ai eu de la chance. J’ai trouvé de la place, car, un bon bout de temps après mon arrivée dans la cellule, il n’y a pas eu d’autre nouveau-venu. Je dormais près des tinettes. Si je m’endormais sur le côté droit, je risquais de recevoir de l’urine en pleine figure. J’ai donc décidé de dormir sur le côté droit, à même le ciment, tournant ainsi le dos aux tinettes. »



    Ion Preda a été arrêté en 1949 pour avoir donné de la nourriture au groupe de partisans Arnautoiu. Il évoque lui aussi les conditions qu’il avait éprouvées dans le nid de serpents : « Si on arrivait dans le nid de serpents, on n’avait rien sur quoi poser la tête. On utilisait les godasses en tant qu’oreillers, parce qu’il n’y avait pas de linge, il n’y avait même pas de paille sur laquelle dormir. Il n’y avait rien. On dormait à même le béton. Certains détenus sont tombés malades et ils ont fait des eczémas sur leur corps, d’autres suffoquaient et avaient des yeux gonflés. La cellule n’avait qu’une minuscule fenêtre. Et quand les détenus faisaient du bruit, le gardien fermait cette fenêtre en guise de punition. Alors on n’avait plus d’air. Il nous gardait ainsi pendant une demi-heure, puis il ouvrait la fenêtre. C’est ce qu’on a subi à Jilava. »



    Le nid de serpents n’était qu’une autre modalité d’humilier l’individu, de détruire son respect de soi et face aux autres. C’était un critère illusoire d’établir qui bénéficie de conditions meilleures dans un climat de détention où la devise était « sauve qui peut ». (Trad. Mariana Tudose, Alex Diaconescu)

  • La révolte paysanne de Horea, Closca et Crisan

    La révolte paysanne de Horea, Closca et Crisan

    Dirigés par les paysans Horea, Cloşca et Crişan, les révoltés ont mis le feu à des résidences nobiliaires et tué les nobles qui se sont opposés à eux. La révolte a pris fin le 30 janvier 1785, par la capture des trois chefs.



    Nous avons discuté avec lacadémicien Ioan Aurel Pop, historien et professeur à lUniversité Babeş-Bolyai de Cluj, de la révolte dil y a 230 ans. Il a indiqué les idées constituant la toile de fond de la révolte : « Nous sommes à la fin du XVIIIe siècle, le siècle des Lumières, marqué par dimportants ferments révolutionnaires. Noublions pas que la révolte a éclaté cinq ans avant la grande Révolution française, à une époque où les idées révolutionnaires se répandaient en Europe et dans les futurs Etats Unis dAmérique. Les idées des Lumières, de Jean-Jacques Rousseau à Voltaire, circulaient dun bout à lautre de lEurope, des idées de liberté, dégalité, de fraternité. Or, à ce moment-là, la Transylvanie était située dans un empire dEurope centrale. Et même si les leaders de la révolte, Horea, Cloşca et Crişan et dautres étaient avant toute chose des paysans, certains dentre eux étaient illettrés ou presque, ces idées étaient arrivées jusquà eux. Une atmosphère a été créée, censée conduire à éliminer certaines obédiences de type féodal, allant jusquu refus de payer certaines obligations qui pesaient sur les épaules des paysans. Il y avait un désir général de plus déquité, le désir de responsabiliser les facteurs politiques. Une idée très généreuse était que par lécole et léducation on peut arriver à la liberté. »



    Les historiens considèrent que les Lumières ont été la période où lidée nationale est née. Ioan Aurel Pop partage cette idée à légard de la révolte paysanne de 1784-1785 : « Il y a eu une dimension nationale de la révolte parce que les paysans révoltés étaient, dans leur majorité écrasante, Roumains. Les maîtres des terres, les nobles, étaient, dans leur majorité écrasante, Hongrois. Dans les points culminants de la révolte, être paysan était synonyme dêtre Roumain, et être noble était synonyme dêtre Hongrois. Bien des fois, les slogans interféraient, les paysans ne criaient pas toujours : luttons contre les nobles, mais : luttons contre les Hongrois qui nous oppriment. Quant aux nobles hongrois, ils ne criaient pas : anéantissons les paysans, mais : anéantissons les Valaques. Dailleurs, pendant la révolte, les paysans, qui ont pris dassaut les résidences nobiliaires et ont en capturé les propriétaires, ne les ont pas tués tout simplement. Pour certains, ils ne les ont pas tués du tout, mais les ont fait jurer sur la croix roumaine, les ont obligés à endosser des vêtements roumains, les identifiant en quelque sorte avec leurs idéaux de gens opprimés. »



    Les trois chefs ont été sévèrement punis, pour servir dexemple. Ils ont été condamnés au supplice de la roue, mais Crişan sest pendu en prison, alors que Horea et Cloşca ont été roués le 28 février 1785 dans une exécution publique mémorable. Quel a été le nombre de personnes tuées et quelles ont été les suites de la révolte ? Ioan Aurel Pop : « On estime que les nobles, par leurs unités armées, et par les organes de lordre de lEmpire des Habsbourg, ont tué 450 à 500 paysans. Les paysans nont pas tué plus de 150 nobles. Les paysans ont payé trois fois plus que les nobles ; bien entendu, ils étaient aussi plus nombreux. Il est très difficile dévaluer les dégâts matériels. Pendant des révoltes, des biens sont attaquées et des résidences – détruites. En dehors des dégâts proprement-dits, la révolte a créé un mouvement didées qui a conduit à une certaine émancipation de certains points de vue, et même les autorités de la Principauté de Transylvanie ont pris des mesures de modernisation de ladministration, ont supprimé certaines pratiques féodales. Un autre effet a été que plusieurs centaines de paysans des Monts Apuseni ont été mutés, pour apaiser les ferments de la lutte. »



    Lidée que Horea, le chef des rebelles, aurait été franc-maçon a également été véhiculée. Lhistorien Ioan Aurel Pop est sceptique à légard de cette interprétation : « Vu le peu de sources dinformation et leur manque de précision, je nen suis pas convaincu. Il existe des indices à cet effet, mais il y a plus de contre-arguments. Beaucoup de choses ont été écrites sur Horea, sur sa famille. Dans la presse à scandale, qui avait commencé à exister, à Vienne et dans dautres capitales européennes, où le public était friand dinédit, des infos sont apparues comme quoi lépouse de Horea aurait porté des chapeaux comme à Paris et des chaussures à talons. Il reste une petite église travaillée par lui où il est écrit, paraît-il, « travaillé par Horea Ursu », en lettres cyrilliques, mais nous ne savons pas si lauteur en est bien Horea lui-même. Il était un paysan éclairé, né pour conduire les masses, mais il est très peu probable quil soit entré dans la franc-maçonnerie, qui avait une certaine structure et qui avait ses rigueurs pour accepter quelquun. Je ne connais pas de preuves claires à cet égard et je ne pense pas quune facette de la révolte soit indissolublement liée à la soi-disant appartenance à la franc-maçonnerie. »



    Horea, Cloşca et Crişan ont lutté pour la dignité et légalité en un siècle qui promettait radieusement les idéaux les plus hauts. Ils ont élu la solution radicale qui, même si elle na pas été partagée par la plupart des paysans, a été lexpression dune conviction de son temps.


    ( trad Ligia Mihaescu)

  • L’émigration grecque en Roumanie à l’époque communiste

    L’émigration grecque en Roumanie à l’époque communiste

    Une guerre civile sanglante a déchiré la Grèce entre 1946 et 1949, opposant les guérillas communistes financées par l’URSS aux forces gouvernementales. Les affrontements lancés par les rebelles communistes ont commencé dans les régions montagneuses situées à proximité des frontières avec la Yougoslavie et l’Albanie. Les communises souhaitaient écarter le régime monarchique légitime et instaurer une république socialiste. Le conflit éclaté entre Staline et Tito a favorisé la défaite des guérillas communistes grecques et le Parti communiste grec se tourna vers Moscou. Par conséquent, Tito décida de fermer les frontières yougoslaves avec la Grèce, les guérillas communistes étant privées de l’appui vital – stratégique et moral – dont elles bénéficiaient de la part de la Yougoslavie.



    L’Albanie, qui se trouvait sous l’influence de Tito, a renoncé, elle aussi, à soutenir les communistes grecs. Jusqu’en septembre 1949, des groupes toujours plus épars de partisans communistes soit se sont rendus, soit ont franchi la frontière albanaise, d’où la plupart ont émigré dans les pays socialistes.



    La Roumanie devint la destination de prédilection de l’émigration communiste grecque en quête d’un refuge. Quelque 200 mille émigrants politiques grecs sont arrivés dans les pays socialistes, dont 11 à 12 mille ont choisi la Roumanie : enfants et combattants ou membres de leurs familles. Après 1948, la Roumanie a reçu le plus grand nombre d’enfants grecs, environ 5.700, sur les 28 mille accueillis par les Etats communistes. La plus grande colonie d’enfants grecs fut organisée à Sinaia, dans les Carpates Méridionales, entre 1948 et 1953. Dans les hôtels de cette ville-station de la Vallée de la Prahova ont été hébergés 1.700 enfants grecs, auxquels se sont ajoutés plusieurs milliers d’enfants nord-coréens réfugiés en Roumanie suite à la guerre de Corée, éclatée en 1950.



    Comment les combattants communistes grecs ont-ils été accueillis en Roumanie?



    L’historien Radu Tudorancea, de l’Institut d’histoire « Nicolae Iorga » de Bucarest explique : « Une partie des anciens combattants qui ont quitté la Grèce à la fin de la guerre civile a émigré en Roumanie. Ils y ont bénéficié de l’aide des autorités de Bucarest — les blessés pour être soignés, les autres pour s’habituer aux nouvelles conditions et s’intégrer à la société roumaine. L’existence d’une importante communauté grecque en Roumanie semblait favoriser l’intégration des nouveaux-venus. En outre, à commencer par 1948, le groupement philo-communiste, soutenu par les autorités roumaines, a réussi à s’imposer au sein de cette communauté et prendre le contrôle. Une nouvelle entité fut ainsi créée, appelée l’Union patriotique grecque. Les partisans grecs de la royauté, déjà très peu nombreux en Roumanie, furent ainsi marginalisés. »



    Le gouvernement communiste de Bucarest a donc été très généreux avec les membres des guérillas communistes grecques réfugiés en Roumanie, leur offrant hébergement, soins médicaux et argent. Comme dans tous les autres pays accaparés par les communistes, en Roumanie la presse a manipulé le contenu des informations sur la guerre civile grecque.



    Radu Tudorancea : « Le déroulement de la guerre civile en Grèce a été suivi avec préoccupation à Bucarest, faisant l’objet de nombreux articles publiés dans la presse communiste. Comme on pouvait s’y attendre, celle-ci s’est lancée dans une campagne acerbe en faveur des partisans communistes grecs, dénigrant constamment le camp anglo-américain et son rôle dans l’ensemble de la guerre civile de Grèce. Dès janvier 1948, le leader communiste grec Nikos Zahariadis avait envoyé en Roumanie Letferis Apostolou, accrédité à Bucarest comme représentant du soi-disant gouvernement démocratique de la Grèce. Il était chargé de prendre contact avec les autorités roumaines et d’obtenir un soutien de la part du gouvernement de la République Populaire Roumaine aux communistes grecs, de veiller à ce que les blessés arrivés en Roumanie soient soignés et de préparer la création de colonies pour les enfants grecs. Les autorités communistes de Bucarest ont alloué d’importantes sommes d’argent pour soutenir les émigrants politiques grecs. Rien qu’en 1951, l’aide financière accordée au Parti communiste grec s’est montée à quelque 300 mille dollars américains, auxquels s’ajoutaient d’autres dépenses. Les années suivantes, les sommes ont augmenté, se chiffrant, en 1952, à quelque 750 mille dollars américains. D’autres fonds ont été accordés aux maisons d’édition. Le siège du Comité central du PCG fut transféré à Bucarest et nombre de ses activistes se virent offrir un logement dans des villas secrètes du quartier Primăverii, le plus huppé de la capitale. »



    Les réfugiés grecs n’ont jamais renoncé à leur lutte pour instaurer l’idéal communiste dans leur pays. Ils avaient considéré leur défaite comme provisoire, étant prêts à tout instant à reprendre les armes, si la conjoncture internationale le permettait. Aussi, la Roumanie devint-elle une sorte de base pour les actions des agents communistes en Grèce, instruits par des idéologues grecs ayant fait des stages à Moscou.



    Radu Tudorancea : « Misant sur une reprise prochaine des affrontements sur le territoire grec, les activistes grecs de Roumanie ont souhaité maintenir en alerte les groupes d’anciens partisans, pour qu’ils puissent prendre les armes à tout moment. Une école politique fut organisée à Breaza, avec, comme enseignants, Nikos Zahariadis et Vasilis Bartiotas, entre autres. Cette école allait former des agents prêts à agir illégalement sur le territoire de la Grèce, en faveur de la cause communiste. Plus de 120 tels agents y furent envoyés clandestinement, entre 1952 et 1955, dont la plupart ont été capturés par la police grecque. »



    La mort de Staline et le processus de dé-soviétisation ont miné la cause des communistes grecs. Les relations entre la Roumanie et la Grèce furent normalisées, dans l’intérêt des deux pays, et l’idée des affrontements armés tomba dans l’oubli. (Trad.: Dominique)

  • La première école roumaine de Braşov

    La première école roumaine de Braşov

    En 1495, dans le quartier ancien de Braşov appelé Şchei, était érigée l’église qui allait accueillir également la première institution d’enseignement de l’espace roumain. De nos jours, cette église, restaurée au 18e siècle en style baroque, abrite le « Musée de la première école roumaine ».



    Le prêtre professeur Vasile Oltean nous parle de l’apparition de ce berceau de la spiritualité roumaine : « Au fil de l’histoire, plus de 32 princes régnants et grands boyards de Valachie et de Moldavie ont pris cette église sous leur aile protectrice — fait confirmé par 80 documents princiers qui s’y retrouvent. Cela y a permis la création d’un centre culturel et spirituel roumain très puissant, concrétisé, avant tout, par cette première école roumaine. Les historiens affirment que l’enseignement roumain remonte au 16e siècle, pourtant dans les chroniques de l’église de Braşov il est écrit, noir sur blanc, que « la sainte église et l’école ont été bâties en 1495 ». Comment ne pas y croire, puisque, en 1932, Aurelia Mureşan publiait les documents de sa construction en 1495 ? Cette documentation est susceptible de prouver la vérité. Entre temps, nous avons été surpris par le contenu de la Bulle du Pape Boniface IX, du 13 décembre 1392 ; le Pape y faisait état des schismatiques de Şchei, qui recevaient l’enseignement de certains pseudo-maîtres ».



    Autour de l’école de Braşov se sont formés, au fil des siècles, de véritables foyers de culture, représentatifs non seulement pour la contrée de Bârsa, mais aussi pour tout l’espace roumain. Y furent imprimés les premiers livres en roumain du diacre Coresi et c’est toujours dans cette école que Dimitrie Eustatievici a écrit, en 1757, la première grammaire roumaine.



    Le prêtre professeur Vasile Oltean nous parle du patrimoine de la première école roumaine : «Je pense à l’année 1981, lorsque nous avons découvert un livre de classe de 700 pages remontant aux 11e-12e siècles. La leçon sur la vertu comptait, à elle seule, 250 pages. Un manuel d’une telle ampleur et d’une telle importance, au contenu si riche, suppose, sans doute, l’existence d’un enseignement de haut niveau. Le patrimoine de l’école occupe 15 pièces, auxquelles s’ajoutent 3 autres dont le contenu n’a pas encore été étudié. Il y a 6 mille livres anciens et 30 mille documents. Jusqu’en 1962, ce patrimoine a été caché dans la tour de l’église. Personne n’en connaissait l’existence. Or, en 1962, un vieux professeur, Ioan Colan, est monté dans la tour prendre une planche. Lorsqu’il a tiré sur cette planche, un mur s’est effondré, derrière lequel étaient cachés ces documents. Ioan Colan a purgé 8 années de prison pour avoir conservé dans sa bibliothèque la Bible de Şaguna, qu’il a refusé de brûler. Ce pourquoi il a été déclaré brigand et ennemi du peuple. Au bout des 8 ans d’emprisonnement, il a été embauché par l’église comme ouvrier non qualifié et travaillait comme menuisier, bien qu’il eût 3 doctorats et 3 licences. »



    En 1949, par le décret d’Ana Pauker, tout le patrimoine des églises allait être brûlé en public, dont tous les documents de l’école de Şchei. Un prêtre les avait murés dans la tour de l’église, pour les protéger des autorités communistes. Les documents ont été découverts en 1962, Vasile Cuman, prêtre et chef d’inspection ecclésiastique démarra toute de suite l’organisation du musée de l’école de Şchei.



    Le prêtre Vasile Oltean raconte: «S’il existe un manuel du 9e siècle, c’est sûr qu’il existait aussi une école à l’époque. Nous avons découvert un registre d’élèves datant de 1683, probablement le plus ancien du pays. Il y avait un seul instituteur, Ioan Duma de son nom. Ils s’occupait de 110 élèves, dont le plus jeune avait 20 ans. Celui qui passait 3 mois à l’école devenait par la suite ensuite « administrateur » de la communauté et de l’église. Ces administrateurs disposaient d’un pouvoir immense : ils pouvaient même destituer le prêtre. L’élève qui passait 6 mois dans une école devenait « chantre ». Il faisait partie du chœur de l’église et s’occupait de l’école. Celui qui étudiait pendant 9 mois devenait prêtre. Pour s’inscrire à l’école, un élève devait apporter un seau de blé, un char de bois et de l’argent, soit 4 florins, lit-on dans le registre. Avec cet argent on pouvait acheter 3 ou 4 bœufs. Mais ce n’était pas l’élève ou son père qui payait, c’était tout le village. Le fait que l’école comptait 110 élèves signifiait qu’ils y étaient venus de toute la région, pas seulement de Brasov. La première jeune femme inscrite à cette école figure dans le registre à peine en 1846 ».



    Dans la collection de l’Ecole de Şchei on retrouve aussi le premier livre imprimé en vieux slave. Il date de 1491 et fut publié suite à l’ordre du prince de Moldavie, Etienne le Grand. C’est un des 30.000 documents et livres anciens de Brasov, de véritables trésors de la culture universelle. (Trad. Dominique, Valentina Beleavski)

  • L’exécution des membres du groupe Antonescu

    L’exécution des membres du groupe Antonescu

    A part le maréchal Ion Antonescu, dirigeant du pays, le groupe réunissait aussi le professeur en droit Mihai Antonescu, vice- premier ministre, le gouverneur de la Transnistrie, Gheorghe Alexianu et le général Constantin Vasiliu, commandant de la Gendarmerie. Destitué le 23 août 1944 et mis en examen par le Tribunal du peuple, le groupe Antonescu est condamné à mort le 17 mai 1946 et fusillé par le peloton d’exécution quelques semaines plus tard. Le général de brigade, Mircea Herescu, a assisté à l’exécution du groupe Antonescu, un événement qu’il remémore au micro de Radio Roumanie. La nuit du 31 mai au 1 juin, pendant que sa compagnie assurait la garde de la prison de Jilava, le commandant de la prison lui a passé un coup de fil pour lui ordonner de se présenter d’urgence, le lendemain matin, dans la cour où se trouvait le groupe Antonescu.

    Un événement important devrait y avoir lieu, c’est tout ce que l’on m’a dit, se rappelle Herescu, qui poursuit: « Le lendemain matin, je me suis réveillé et je me suis précipité vers la cour que l’on m’avait indiquée et où se trouvaient le maréchal Antonescu et ses compagnons. Je les ai salués et ils m’ont tous répondu poliment. Je suis passé juste à côté du professeur Mihai Antonescu et je l’ai vu préoccupé par un tas de papiers. Qu’est – ce que vous faites, Monsieur le Professeur?. Il m’a répondu qu’il préparait une nouvelle réforme de l’Education. Le général Piki Vasiliu qui me connaissait aussi, a gentiment répondu à mon salut. Puis, accompagné par le lieutenant Petrescu, j’ai salué aussi le maréchal Antonescu avant de me présenter devant le commandant de la prison, le colonel Pristavu. C’est à ce moment – là que j’ai appris que le groupe Antonescu condamné à mort serait emmené devant le peloton d’exécution le jour même. En attendant, ce fut le secrétaire général au Ministère des Affaires Intérieures, Avram Bunaciu qui fit son apparition, aux côtés de l’inspecteur Gavrilovici, pour discuter avec le chef de la prison et arranger que les prisonniers téléphonent à leurs familles et leur demandent de se rendre sur place pour faire leurs adieux ».

    Mircea Herescu se souvient des dernières heures de vie que les condamnés ont passées en compagnie de leurs proches: « Je me souviens de l’arrivée de l’épouse du maréchal. Elle était vêtue en noir, les cheveux blancs et elle a été conduite dans une sorte de guérite transformée en parloir. Le maréchal se trouvait dans sa cellule. Le gendarme venu l’escorter près de son épouse, lui a offert aussi un petit bouquet de fleurs, qu’Antonescu a par la suite offert à sa femme. Entre temps, d’autres personnes ont commencé à venir à Jilava. L’épouse du professeur Alexianu et ses deux enfants, le frère du professeur Mihai Antonescu qui était officier de marine et qui est arrivé vêtu en uniforme, l’épouse et le fils du général Vasiliu. Madame la maréchale et son époux ont choisi d’avoir leur dernière conversation en français, surtout qu’elle s’est déroulée devant un inspecteur de police, Gavrilovici de son nom. Au bout d’une heure, tous les membres de famille sont partis et les prisonniers ont été reconduits dans leurs cellules ».

    Impossible d’oublier les détails d’une exécution à laquelle on a assisté, se confesse Mircea Herescu qui se rappelle que les 4 membres du Groupe Antonescu ont gardé leur sang froid jusqu’à la fin, en choisissant de mourir dignement: « Les condamnés ont été conduits devant les quatre poteaux d’exécution. On leur a demandé s’ils souhaitaient qu’on attache leurs mains. Le maréchal a refusé, tout comme Ica Antonescu et Alexianu. Seul Piki Vasiliu y a consenti. Un procureur est arrivé sur place pour lire la sentence aux termes de laquelle, suite à la décision du Tribunal du Peuple, les quatre condamnés seront fusillés. On leur a demandé s’ils souhaitaient avoir les yeux bandés. Le maréchal a refusé, tout comme le professeur Antonescu et Alexianu. Seul le général Vasiliu a voulu qu’on lui mette un bandeau sur les yeux et c’est pourquoi on lui a bandé les yeux d’un foulard gris. Une fois la sentence lue, le procureur a ordonné sa mise en pratique. Le chef du peloton a ordonné aux 28 tireurs de faire feu. A la première fusillade, le maréchal Antonescu tombe à genoux, le professeur Antonescu s’écroule, tout comme Alexianu, tandis que Vasiliu, touché par balle, se retrouve à son tour à genoux. Antonescu se redresse et d’une voix éteinte dit « tirez encore, je suis toujours en vie ». Le commandant du peloton approche alors et lui tire une ou deux balle dans la tête. Il a fait de même avec Vasiliu. Ensuite, ce fut le tour du médecin légiste d’approcher pour constater le décès de chacun des condamnés ».

    L’exécution du groupe Antonescu reste dans l’histoire roumaine comme un des épisodes importants du XXème siècle, un des plus violents, peut-être, de l’histoire de l’humanité. (trad. Ioana Stancescu)

  • La génération des enfants à clé pendue au cou

    La génération des enfants à clé pendue au cou

    Les enfants nés entre 1965, date de linstallation au pouvoir de Nicolae Ceauşescu, et 1970, et surtout ceux qui ont vu le jour après 1966, année du décret 770 sur linterdiction des IVG, ont été appelés « la génération à clé pendue au cou ». Ceux qui approchent maintenant la cinquantaine sont également connus sous le nom de « decreţei » – « enfants du décret ». Ils devaient être éduqués dans lesprit des idées socialistes et communistes pour conduire le pays vers le communisme.



    La métaphore « enfants à clé pendue au cou» sinspirait dune triste réalité. Les parents accrochaient la clé de lappartement au cou de leurs enfants pour leur permettre dy entrer après les classes. Ils mettaient ainsi sur leurs épaules une tâche trop lourde, celle de protéger le logement et par conséquent la famille. La clé portée autour du cou donnait aux petits le sentiment dêtre forts, dêtre les égaux des adultes. Elle leur insufflait aussi la sensation de liberté et limpression dêtre en état de prendre des décisions. Cétaient des enfants de 11 à 12 ans, dont les parents travaillaient dans les usines et les fabriques en trois services de relais et qui navaient pas toujours de grands – parents prêts à les surveiller. Ils employaient le temps comme bon leur semblait en attendant le retour des parents. Les jeunes des années 1970 habitaient les immeubles des quartiers ouvriers des grandes villes du pays.



    Lhistorienne Simona Preda, qui fait partie elle-même de cette génération, sy est penchée de plus près. Selon elle, les caractéristiques de sa génération relèvent de la soumission: « Une génération éduquée à se taire, à écouter et à ne pas sortir des sentiers battus, à saluer avec honneur la gloire du parti, la génération entre 1965 et 1989, très étroitement liée à cette configuration urbanistique. Cest le moment où le paysage citadin change, où le conglomérat dimmeubles locatifs communiste apparaît, et des quartiers se font jour suite aux démolitions. La Roumanie change pratiquement de visage architectonique et urbanistique. Nous autres, qui avons grandi dans les crèches et moins chez les grands-parents, qui avons habité dans les immeubles locatifs et auxquels notre enfance est liée, nous sommes la génération à la clef accrochée au cou. Pourquoi étions-nous sages, les mains au dos ? Parce quil fallait écouter le message du parti omniprésent. Le parti nous apprenait à écouter, à être dociles, à avoir des rêves strictement à hauteur des velléités et des desiderata du régime. Le parti nous apprenait de tout, sauf à être libres. Il nous apprenait que tout était possible tant que cette possibilité avait trait à lutopie communiste. »



    Lidéologie et le style du pouvoir déchanger avec les citoyens sest caractérisé au plus haut degré par la brutalité, lopacité face à louverture et une éducation répressive. Dans les années 1960-1970 il ny avait pas de signaux que le régime communiste, installé en 1945, pouvait être remplacé, et les gens sétaient résignés et tentaient de vivre autant que possible à labri des intrusions du pouvoir abusif. Cest ainsi quils ont fait lapprentissage de la duplicité, ce que George Orwell a nommé la double pensée dans son roman 1984.



    Simona Preda a souligné que la génération à la clef pendue au cou a été le cobaye de la pédagogie de la duplicité : « Depuis que nous étions petits, nous avons été obligés à apprendre aussi la leçon de la duplicité. On nous parlait dune certaine manière à lécole, et dune autre façon à la maison, et cest dune manière encore différente que nous suivions le discours officiel à la Radio ou à la télévision ou dans la presse. Cette génération des hommes nouveaux a façonné notre devenir et notre personnalité dès notre enfance daprès la leçon de la duplicité. Il ne fallait pas dire à lextérieur ce que lon entendait dans la maison. Peut-être que le grand-père ou le père écoutaient Radio Free Europe, peut-être quil y avait certains conseils, certains secrets, mais qui ne devaient pas être révélés à lextérieur. Cette notion, « à lextérieur », mérite un peu dattention, parce que le système communiste a toujours présenté le capitalisme et la notion de « à lextérieur » comme étant quelque chose de blâmable et dinéquitable demblée. Tout ce qui présupposait une frontière, même symbolique, la notion de « à lextérieur », faisait partie de ce champ de laltérité qui devait être blâmée et opposée au régime communiste « de lintérieur. »



    La dépersonnalisation a été une méthode danéantissement de lennemi, très utilisée par les tyrannies. Pour le communisme, elle a représenté lunique moyen de façonner la personnalité des gens. Comme cette génération à clé devait remplacer celle qui gardait toujours des réminiscences bourgeoises au niveau de léducation et de la conduite, la dépersonnalisation passait non seulement pour une méthode de la pédagogie communiste, mais aussi et surtout pour une manière de rendre plus facile le parcours professionnel des futurs adultes.



    Simona Preda: « Que supposait cette dépersonnalisation? Le desideratum suprême du régime était de réduire lhomme nouveau à létat de masse amorphe, où lindividualité était encouragée peu ou prou à se faire remarquer. Les différentes distinctions accordées en ces temps-là récompensaient non pas lindividu, mais la classe, le détachement de pionniers, lécole, le département. Surtout vers la fin du régime communiste, on a tenté de faire fondre les millions de petits « Moi » en un immense « Nous ». Les premières pépinières des futurs hommes nouveaux étaient les organisations de « Faucons de la patrie » et de pionniers. »



    Au plus haut niveau, sous le contrôle de lidéologie, la pédagogie répressive et la propagande se sont donné la main pour forger lhomme nouveau: un communiste dépersonnalisé, rééduqué. Au niveau intermédiaire, ce rôle incombait aux activités périscolaires, dont les cercles et les cénacles, les travaux agricoles, lactivisme politique des enseignants. En bas de cet échafaudage, il y avait les projets que se faisaient les parents quant à la place de leur progéniture dans un monde toujours plus hostile, comme les années 1980 allaient savérer dailleurs.



    A la grande surprise du régime communiste, ce sera cette génération à clé qui lui portera le coup de grâce en 1989. Cette génération, dépouillée de personnalité et épuisée par de tristes perspectives existentielles, allait voir séveiller en elle le sens de la liberté et de la dignité humaine. Alors là, au lieu de construire le socialisme, elle retournera aux valeurs humaines, démocratiques, bafouées par la tyrannie communiste. (trad.: Mariana Tudose, Ligia Mihaiescu)

  • Le trésor de la Pologne en Roumanie

    Le trésor de la Pologne en Roumanie

    A l’automne de 1939, peu de temps après la conclusion du Pacte si détesté Ribbentrop-Molotov par l’Allemagne nazie et l’Union Soviétique, les deux puissances totalitaires commençaient à partager leurs zones d’occupation et d’influence comme elles s’étaient accordées. La Pologne était la première sur la liste noire et après la mi-septembre, elle allait être rayée de la carte.

    L’attaque soviétique du 17 septembre 1939 allait s’ensuivre à l’attaque allemande du 1er septembre et la Pologne, prise entre ces deux colosses, n’a pas pu résister plus de deux semaines. Suivit le calvaire du refuge des militaires polonais survivants et de la population civile, ainsi que celui de la protection des biens polonais. Parmi eux, le trésor de la Banque nationale de Pologne, la plus grande partie en provenance du château de Wawel de Cracovie.

    Vu que depuis mars 1939, la Tchécoslovaquie avait été occupée par l’Allemagne et démantelée en tant qu’Etat, et que la Hongrie était alliée de l’Allemagne, la seule voie d’échappement pour les richesses de la Pologne passait par la Roumanie. Après la fin de la Première guerre mondiale, la Roumanie redevenait voisine de la Pologne, après que la Moldavie eut eu au Moyen Age une frontière avec la Pologne et que les relations avaient été importantes jusqu’au début du XVIIIe s. Ainsi commençait l’odyssée de collections impressionnantes de plusieurs centaines d’objets de valeur.

    Les plus importantes étaient les plus de 300 tapisseries Jagellon en plusieurs mètres de soie, brodées aux fils d’or et d’argent, dont 110 d’entre elles remontaient à la première moitié du XVIe s, l’épée de couronnement Szczerbiec (pronunţă: Şcerbieţ) des rois polonais entre 1320 et 1764 et un exemplaire original de la Bible imprimée par Johannes Gutenberg en 1455.La route par la Roumanie était encore libre et les autorités roumaines ont collaboré étroitement avec les autorités françaises et britanniques, qui ont autorisé l’évasion du trésor polonais.

    Traian Borcescu, officier au Service spécial du renseignement, a été témoin à l’opération de traversée de la Roumanie par les valeurs polonaises sous une surveillance maximale. Il a été interrogé par le Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine en 2003 : « Je travaillais à l’Etat major et j’étais délégué auprès du colonel Diaconescu, qui était chargé de surveiller le transfert de population et d’autorités de Pologne en Roumanie. Les Polonais étaient plus amis avec les Hongrois, ils n’avaient pas reconnu le rattachement de la Transylvanie à la Roumanie, ils étaient plus favorables aux Hongrois. Et ce sont justement les Hongrois qui ne les ont pas aidés. Et les seuls qui les avons aidés, c’étaient nous, à l’exhortation franco-anglaise d’envoyer le trésor par la Roumanie. Armand Călinescu a accepté à condition que l’armée soit désarmée à la frontière, qu’elle soit triée, qu’il n’y ait pas d’agents étrangers, que l’armement soit déposé, que le trésor soit emmené de manière complètement secrète, un jour où ni les Russes, ni les Allemands ne le sachent. Parce qu’il pouvait être attaqué. »

    La frontière roumano-polonaise, qui allait disparaître après 1945, commençait à être traversée par un convoi de camions, de voitures et de trains le 3 septembre 1939. Traian Borcescu a refait le trajet des valeurs polonaises jusqu’à la mer Noire, où elles allaient être embarquées sur un sous-marin : « On a fait deux transports : de Visnita à Cernauti et puis de Cernauti à Constanta. Nous avons retenu une partie du trésor pour l’entretien des troupes et des réfugiés polonais, mais les franco-anglais nous ont sommé de permettre à ce trésor composé d’environ 70 caisses en bois et autres colis d’être embarqués à Constanta dans un sous-marin britannique commandé par un certain capitaine Brett. Ce transport s’est fait en voitures entre Visnita et Cernauti, puis en train entre Cernauti et Galati. Puis de Galati à Constanta, je ne me souviens plus si la cargaison a été transportée en train ou en voiture. A Constanta il a été reçu par l’armée roumaine, la Sûreté roumaine, les services secrets polonais et les agents franco-britanniques. Le trésor ne pouvait pas rester chez nous malgré nos offres de le garder. Les Anglais se sont rendu compte que la Roumanie allait partager le même sort que la Pologne en raison du Pacte d’août 1939, selon lequel les zones d’influence de la Russie allaient jusqu’à la mer Baltique, alors que celles de l’Allemagne incluaient la Roumanie et la Bulgarie et ainsi de suite. En cas d’occupation de la Roumanie le trésor ne devait absolument pas tomber aux mains des Allemands. »

    Une petite partie du trésor polonais est toutefois restée en Roumanie. A l’été 1944, cette petite partie de 3 tonnes s’est ajoutée aux 242 tonnes d’or du trésor de la Banque nationale de Roumanie qui ont été envoyés au monastère de Tismana, dans le sud du pays, à l’abri de toute invasion soviétique. Le nom de code de cette opération était Neptune. L’or est arrivé dans le plus grand secret dans une grotte tout près du monastère. En 1947, l’or de la Banque nationale de Roumanie est rentré à Bucarest et les 3 tonnes du trésor polonais ont été remises à leur propriétaire légitime.

    L’odyssée de l’or polonais a été racontée dans un film, une coproduction Pologne-Roumanie « Le train d’or » réalisé en 1986 par le cinéaste Bohdan Poręba. Les rôles sont interprétés par des acteurs polonais et roumains. Une fois échappé au risque de la capitulation par les Allemands, le trésor polonais a commencé un autre voyage via Malte, la Suisse, le Vatican et la France. Mais il n’est pas resté trop longtemps en France non plus, puisque ce pays allait lui aussi être occupé par les Allemands. Le trésor polonais est parti ensuite vers le Canada et les Etats-Unis où il fut finalement mis à l’abri de tout danger.

  • La descente des gueules noires sur Bucarest, en juin 1990

    La descente des gueules noires sur Bucarest, en juin 1990

    Juin 1990. Les Roumains descendaient dans la rue, pour protester contre le succès que le Front du Salut National venait de remporter, un mois plus tôt, lors des premières élections libres organisées par le jeune Etat démocratique. Epaulées par les mineurs de la Vallée du Jiu, les forces de l’ordre de Bucarest sont intervenues brutalement pour disperser les protestataires et les civils rassemblés sur la Place de l’Université.

    L’événement déroulé du 13 au 15 juin et appelé « mineriada », est resté dans la mémoire collective comme un acte à fort impact négatif sur les structures démocratiques de l’Etat de droit. Le politologue Gabriel Andreescu évoque le contexte politique ayant permis une telle situation de crise. C’étaient des événements tragiques, tant sur le plan individuel, par la perte de vies humaines, que sous l’aspect du coût payé par la société tout entière. Ces événements sont indubitablement liés au moment historique de légitimation du pouvoir. Le Front du Salut National avait décidé que le moment était venu de mettre en jeu tous les moyens pour obtenir le contrôle auquel il était habitué. N’oublions pas que les services de renseignements extérieurs et le Service roumain de renseignement, structures nouvellement créées en mars 1990, n’étaient que des avatars de l’ancienne police politique du régime communiste. La puissance économique croissante de l’ancienne nomenklatura était visible. Bref, on avait affaire à des groupes habitués à détenir le contrôle total. Seulement, ce contrôle complet n’était plus possible dorénavant. Les protestataires sont donc restés dans la rue, malgré le vote populaire et l’appel à arrêter les manifestations.

    Le 13 juin 1990, les tentes montées par les manifestants sur la Place de l’Université de la capitale roumaine, sont détruites par les forces de l’ordre et on commence à opérer des arrestations. Les ouvriers des Usines de Machines Lourdes se joignent à ceux qui tentaient de rétablir l’ordre, en scandant des slogans contre les intellectuels. Après de violents accrochages, la télévision publique transmet le communiqué du président Ion Iliescu, sorti vainqueur des élections démocratiques organisées un mois auparavant. Nous appelons toutes les forces responsables à se rassembler autour des sièges du gouvernement et de la télévision pour mettre fin aux actions de ces groupes extrémistes, pour défendre la démocratie si difficilement gagnée. .

    Dans la soirée du 13 juin, trois trains amenaient à Bucarest les gueules noires de la Vallée du Jiu. Le politologue Gabriel Andreescu raconte les événements qui allaient s’ensuivre: Le journal România Liberă et Le Groupe pour le Dialogue social, parmi d’autres, contestaient sans cesse le pouvoir, qui avait été pourtant confirmé par la population. Ce qui s’est passé par la suite a pratiquement anéanti la démocratie. Les mineurs descendus sur la capitale devaient détruire les principales sources de l’opposition. Il s’agit des locaux du journal România Liberă et du Groupe pour le Dialogue Social. J’ai été témoin moi-même de ce dernier épisode. Arrivés devant les portes, les mineurs ont voulu nous chasser de là, mais grâce à une stratégie de négociation, nous avons réussi à les en empêcher.

    Le 14 juin, les mineurs menés par Miron Cozma étaient dirigés par des agents du Service Roumain de Renseignement vers les points importants de la capitale. Ils allaient saccager le bâtiment de l’Université. Ils ont aussi agressé des professeurs illustres, dont Petru Creţia et certains leaders des étudiants. Même cas de figure pour les sièges du Parti national libéral et du Parti national paysan chrétien démocrate. Gabriel Andreescu : « Accueillis dans des édifices historiques, les sièges des principaux partis historiques ont été complètement dévastés. Suite à ces actions en force des mineurs, l’opposition aurait normalement risqué sa marginalisation sur la scène politique. Rien de plus faux. La réaction des Bucarestois et des autres habitants des grandes villes fut extraordinaire. Les événements n’ont fait que les mobiliser, coaliser les syndicats, les partis d’opposition ou encore les intellectuels indépendants. La décente des mineurs a débouché entre autres sur la création d’une Alliance civique, la plus grande structure civique connue par la Roumanie, suivie par la mise en place, à Cluj, du Front démocratique anti-totalitaire devenu par la suite la Convention Démocratique de Roumanie, celle qui a changé le pouvoir en 1996. C’est justement ce phénomène qui a permis la création des premières institutions vraiment démocratiques de Roumanie».

    Le 15 juin 1990, les mineurs débarqués sur Bucarest pour dévaster le centre-ville et rouer de coups les manifestants, les intellectuels et les étudiants, se sont vus transporter au Parc des expositions, Romexpo. Là-bas, le chef de l’Etat, Ion Iliescu, les a remerciés pour leur contribution à la restauration de l’ordre dans la capitale. Le politologue Gabriel Andreescu souligne l’impact d’une telle tragédie: « L’impact international fut terrible et la Roumanie continue de subir, même à présent, les conséquences de toutes ces images affreuses que l’Occident a regardées en direct en ces jours-là. Voir des bandes des mineurs entrer dans des universités et des lycées et attaquer, sous l’œil vigilent des autorités, des groupes de jeunes – hommes et femmes – c’est tellement honteux que la Roumanie aura du mal à se débarrasser de cette tache».

    25 ans après ces événements qui ont secoué la capitale roumaine, la Roumanie ignore toujours le nombre réel des victimes d’un phénomène qui a introduit un nouveau terme dans le dictionnaire: celui de « minériade ». De l’avis d’Andrei Cornea, publiciste et philosophe roumain, cette catégorie socio – professionnelle qui renvoie au XIXème siècle plutôt qu’au XXIème n’a fait qu’approfondir les schismes sociaux, en alimentant les frustrations de la Roumanie post-communiste. ( trad. Mariana Tudose, Ioana Stancescu)

  • Les premières élections démocratiques de la Roumanie postcommuniste.

    Les premières élections démocratiques de la Roumanie postcommuniste.

    Le 20 mai 1990, 5 mois après la chute de la dictature de Nicolae Ceauşescu, l’électorat roumain était appelé aux urnes pour élire le président du pays et les représentants dans les deux chambres du Parlement de Bucarest. Le scrutin s’est déroulé selon un décret-loi émis par le Conseil provisoire d’union nationale, organisme législatif constitué après la révolution anticommuniste de décembre ’89 et dirigé par Ion Iliescu.

    25 ans après les premières élections démocratiques tenues après la chute du communisme, on estime que le scrutin du 20 mai ’90 n’a fait que confirmer, quelques mois plus tard, les leaders de la révolution. Le Front de salut national (FSN), formation politique enregistrée le 6 février 1990, gagnait les élections haut la main.

    Le politologue Gabriel Andreescu explique pourquoi Ion Iliescu, le candidat du Front à l’élection présidentielle, allait devenir chef de l’Etat: « Tout d’abord parce que les élections ont été partiellement libres. Le FSN avait non seulement la capacité de contrôler tout le processus électoral, mais il contrôlait également les ressources du pays. De nombreuses décisions ont été prises à ce moment-là concernant le domaine de la consommation, l’allocation des ressources, ce qui a attiré la satisfaction de l’électorat. Probablement très peu de personnes le savent, car les choses se sont déroulées en province. Dans les localités du milieu rural tous les candidats annoncés officiellement ne figuraient pas sur les listes électorales. Le processus électoral a été profondément vicié, ce qui fut doublé d’une propagande époustouflante qui a assuré au FSN la victoire aux élections. »


    Le 6 février 1990, le FSN était transformé en parti politique, pour pouvoir entrer en lice aux élections du mois de mai. La nouvelle formation contrôlait la quasi totalité des médias roumains, notamment la télévision publique, déclarée libre en décembre ’89.

    Selon Gabriel Andreeescu, ce n’est pas uniquement par la manipulation médiatique, mais aussi en faussant les résultats que le FSN s’est assuré la victoire aux élections de mai ’90: «Il s’est agi d’un processus électoral contrôlé – contrôlé par la manière dont les ressources ont été utilisées pour manipuler l’électorat, par la falsification des listes de vote et du décompte des votes – j’en suis sûr. Et je peux donner un exemple que l’on peut facilement vérifier. A Bucarest, parmi les candidats figuraient Octavian Paler et Gabriel Liiceanu. Ces deux personnalités de la culture roumaine jouissaient d’une grande reconnaissance dans la presse de l’époque et avaient reçu un vote de la part de l’électorat par la façon dont les principaux journaux et revues où ils s’étaient affirmés étaient vendus. La Revue 22 sortait en 100 mille exemplaires, România Libera était diffusé à un million d’exemplaires. Normalement, chacun de ces deux candidats aurait dû obtenir un nombre de suffrages supérieur aux 30 mille nécessaires pour être élus. »

    Les contre-candidats de Ion Iliescu aux élections présidentielles du 20 mai ’90 étaient Ion Raţiu, de la part du Parti national paysan chrétien et démocrate (PNŢCD) et Radu Câmpeanu, de la part du Parti National Libéral (PNL).

    Le politologue Gabriel Andreescu explique pourquoi ces deux partis historiques ont échoué face à une formation politique à peine créée: «Lorsque j’ai affirmé que le FSN disposait de ressources, j’entendais par là toute sorte de ressources, non seulement les bananes et les oranges importées et sorties à ce moment-là sur le marché pour combler une frustration accumulée depuis plusieurs dizaines d’années. Il y avait aussi les ressources d’ordre symbolique, l’information. La télévision, dans une certaine mesure la radio et, dans une moindre mesure, la presse écrite représentaient la voix de ceux qui s’étaient installés au pouvoir en décembre ’89, soit de groupes qui entouraient Ion Iliescu. Par la haine, la mystification et la manipulation, ils ont réussi à tromper les gens. Ils ont exploité leurs peurs par des menaces du genre : «les propriétaires fonciers vont venir prendre vos terres », « les capitalistes vont venir prendre vos usines ». Résultat : ce ne furent ni les propriétaires fonciers, ni les bourgeois qui vinrent pour reprendre les biens qu’ils avaient perdus en 1940, mais les anciens membres de la Securitate, la police politique du régime communiste et les membres de la nomenklatura qui ont procédé à des privatisations frauduleuses, s’appropriant une grande partie des biens publics de l’époque. »


    Pour beaucoup des 14 millions de Roumains qui ont voté le 20 mai 1990, l’enthousiasme de la liberté et l’espoir d’une vie meilleure dans le pays récemment affranchi du communisme allaient se transformer en regret et frustration. Le jour de ces premières élections dites libres a été surnommé « le dimanche de l’aveugle », selon la fête orthodoxe célébrée ce jour-là.

    Le politologue Gabriel Andreescu explique pourquoi: « Les gens ont joui d’un moment de liberté. C’était leur liberté, pas celle du système, qui n’était que partiellement libre. Pourtant, chacun pouvait choisir. Or, les gens ont voté à l’aveugle, c’est-à-dire sans réfléchir et sans considérer la situation assez d’attentivement. Certes, une grande partie des votes – mais pas dans les proportions annoncées – ont été favorables à Ion Iliescu et à son groupe. Je pense sincèrement que les gens n’ont pas réfléchi à l’histoire de Ion Iliescu, à ce qu’il représentait. Ils ont accepté de se laisser aveugler et c’est là le statut de l’électeur de 1990. »

    Un statut qui a prouvé, dans les mois qui ont suivi, que le FSN était prêt à utiliser tous les moyens pour s’assurer le contrôle sur le jeune Etat démocratique. En juin 1990, sur la toile de fond des manifestations organisées par les Roumains mécontents des résultats du scrutin, l’appel lancé aux mineurs de la vallée du Jiu de venir ré instaurer l’ordre à Bucarest allait se solder par leur descente sanglante sur la capitale. (Trad.: Dominique)

  • La roumanisation de la Roumanie

    La roumanisation de la Roumanie

    La Roumanie n’a pas été une exception à la règle de l’Etat-nation, caractérisé notamment par cette tendance à l’assimilation et à l’homogénéisation. Le processus par le biais duquel un Etat devenait national, c’est-à-dire homogène du point de vue ethnique, a pris le nom de la nation majoritaire. En Roumanie on parle donc de « roumanisation ». L’historien Lucian Boia est le plus controversé de la Roumanie contemporaine puisqu’il s’est attaqué à tous les clichés et préjugés de l’histoire nationale de la Roumanie. Dans son volume le plus récent « La roumanisation de la Roumanie », l’auteur parle du mécanisme par le biais duquel la Roumanie est devenue plus homogène du point de vue ethnique. Ses propos ont déjà suscité de nombreuses controverses.

    Lucian Boia évoque les éléments constitutifs et la définition de la nation : « Si l’on se rapporte au 19e siècle, il y a, généralement parlant, deux types de nation, d’idéologie nationale : le type français et le type allemand. La nation française, inaugurée par la Révolution française, est une nation politique, on appartient au corps politique de la nation, l’origine, la langue etc. ne comptent pas. La nation allemande est d’ordre ethnique. On est Allemand parce que l’on est né Allemand. Donc, on naît Allemand et on devient Français. Les Roumains ont choisi, eux, la variante allemande de la nation. Il est évident que pour un très grand nombre de Roumains, la nation est un concept fondé sur l’ethnicité. Comment être Roumain si l’on est Allemand ? Comment expliquer à une grande partie des Roumains qu’un Allemand peut être Roumain ? Ils ont leur logique. Pourtant, cette conception de la nation commence à perdre du terrain. C’est que la tendance générale, dans le monde civilisé, favorise le type français, le type politique : nous sommes Roumains quelle que soit notre origine. »

    Que signifie la roumanisation de la Roumanie ? Lucian Boia compare ce processus à ce qui s’est passé dans d’autres pays : « Je me suis rapporté au processus de roumanisation, mais de quelle façon ? Je l’ai déjà dit dans d’autres livres. Il ne faut pas s’imaginer qu’un tel phénomène a eu lieu uniquement en Roumanie. Je ne veux absolument pas critiquer ce qui s’est passé en Roumanie – ni louer cet état de choses non plus. Je constate, tout simplement, que les choses se sont passées d’une façon ou d’une autre, avec une intensité ou une autre, avec un effet ou un autre… Pourtant, ce genre de choses sont arrivées dans la quasi-totalité des Etats-nations. Comprenez-moi bien ! Nous ne devons pas être hypocrites et croire que l’Etat-nation défend les minorités ethniques. Certes, on peut trouver un point d’équilibre pour ce qui est du traitement appliqué aux minorités. Pourtant, il est évident qu’en principe, l’Etat national n’est pas favorable aux minorités. L’objectif de l’Etat-nation est justement de consolider la nation respective, de rassembler les gens autour d’une certaine culture nationale, y compris autour d’une langue. Et le meilleur exemple en est la très démocratique France. Les Français ont tout simplement éradiqué leurs minorités. Ils ne l’ont pas fait par le génocide, ni de manière brutale, pourtant, ce fut l’anéantissement parfait. Même ceux qui ont pratiqué le génocide n’ont pas réussi à mener cette tâche comme les Français l’ont fait. Jusqu’au seuil de la Révolution française, la plupart des habitants de la France ne parlaient pas le français. Par un caractère très centralisé de l’Etat, par l’administration, l’école et l’armée, la France s’est francisée. »

    Selon Lucian Boia, la nationalisation des Etats-nations d’Europe centrale et orientale a été un processus beaucoup plus compliqué et souvent plus violent : «En Europe centrale et orientale, les choses se sont passées d’une tout autre manière, compte tenu de la perméabilité de cette zone, des migrations qui ont continué jusqu’à une époque tardive, des empires qui ont divisé la région, avec tout le va-et-vient ethnique. Au moment où les Etats-nations se sont constitués, des majorités et des frontières se sont créés, pourtant, ces frontières ont englobé aussi des minorités ethniques et religieuses. Il a été impossible de tracer des frontières idéales, susceptibles de contenter tout le monde. Le résultat a dépassé ce qui a été réalisé en Roumanie. La Roumanie compte encore des minorités, pourtant, il y a des pays comme la Pologne, qui, pendant l’entre-deux-guerres, enregistrait plus de minorités que la Roumanie. Ce qui s’est passé, on le sait déjà : l’extermination des Juifs – dont les Polonais ne sont nullement responsables, ensuite ils ont perdu les territoires de l’est et ont reçu des territoires allemands dans l’ouest. Les territoires allemands ont été évacués. Actuellement, en Pologne, le nombre de minorités est nettement inférieur à celui de Roumanie. En République Tchèque, ce fut pareil. Pendant l’entre-deux-guerres, un tiers de la population de ce pays était allemande. »

    Lucian Boia s’attarde également sur l’évolution des rapports entre les Roumains et les autres ethnies, qui ont mené à la formation de la nation politique roumaine : « On a là une zone frontalière, disons, où les Roumains sont entrés en contact avec un grand nombre d’ethnies, de cultures, cette zone est une sorte de creuset ethnique et culturel d’une richesse extraordinaire. C’est d’ailleurs ce qui a fait la richesse de l’histoire roumaine, une richesse que les historiens roumains ont préféré éviter. Lorsqu’ils ont écrit l’histoire des Roumains, ils ont adopté une attitude concessive vis-à-vis des minorités. Les ethnies ont des traits culturels et religieux distincts, qui ont souvent joué un rôle très important. Ion Luca Caragiale est un exemple célèbre : ce grand dramaturge n’avait pas une goutte de sang roumain dans ses veines. Cela ne veut pas dire qu’il n’est pas Roumain. Ce qui nous ramène, une fois de plus, à la définition du Roumain, au problème de la nation. C’est quoi, finalement, être Roumain ? Cette question est d’ordre culturel et non pas biologique. Du point de vue culturel, Caragiale est Roumain, du point de vue biologique, il ne l’est pas. »

    De nos jours, la Roumanie est « plus roumaine », du point de vue ethnique qu’elle ne l’était il y a 70 ans. Pourtant, ceux qui ont choisi d’être Roumains n’ont pas été moins Roumains que les autres.