Category: Pro Memoria

  • Iuliu Maniu, un homme politique d’exception

    Iuliu Maniu, un homme politique d’exception


    L’image de la politique, et surtout celle du politicien, s’est
    beaucoup dégradée ces dernières décennies, et cela pour des raisons de plus
    diverses. Il n’empêche que si nul homme n’est parfait, l’histoire des nations a
    été bâtie par des hommes et de femmes d’Etat d’une envergure remarquable. Et il
    n’y a nul autre contexte qui permette au caractère d’un homme d’Etat de se
    révéler pleinement que dans l’adversité. L’un de ces hommes d’Etat remarquables
    a été Iuliu Maniu, né il y a voici 150 ans, le 8 janvier 1873, à Șimleul
    Silvaniei, en Transylvanie, dans le nord-ouest de la Roumanie d’aujourd’hui. Devenu,
    comme son père, avocat, il obtient le titre de docteur en droit à l’Université
    de Vienne en 1896, avant d’entrer dans la vie politique, dans les rangs du
    parti National Roumain actif dans cette partie de l’empire d’Autriche-Hongrie
    qu’était la Transylvanie d’alors. Elu député dans le parlement de Budapest en
    1906, enrôlé en 1915 et envoyé sur le front d’Italie, on le retrouve à la fin
    de la guerre parmi les organisateurs de l’assemblée populaire d’Alba Iulia, qui
    allait décider l’union de la Transylvanie au royaume de Roumanie. Dans la
    Roumanie de l’entre-deux guerres, il fonde avec Ion Mihalache, en 1926, le
    parti National Paysan. A la tête de ce dernier, il sera à trois reprises
    président du Conseil de ministres. Démocrate convaincu, il refuse de collaborer
    aussi bien avec les fascistes, arrivés au pouvoir au mois de septembre 1940,
    qu’avec, plus tard, début 1945, les communistes. Arrêté et condamné par ces
    derniers, soumis à un régime d’extermination, Iuliu Maniu s’éteint, à l’âge de 82
    ans, le 5 février 1953, dans le pénitentiaire de Sighet.


    Par sa droiture,
    par son charisme, par son attachement aux valeurs démocratiques, par la
    ténacité avec laquelle il se bâtit jusqu’au bout pour la sauvegarde de ces
    valeurs, la personnalité de Iuliu Maniu a frappé l’esprit des contemporains et
    la mémoire de nouvelles générations. Des pages de mémoires que ses
    contemporains ont laissé à la postérité ressort l’image d’un homme incorruptible,
    charismatique et tenace, cet homme de courage et de principes dont les nations
    ont le plus grand besoin dans les moments charnières de leur histoire. Conservé
    jalousement par le Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine,
    écoutons le témoignage d’Ioana
    Berindei, dont le père, Ioan Hudiţă, un des leaders du parti National Paysan, a
    été un témoin privilégié de l’action dirigé par Iuliu Maniu pour faire barrage
    à l’instauration de la dictature communiste. Ioana Berindei :


    « Maniu était un homme d’une grande modestie. Un homme extrêmement
    gentil et agréable, avec une voix caressante. Il venait dîner parfois chez
    nous, et je me souviens qu’une fois je suis venue à sa rencontre et il nous a
    accueillis avec ces mots : « Bonjour, chères demoiselles ». Et
    il y avait une tâche sur son col et lui ai demandé la permission de l’essuyer,
    pour pas que l’on se moque de lui ailleurs. Il était confus de ne l’avoir pas
    vue. Il était un peu souffrant à ce moment-là. Il avait la goutte, et avait du
    mal à se déplacer. Mais je ne l’avais jamais vu de mauvaise humeur, impatient,
    ou irrité. Il était d’un calme olympien. Mais en tant qu’homme politique, il
    était intransigeant. C’est ce que mon père appréciait par-dessus tout. Il ne
    lâchait jamais, coûte que coûte. Certains médisaient, prétendant qu’il avait
    toujours un mal fou à se décider. C’étaient des bêtises. C’étaient de simples
    médisances, des sornettes sorties par ses adversaires politiques. Ecoutez, il
    faut que vous dise, et pas parce que mon père l’aimait, mais moi, je le
    trouvais un homme charmant, un modèle
    ».


    Sergiu Macarie, jeune activiste du parti National Paysan au milieu des années 40,
    racontait dans une interview enregistrée en 2000 la manière dont Iuliu Maniu
    s’était mobilisé, en dépit de son âge avancé et de son état de santé
    défaillant, pour faire barrage à la montée du communisme, emmené par les chars
    soviétiques, dans la société roumaine d’après 1945. Sergiu
    Macarie :


    « Tous les deux, trois jours, il y avait des
    bagarres entre nous et les bandes communistes. C’étaient des provocateurs,
    envoyés par les communistes pour foutre le bordel dans les manifestations
    démocratiques. A part nous, les jeunes, il y avait encore Ilie Lazar, un des
    leaders de notre parti. On allait place du Palais, pour acclamer le roi, qui
    incarnait la nation, la démocratie, la liberté. Mais les provocateurs
    communistes débarquaient toujours, armés de gourdins, et essayaient de foutre
    le bordel. Prenez, le 15 mai 1945, il y avait l’anniversaire de la grande
    assemblée populaire de Blaj. Et Maniu était présent. Mais notre manifestation
    était cernée de toutes parts, par des camions et les hommes de main des
    communistes. On est quand même parvenu de faire sortir indemne notre président
    de la cohue.
    »



    Iuliu
    Maniu a été perçu par ses contemporains, et rangé plus tard par les historiens,
    dans la galerie des ceux, peu nombreux, qui ont incarné les valeurs
    démocratiques jusqu’au sacrifice suprême. Certes, son opposition farouche n’a
    pas changé le cours de l’histoire. Mais sa figure tutélaire a été un repère
    incontournable pour des générations de militants roumains qui se sont battus
    pour la démocratie et la liberté. (Trad. Ionut Jugureanu)

  • L’art dramatique et les archives de la Securitate

    L’art dramatique et les archives de la Securitate

    « Teatrul ca rezistență », « Le théâtre
    en résistance », ouvrage rédigé par la journaliste Cristina Modreanu,
    récemment paru aux éditions Polirom, détaille les manières insidieuses
    employées par la police politique du régime communiste roumain, la Securitate,
    pour museler la voix des acteurs, mais aussi les chemins détournés que ces
    derniers prenaient pour contourner le système mis en place par le régime, pour
    résister face au poison de la propagande et à l’intimidation omniprésente. Basé
    sur des documents issus des fonds d’archives de la Securitate, l’auteure,
    chroniqueuse théâtrale à l’origine, arrive à nous faire revivre l’atmosphère pesante
    de l’époque, comme nous l’explique la journaliste Oana Cristea Grigorescu :


    « L’ouvrage nous fait découvrir des faits inédits,
    méconnus jusqu’alors, sur chaque personnage. L’on apprend beaucoup sur leurs
    parcours, sur leurs relations avec la Securitate. L’autrice s’est plongée dans
    des archives ignorées depuis plus de 30 ans. Après 1989, une partie des archives
    des théâtres, souvent rangées dans des conditions impropres, a été détruite. L’on
    a aussi ignoré d’archiver ce qui devait l’être. Et le chercheur se trouve
    devant l’impossibilité de reconstituer des décennies d’histoire théâtrale. Or,
    par son ouvrage, Cristina Modreanu lance aussi un appel aux jeunes chercheurs,
    aux jeunes critiques, de piocher dans les archives qui ont survécu, de se
    plonger dans ce passé somme toute proche. Car nous avons aujourd’hui la chance
    de regarder ce passé à l’aune de cette information disponible dans les archives
    qui ont survécu, dans les archives conservées dans les fonds de la Securitate, au
    moyen des témoignages des contemporains, ou des descendants, qui peuvent
    éclairer certains aspects qui relèvent de la vie privée des personnalités qui
    ont marqué le théâtre roumain durant l’époque communiste. »


    Après un travail de fourmi réalisé durant 4 années, Cristina
    Modreanu est aujourd’hui en mesure de faire le bilan de ce qu’avait été cette
    relation compliquée entre les hommes et les femmes de théâtre et la Securitate :


    « Vous savez, ce que j’avais trouvé tout à
    fait inouï, c’était la phrase employée par les agents de la Securitate pour
    justifier face à leur hiérarchie le démarrage d’une enquête diligentée contre
    un homme de théâtre. Cette phrase était, je cite : « Il représente une
    menace pour l’ordre socialiste ». Cette formule était employée à chaque
    fois, comme une litote. Il ne s’agissait pas d’une coulpe personnelle, mais d’un
    soupçon d’ordre général. Pour le régime, l’artiste était coupable a priori. Il
    était d’emblée perçu comme une menace, car il avait ce pouvoir d’influer les gens.
    Il était au contact des gens, il pouvait promouvoir la pensée critique, il
    pouvait même, dans certaines conditions favorables, déclencher une révolte. C’était
    la vision du régime sur les artistes. Je n’ai pas voulu parler de dissidents
    dans mon ouvrage, de ceux qui se sont fait remarquer par des gestes publics,
    qui ont pris des risques. Il n’y en a pas eu beaucoup, même si ce qu’ils ont
    fait a marqué les esprits, mais ce n’était pas mon intention de me pencher sur
    cette catégorie particulière. J’ai voulu me pencher sur les « invisibles »,
    même si certains étaient des artistes très en vogue. Parler aussi des artistes
    qui ont joué dans les théâtres de province, moins connus par la force des
    choses. Des gens qui, tout au long de leur carrière dans le théâtre, ont dû
    affronter la menace pesante de la Securitate. C’est pourquoi j’ai employé dans
    le titre le terme de « résistance ». Parce qu’ils sont parvenus en
    fin de compte à ne pas bafouer ni leur métier, ni les principes moraux qui les
    animaient. Ils sont restés debout, et c’est ce qui compte
    ».


    L’auteure du « Théâtre en résistance » nous
    assure que son travail n’est pas achevé. Un nouveau volume pourrait même paraître
    prochainement. (Trad. Ionut Jugureanu)



  • L’industrie aéronautique roumaine à la fin de la Seconde guerre mondiale

    L’industrie aéronautique roumaine à la fin de la Seconde guerre mondiale

    Dans
    la période de l’entre-deux guerres, la Roumanie était parvenue à bâtir sa
    propre industrie aéronautique. En effet, dès le 1er novembre 1925, c’est
    à Brașov qu’était fondée la société IAR, Industrie aéronautique roumaine, qui
    demeure pendant des décennies le leader national de l’industrie aéronautique. Les
    fondateurs étaient les Français de l’avionneur Blériot-Spad, du producteur
    automobile Lorraine-Dietrich, de l’entreprise de matériel roulant Astra Arad,
    mais aussi l’Etat roumain. Le 1er septembre 1938, l’Etat roumain avait
    acheté la totalité des actions de l’entreprise, devenant unique propriétaire. IAR
    allait alors être réorganisée, comptant dès lors deux unités destinées l’une à
    la production des moteurs, l’autre à la production des avions. Avant la
    nationalisation de l’entreprise survenue en 1948, pendant ses 23 années d’existence,
    l’avionneur roumain parvint à étoffer une gamme variée de modèles d’appareils,
    civiles ou militaires, y compris des avions de chasse, des bombardiers et des appareils
    de reconnaissance, mais aussi des appareils d’agrément ou des avions-écoles.

    La
    production des moteurs, démarrée grâce à l’acquisition des licences françaises,
    se développa avec de nouveaux modèles originaux. Les modèles les mieux connus
    qui sortirent des mains des ingénieurs roumains de l’entreprise ont été l’avion
    de chasse IAR 80 et le bombardier IAR 81, qui se sont distingués pendant la
    Deuxième Guerre mondiale, aussi bien sur le front de l’Est, contre l’Union
    soviétique, que sur le front de l’Ouest, après le mois d’août 1944, contre l’Allemagne
    nazie. Mais le sort de l’entreprise IAR allait changer radicalement après l’occupation
    de la Roumanie par l’Armée rouge fin 1944. Les Soviétiques mirent brutalement un
    terme à la production d’appareils de vol de l’entreprise roumaine, reléguant
    cette dernière au statut de simple atelier de maintenance. En 1948, dernier
    coup dur pour l’IAR : l’entreprise, devenue entreprise mixte,
    roumano-soviétique, allait devenir un fabricant de machines agricoles, abandonnant
    du coup la production d’avions. Ce n’est qu’en 1968 que IAR renoue timidement
    avec sa tradition et reprend la production d’avions. Après 1989, l’entreprise
    reprendra son ancien nom et sa vocation initiale.


    Les années
    noires du producteur roumain d’aéronautique, celles marquées par l’immixtion de
    la puissance occupante dans les affaires de l’entreprise, ont été remémorées en
    1995 par l’ingénieur Teodor Gârnet, lors d’une interview conservée dans les
    archives du Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine.


    « Vous
    savez, l’armée roumaine avait pris possession de 6 machines à Odessa, lorsque
    nous avions occupé la ville. On les avait déplacées ici, mais elles n’ont
    jamais été mises en fonction. Elles avaient besoin d’être réparées d’abord.
    Donc, elles étaient conservées dans une remise jusqu’à ce que les Russes occupent
    le pays. Il a fallu bien évidemment céder les machines. Une commission
    militaire russe avait débarqué dans le bureau du directeur. Il y avait au sein
    de cette commission un colonel, un capitaine, et puis, pour se montrer plus
    convaincants, l’un avait sorti son révolver et avait commencé à taper avec la
    crosse sur le bureau du directeur, lui enjoignant de faire marcher ces machines
    au plus vite. On s’est démené et on l’a fait. Puis, il fallait qu’un délégué de
    notre entreprise accompagne le convoi censé les retourner jusqu’à Odessa.
    Personne n’en voulait. Moi, qui venais d’arriver à l’improviste d’une mission à
    Câmpulung et qui n’étais pas dans la confidence, c’est moi qu’on a chargé d’accompagner
    le convoi. Et ce fut une aventure cette mission, vous l’imaginez, dans les
    conditions d’alors. J’avais tenté de graisser la patte au capitaine soviétique
    qui nous accompagnait pour en être déchargé, mais cela n’a pas été possible. Mais
    nous n’avons accompagné le convoi que jusqu’à Iasi. A partir de là, elles ont
    été montées dans un train soviétique à destination d’Odessa. Seulement, les
    Soviétiques n’avaient pas pris que leurs machines, celles qu’on leur avait
    volées. Ils nous ont pris surtout nos machines à nous, celles qui étaient en
    état de marche, les meilleures, y compris une machine importée. Ils ont pris
    tout ce qu’ils avaient désiré, prétextant qu’on leur avait cassé leurs machines
    à eux ».


    La production
    des moteurs d’avions de conception propre, comprenant des éléments novateurs, a
    été l’une de grandes fiertés de l’entreprise roumaine. Tel fut le cas du moteur
    IAR 7M, à la conception duquel l’ingénieur Teodor Gârneț a été directement
    impliqué :


    « Il
    s’agissait d’un moteur qui développait une puissance de 350 chevaux. Il était
    destiné aux appareils légers, de l’aviation utilitaire et sportive. Il s’agissait
    surtout d’entraîner les pilotes. Aux premiers essais, le moteur avait développé
    370 chevaux, bien mieux que ce que l’on avait prévu. Il ronronnait, pas de
    vibrations, rien. Mais le bâtiment qui abritait le banc d’essai venait d’être
    endommagé par un bombardement. Nous ne pouvions pas lui faire passer l’ensemble
    des batteries de tests prévus. On se contentait de ce qu’on avait. Et de ce
    modèle de moteur, l’on n’avait fabriqué que deux exemplaires, c’est tout. Un
    seul a été monté sur un châssis d’avion, l’autre a été utilisé lors des tests.
    Mais sachez que cette usine, ainsi qu’elle était outillée à l’époque, avec les
    compétences dont l’on disposait, pouvait faire de la performance
    ».



    Après sa refondation de 1971, IAR Brașov a
    commencé à diversifier progressivement sa production, débutant par exemple la
    production d’hélicoptères sous licence française sur son site de Ghimbav. La production
    s’est ensuite étoffée, l’usine fabriquant des avions utilitaires, des planeurs
    et des motoplaneurs. Enfin, après 1989, l’entreprise est entrée dans une phase
    de modernisation. (Trad. Ionut Jugureanu)

  • La révolution roumaine de 1989, vue de l’étranger

    La révolution roumaine de 1989, vue de l’étranger

    En l’espace de ces 9 jours, la
    Roumanie parvint à recouvrir sa liberté, perdue 45 années auparavant, lorsque
    l’Armée rouge occupe le pays, à la fin de la Seconde guerre mondiale.
    L’étincelle de la révolte anticommuniste s’allume le 16 décembre 1989, à
    Timișoara, lorsque quelques protestataires épars tentent d’éviter l’évacuation
    forcée du pasteur Laszlo Tokes de sa maison et de la ville. Mais ce qui sembla
    d’abord un feu de pailles embrasera en quelques jours le pays tout entier.








    Le journaliste Mircea Carp,
    rédacteur senior à la radio Free Europe de l’époque, raconte l’étonnement de
    cette rédaction roumaine, de ces gens, peut-être les mieux informés du pays,
    face à la rapide évolution de la situation : « Au mois de décembre
    1989, les événements de Timisoara ont mis le feu aux poudres. Il faut bien
    reconnaître que l’on a été pris au dépourvu. Nous nous étions préparés à un
    changement de régime certes, même au niveau d’un changement éventuel de notre
    grille de programmes. Mais là, tout d’un coup, les événements du 16 et du 17
    décembre nous ont pris au dépourvu. Qui aurait pu imaginer cela ? »








    Une
    fois déclenché, le mouvement populaire ne semblait plus pouvoir être arrêté. Et
    les journalistes de Radio Free Europe, de leur siège de Munich, étaient d’autant
    plus surexcités qu’ils étaient loin des événements.






    Mircea Carp : « Le premier qui avait transmis sur les ondes
    radio ce qui se passait à Timisoara a été mon collègue Sorin Cunea. A partir du
    18 décembre, la rédaction s’est réorganisée, et nous avons commencé à assurer
    une permanence, 24/24. On travaillait en équipes de 3 ou 4, sans jamais
    s’arrêter, préparant nos émissions sous la pression des événements, nous
    appuyant sur les infos fournies par les agences de presse, par certains
    voyageurs aussi. Nous tentions de faire la part des choses, nous assurer que
    l’on avait à faire à des infos fiables, vérifiées, solides, même si cela a été
    difficile avant le 21/22 décembre, lorsque la chappe de plomb du régime a volé
    en éclats. »







    En 1999,
    le journaliste hongrois Peter Marvanyi de Radio Budapest racontait au Centre
    d’Histoire orale de la Radiodiffusion roumaine son vécu. Un an auparavant, le
    journaliste avait pris part au grand rassemblement pour la liberté et la démocratie,
    organisé dans la capitale hongroise.








    Peter Marvanyi : « J’avais pris part à
    Budapest en 1988 à ce rassemblement qui avait réuni entre 80 et 100 mille
    manifestants, des gens qui scandaient pour la victoire de la démocratie, aussi
    bien en Hongrie qu’en Roumanie. Et puis, à partir du 16 décembre 1989, nous, la
    radiodiffusion magyare, avons commencé à regarder de près les événements qui étaient
    en train de se dérouler à Timisoara. J’étais rédacteur de nos émissions
    d’actualités, et nous avions commencé à en informer notre public, le public
    magyar. Les informations qui nous parvenaient étaient extrêmement volatiles,
    souvent contradictoires. D’une seule chose on était sûr : l’on traversait
    un moment historique. »









    En 2003, le Centre d’histoire
    orale de la Radiodiffusion roumaine avait interviewé Dinu Zamfirescu, opposant
    anticommuniste, en exile en France, sur la manière dont il a vécu les jours de
    la révolution roumaine de 1989.








    Dinu Zamfirescu : « Je
    suivais tout d’abord les chaînes françaises de radio et de télévision. J’avais
    même été embarqué par deux d’entre ces dernières, notamment par France 3, où
    j’étais invité quasiment tous les jours dans le studio. J’étais le Roumain de
    service pour ainsi dire, à qui, accompagné de deux journalistes français, l’on demandait
    de commenter l’actualité. Et je me souviens qu’on avait deux moniteurs, dont le
    public ignorait l’existence, et sur lesquels défilait l’information en continu.
    Et puis, le 25 décembre, paf : la nouvelle de l’exécution de Ceausescu.
    Cela se passait alors même que j’étais sur le plateau. L’on m’avait bien
    évidemment demandé de commenter la nouvelle qui venait juste de tomber. J’avais
    dit qu’il s’agissait de la première grande erreur du régime nouvellement
    instauré à Bucarest. Je leur ai dit qu’il aurait fallu garder Ceausescu en prison,
    lui réserver un véritable procès, qu’il fallait l’interroger, pour en apprendre
    davantage. Et qu’il est probable à ce que certains membres du nouveau pouvoir
    installé à Bucarest craignaient ce que Ceausescu aurait pu dévoiler. Un ancien
    ministre français des Affaires étrangères avait pourtant dit qu’il est fort
    bien qu’il eût été exécuté. J’avais alors répliqué qu’il est probable à ce que ce
    monsieur ait quelque chose à se reprocher. Ce n’était pas à exclure, vous
    savez. Aujourd’hui, j’aurais probablement un autre avis au sujet de l’exécution
    de Ceausescu. Au fond, c’est peut-être mieux que cela s’est passé de la sorte. »









    Le 22 décembre 1989, beaucoup
    de Roumains, leurs voisins, et le monde entier apprenaient la chute du régime
    de Ceausescu grâce aux médias étrangèrs. Par bonheur, dès le 22 décembre, les
    médias roumains, muselés jusqu’alors, étaient à leur tour en mesure d’affronter
    l’air fort de la liberté. (Trad. Ionut Jugureanu)

  • 35 ans depuis la disparition du philosophe Constantin Noica

    35 ans depuis la disparition du philosophe Constantin Noica

    Constantin Noica, un des plus importants philosophes
    roumains du XXe siècle, est né en 1909, au sud de la Roumanie, dans le
    département de Teleorman. Il suit les lettres et la philosophie à l’université de
    Bucarest, cette dernière couronnée par un mémoire sur le philosophe allemand Immanuel
    Kant. Attiré par la version locale de l’existentialisme, intitulé le « trăirism »,
    il devient le disciple de Nae Ionescu, son professeur de la faculté de
    philosophie de l’université de Bucarest. Entre 1932 et 1934, il est membre de
    la société culturelle Criterion. Pourtant, apolitique convaincu, il ne se
    laisse pas séduire par l’idéalisme martyrologique de la Garde de fer,mouvement
    ultra-nationaliste et intégriste chrétien, antisémite et antidémocrate, tels d’autres
    membres de cette société culturelle. Au printemps 1938, il reçoit, à l’instar
    de Cioran et Ionesco, une bourse d’études de l’Etat français. Il demeure à
    Paris jusqu’au printemps 1939. De retour à Bucarest, il soutient sa thèse de
    doctorat en philosophie en mai 1940. La même année, on le retrouve à Berlin, en
    qualité de référent de philosophie auprès de l’Institut culturel roumain de
    Berlin. C’est là que Noica suit les cours du philosophe allemand Martin
    Heidegger. Il y restera jusqu’en 1944, lorsque la Roumanie rompt l’alliance
    avec l’Allemagne nazie et rejoint le camp allié.


    Après la fin de la guerre et l’arrivée au pouvoir des
    communistes en Roumanie, Noica se voit forcé de quitter Bucarest et de s’établir
    dans la petite ville de Câmpulung-Muscel, où il vivra de longues années en résidence
    surveillée. En 1958, à l’issue d’un procès monté de toutes pièces par le
    régime, le philosophe se voit condamné à 25 années de travaux forcés. Il
    exécutera 6 années de sa peine, dans le pénitentiaire Jilava, avant d’être
    libéré, en 1964, à la suite du décret d’amnistie de l’ensemble des prisonniers
    politiques consenti par le gouvernement communiste d’alors. Noica regagne dès
    lors Bucarest et travaille au Centre de logique de l’Académie roumaine à partir
    de 1965. C’est là qu’il se lie d’amitié avec de jeunes collègues, qui
    deviendront progressivement ses disciples et qui marqueront durablement de
    leur empreinte la culture roumaine, tels Gabriel Liiceanu, Sorin Vieru, Andrei
    Pleșu, Andrei Cornea. En 1975, il prend sa retraite, pour se retirer dans la
    petite station de montagne de Păltiniș, située en Transylvanie, dans le
    département de Sibiu, qu’il ne quittera plus. C’est là qu’il formera, en
    catimini, entouré de ses disciples, une véritable école philosophique. Noica meurt
    le 4 décembre 1987. Il laissera une œuvre écrite formé de 32 tomes de
    philosophie, esthétique, critique littéraire, recueils d’articles. De ses 32
    tomes, 12 paraîtront posthume, la plupart après la disparition du régime
    communiste.


    Le philosophe et essayiste Andrei
    Pleșu, ancien ministre de la Culture et ancien ministre des Affaires étrangères
    après la chute du régime communiste, avait été un des disciples assidus de
    Constantin Noica. Andrei Pleșu :


    « J‘avais eu la chance d’avoir été
    formé grâce à quelques membres marquants du goulag roumain. Je me suis abreuvé
    à ces sources exceptionnelles, grâce auxquelles j’avais pu dépasser cette
    époque figée, qui ignorait tout de ce qu’avait été l’histoire de la philosophie
    et de la pensée universelle, à l’exception de la pensée marxiste, dépourvue bien
    évidemment de l’indispensable recul critique. Et cette ouverture sur le monde,
    c’était énorme à l’époque. J’avis eu la chance d’avoir fait assez tôt
    connaissance avec Alexandru Paleologu, Sergiu Al-George, Remus Nicolescu, Teodor
    Enescu, I. D. Sârbu, Marin Tarangul
    . Ce dernier, on
    était collègues en 1re année de l’Histoire de l’Art. Mais il avait
    dix ans de plus que moi, une licence en théologie, et quelques années de prison
    politique à son actif. Je lui vouais un respect énorme, c’était un grand
    monsieur. Et puis, il avait une bibliothèque impressionnante, surtout pour
    cette époque. Et par-dessus tout, ce mec, cultivé, et qui semblait avoir vécu
    dix vies pour son âge, il n’avait pas perdu le plaisir de vivre, de jouir de la
    vie. C’est lui qui m’avait fait découvrir la bohème bucarestoise, dont j’ignorais
    tout à l’époque, cela lorsque je ne la méprisais pas. C’était aussi un farceur.
    Et puis, un beau jour, il rentre en coup de vent et me lance, enthousiaste :
    « Lis le prochain numéro de la revue « La Roumanie littéraire » ».
    Tu trouveras un auteur, dont je suis certain que tu n’avais jamais entendu
    parler. Il s’appelle Constantin Noica. Lis son texte. Tu comprendras ce qu’est
    la philosophie, la vraie ».


    Pour Andrei Pleșu, comme pour bien d’autres
    intellectuels de sa génération, découvrir la pensée de Noica avait eu l’effet d’un
    électrochoc. C’était la rencontre avec un monde merveilleux et insoupçonné.
    Andrei Plesu :


    « J’avais lu cet article, et sa
    lecture m’avait marqué. C’était complètement différent de tout ce que j’avais
    lu jusqu’alors. Et puis, le hasard fait que je prenais à la même époque des
    leçons particulières d’anglais avec une dame, Meri Polihroniade, veuve du
    pédagogue de droite Polihroniade, condamné par les communistes, et qui avait
    fini ses jours en prison. Et le mari actuel de cette dame était un avocat,
    Lăzărescu, qui avait été enfermé dans le même pénitentiaire que Noica. Et c’est
    par son entremise que j’ai pu rencontrer ce dernier. Monsieur Lăzărescu avait
    touché un mot à Noica, qui habitait à l’époque un appartement d’une pièce dans
    un quartier périphérique de Bucarest. Un immeuble neuf, des ceux qui avaient
    été érigés par les communistes. Il m’a reçu, et je me souviens avoir été frappé
    par son élégance. Il était habillé comme dans l’ancien temps. Et il a accepté
    de nous apprendre, à moi et à l’ami Marin Tarangul, le grec ancien. C’était le
    début de notre relation. Et c’est toujours lui qui m’avait dit : si tu
    veux commencer à faire de la philosophie, il faut apprendre l’allemand. Sans l’allemand,
    ce n’est pas possible. Et il m’a donné trois bouquins à lecturer »
    .


    Constantin Noica a marqué, par ses textes érudits,
    par ses traductions des philosophes grecs, par l’école de pensée qu’il fonda, l’histoire
    de la philosophie roumaine du 20e siècle. Un modèle éthique aussi. (Trad. Ionut Jugureanu)

  • Tudor Vladimirescu et l’idée nationale

    Tudor Vladimirescu et l’idée nationale

    C’était la réponse des Roumains au mouvement national grec dirigé par la Filikí Etería, cette Société des Compagnons créée en 1814, à Odessa, qui se proposait de libérer la Grèce du joug ottoman. Mais Tudor Vladimirescu répondait surtout de la sorte aux aspirations nationales des boyards valaques qui, à l’instar des Grecs, souhaitaient affranchir la Valachie de la tutelle ottomane. Vladimirescu rejoignait ainsi Dinicu Golescu, Eufrosin Poteca et bien d’autres encore des ceux qui formèrent cette première génération roumaine qui s’était emparé du projet national. Et bien que beaucoup de ces futurs révolutionnaires roumains étaient issus des familles d’origine grecque, ou avaient au moins baigné dans la culture grecque, ils n’hésiteront pas à se départir de leur culture d’origine pour embrasser à corps perdu la cause nationale roumaine. Car il faut dire dans le contexte que les mouvements nationaux grec et roumain qui se sont développés au début du 19e siècle ont des origines communes.

    La période des souverains phanariotes, qui commence en Valachie et en Moldavie au début du 18e siècle sous l’impulsion de l’empire ottoman, avait créé, un siècle plus tard, une certaine osmose entre les élites des deux nations orthodoxes. L’orthodoxie, les mariages mixtes, le système éducatif en langue grecque embrassée par les élites roumaines, leurs intérêts communs avaient beaucoup facilité le rapprochement des deux nations lorsque l’heure du soulèvement contre la domination ottomane semblait se rapprocher. Progressivement toutefois, la méfiance s’installe entre les deux mouvements nationaux frères, faisant en sorte que chacun choisisse sa voie propre.

    Le moment de l’insurrection menée par Tudor Vladimirescu en 1821 marque d’ailleurs l’apogée des tensions entre les deux mouvements, moment qui culminera par un divorce pur et simple. Tudor Dinu, auteur d’une recherche récemment publiée, détaille : « Tudor Vladimirescu était une personnalité tout à fait remarquable. Mais le véritable Tudor était au fond assez éloigné de l’image que nous renvoie l’historiographie « officielle », celle de nos livres d’histoire. J’ose affirmer que l’on se trouve peut-être devant le plus important « self-made man » de l’histoire roumaine. Parce qu’il est né dans une vieille famille du terroir, mais loin de faire partie des élites de l’époque. Il est cependant mu par une ambition hors pair. Il s’était distingué d’abord pendant la guerre russo-turque de 1806-1812. Et c’est à cette occasion qu’il se lie d’amitié avec les futurs membres de la Filikí Etería, Iordache Olimpiotul et Iane Farmache. Il entre ensuite au service d’un grand boyard de Craiova, Goloveanu, grâce auquel il apprend lire et écrire. Il ne devient pas pour autant un érudit, et on le constate plus tard, lorsqu’il fait appel à un traducteur pour mener des pourparlers avec le prince souverain fanariote Ypsilántis. Ce traducteur, un certain Ilarion, épitre de son état, lui conseillait d’ailleurs de tuer Ypsilántis. C’est dire que les relations entre Tudor Vladimirescu et les révolutionnaires grecs n’étaient déjà plus au beau fixe. »

    Quittant son Olténie natale, Vladimirescu monte à Bucarest au printemps 1821, empêchant le nouveau prince phanariote Scarlat Kallimachis de prendre ses fonctions et ouvrant le pays aux troupes révolutionnaires d’Alexandre Ypsilántis. C’est depuis Bucarest qu’il dirigera la Valachie, alors que rien ne l’aurait destiné à une telle carrière. A ce moment, l’armée grecque dirigée par Alexandru Ypsilántis, général du tsar, était censée traverser le Danube pour qu’ensuite, appuyée par les troupes russes, engage l’armée ottomane. Mais l’aide russe se laisse désirer, et la suspicion s’installe entre les deux comparses d’hier : Vladimirescu et Ypsilántis. Et ce dernier agit le premier, fait arrêter et assassine Vladimirescu, l’accusant d’entente avec les Ottomans.

    Le personnage de Tudor Vladimirescu sera porté aux nues par l’historiographie roumaine, surtout par l’historiographie communiste, qui voyait en lui un porte-drapeau de la cause sociale en sus de la cause nationale. Tudor Dinu nuance quelque peu le diagnostic : « Vous savez, Tudor n’était pas dupe. Il s’était fait une petite fortune en travaillant pour la famille Goloveanu. Il a fait commerce avec à peu près tout, depuis l’alcool et jusqu’aux produits alimentaires. Il ouvre des tavernes, il achète des moulins, et puis il n’était pas un saint. Il profitait pas mal de la corruption qui sévissait dans l’époque. Il avait acheté des charges publiques, qui lui rapportaient pas mal. Cela se faisait dans l’Ancien Régime. Il parvient même à devenir le fournisseur accrédité de la Cour voïvodale à l’approche de la guerre russo-turque, peu avant 1808. Il savait bâtir sa carrière et sa fortune, et il croyait en son étoile. Ce fut sa grande qualité. »

    Qu’empêche. Le soulèvement mené par Tudor Vladimirescu aura pour effet de mettre un terme au règne des princes fanariotes, nommés par la Sublime Porte. Dorénavant, l’idée nationale pourra frayer son chemin, et l’idée de la formation d’un Etat roumain ne tardera pas à faire son apparition. (Trad. Ionut Jugureanu)

  • Nature et politique dans la Roumanie du 19e siècle

    Nature et politique dans la Roumanie du 19e siècle

    Le rapport entre l’homme et la nature, la manière dont l’homme se rapportait à la nature a depuis toujours constitué un grand sujet de réflexion. A partir du 18e siècle, l’homme moderne commence à redécouvrir et à se réapproprier la nature. Le surnaturel, la divinité, qui semblaient régenter jusqu’alors la nature laissent la place à la science. La nature se fraie aussi une place dans le débat politique. Les théories politiques, qu’elles soient conservatrices ou modernisatrices, ne peuvent plus faire fi du concept. La nature s’invite au débat politique, qu’elle ne quitte plus depuis.

    Il n’en sera pas autrement en Roumanie. Les intellectuels roumains, francophiles et francophones convaincus, vont importer les thématiques qui sont en vogue dans la philosophie politique française. Et le thème de la nature n’est pas en reste, demeurant essentiel pour situer l’humain dans ses rapports avec l’environnement qui l’entoure, et dans lequel il évolue. La professeure Raluca Alexandrescu de la Faculté des Sciences Politiques de l’université de Bucarest nous invite à faire un plongeon dans les origines des débats des idées politiques dans l’espace roumain d’alors : « Dès 1850, le discours politique européen intègre le concept de nature. Prenez un auteur de référence de l’époque, ce que l’on peut appeler une autorité : Jules Michelet. Même sa réflexion change après 1851, son discours, tout comme son domaine d’étude de prédilection ».

    L’un des premiers penseurs qui avait introduit le concept de nature dans la réflexion politique dans l’espace roumain a été l’ingénieur, le géographe et l’écrivain Nestor Urechia. Raluca Alexandrescu a fait œuvre d’archéologie culturelle, et tente aujourd’hui de faire redécouvrir, aux initiésb et au public large, l’œuvre d Urechia. Raluca Alexandrescu : « Nestor Urechia était le fils de V. A. Urechia. Un auteur important à plus d’un titre, un auteur qui interpelle de plus en plus les historiens, les politologues, les anthropologues d’aujourd’hui. Mais un auteur plutôt ignoré jusqu’à très récemment. C’est un polytechnicien formé à Paris, diplômé des Ponts et Chaussées. La Nationale 1, c’est son œuvre. Il dirige les travaux entre 1902 et 1913. Et c’est un francophile passionné. Sa femme était d’ailleurs française. Et un montagnard tout aussi passionné, un amoureux de la nature. Et ces passions s’agencent d’une manière heureuse, et nourrissent une réflexion de haut vol ».

    Urechia invite le lecteur à réfléchir sur le rapport qui se noue entre des concepts aussi disparates que le territoire, la nature, la démocratie, ou encore la souveraineté. Raluca Alexandrescu :« Vous savez, l’on pourrait dire qu’on est devant un écologiste avant la lettre. Urechia analyse la nature dans ses rapports avec l’humain. Mais il va au-delà de ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui une perspective écolo militante : la protection de l’environnement, comment le protéger au mieux. Il va plus loin, en essayant d’avancer des propositions qui prônent la cohabitation pacifique avec la nature, un concept complètement novateur pour l’époque. Il conçoit l’homme et la nature comme deux partenaires, bénéficiant des droits égaux, qui jouent sur une même scène, selon les lois d’un régime politique harmonieux. »

    Pour ce qui est du sentiment national, de l’appartenance nationale, Nestor Urechia s’avère tout aussi révolutionnaire dans les concepts qu’il avance. Raluca Alexandrescu : « Ses idées sur l’identité nationale ressortent surtout de son œuvre littéraire. Il publie en effet une série de romans d’aventures qui ont tous en toile de fond les monts Bucegi. Et de ses tentatives littéraires ressort en fait le dessein de bâtir l’identité nationale de cette relation complexe qu’entretiennent l’homme et la nature, dans la manière dont la dernière façonne le premier, dans leur interdépendance. On est à la croisée du champ de la nature et du champ du politique. »

    Un siècle et demi plus tard, l’homme moderne, incapable plus que jamais de se départir de son milieu naturel, vit aujourd’hui toujours à la croisée de ces deux champs. (Trad. Ionut Jugureanu)

  • L’histoire de la protection de l’enfance en Roumanie

    L’histoire de la protection de l’enfance en Roumanie

    L’enfant occupe sans doute une place particulière dans l’histoire de l’humanité.
    Mis sous tutelle ou protégé tour à tour par des personnes privées, la société,
    l’Eglise ou l’Etat, ce dernier à travers ses institutions et ses services, l’enfant
    ne devient que progressivement un sujet de droit à part entière.


    Le sort de l’enfant né dans l’espace roumain au long
    des siècles a forcément subi l’influence des rapports que les sociétés qui exerçaient
    leur emprise sur cet espace entretenaient avec l’enfant. A partir de la seconde
    moitié du 19e siècle, c’est l’Etat qui entend prendre en charge, et
    réguler la vie de certaines catégories d’enfants, à travers ses orphelinats et
    autres institutions publiques, destinés notamment aux enfants sans famille. C’est
    en effet aux enfants pauvres, abandonnés, orphelins, gravement malades ou sans
    domicile fixe que ces services s’adressaient en premier lieu. La première
    institution moderne de protection de l’enfance voyait ainsi le jour en 1897 lorsqu’était
    fondé l’asile destiné aux enfants abandonnés sous l’égide de la société de bienfaisance « Sainte Catherine »,
    du nom de la patronne de l’une des cofondatrices, Ecaterina Cantacuzino, épouse
    de l’homme politique conservateur Gheorghe Grigore Cantacuzino. C’est la mairie
    de Bucarest qui fit don à la société d’un terrain de 20.000 mètres carrés, sur
    lequel cette dernière érigea un ensemble de 7 bâtiments. Aujourd’hui, cet
    ensemble, nationalisé par le pouvoir communiste en 1948, fait office de siège
    de la Direction d’assistance sociale et de protection de l’enfance du 1er
    arrondissement de Bucarest.


    Oana Drăgulinescu,
    la coordinatrice d’un nouveau projet muséal inédit, le musée de l’Abandon, met
    en exergue le rôle exemplaire détenu par la société de bienfaisance « Sainte
    Catherine » aux premières heures du domaine de la protection de l’enfance en
    Roumanie. Oana Drăgulinescu :


    « Une chose est claire : l’enfant
    d’autrefois était loin d’avoir occupé une place privilégiée dans la famille.
    Les gens avaient beaucoup d’enfants, et ces derniers étaient mis au travail,
    pour ne pas dire exploités, depuis un âge plutôt tendre. Un enfant en plus
    était une bouche de plus à nourrir. Il fallait donc leur faire gagner leur
    pitance dès que cela s’avérait possible. Ensuite, dans les archives de « Sainte
    Catherine » nous avons découvert les débuts de ce que l’on pourrait
    appeler une politique de protection de l’enfance, à partir de 1900. C’étaient
    des pionniers en la matière. Leur institution commence à faire des adoptions
    officielles, abandonnant la pratique des adoptions officieuses, qui avait eu cours
    jusqu’alors. Il ne s’agissait plus de prendre chez soi un enfant, à l’instar d’un
    meuble, ou par bonté de cœur, mais de professionnaliser l’approche. Vous savez,
    ils surveillaient la manière dont les nounous allaitaient, la manière dont
    elles éduquaient leurs pupilles, de sorte à assurer leur épanouissement futur
    ».


    Le régime communiste, instauré progressivement à
    partir du 6 mars 1945, a changé notablement la donne en matière sociale et
    sociétale. Et en dépit de bonnes intentions clamées, les politiques de protection
    de l’enfance seront bâties sous l’empire de la brutalité, tellement caractéristique
    du régime. Oana Drăgulinescu :


    « Après
    1945, le communisme parvient à s’imposer, et puis Ceausescu arrive au pouvoir, en
    1965. Et pour booster la natalité, il ne trouvera rien de mieux que de mettre
    la contraception et l’IVG hors la loi. Et les enfants arrivent, à profusion.
    Seulement, voyez-vous, personne ne s’était inquiété de savoir si les familles,
    les filles mères, les mères des familles nombreuses avaient l’envie et les capacités
    de s’occuper à élever ces nouveau-nés non désirés, arrivés à l’improviste. Les
    gens s’appauvrissaient à grande vitesse, surtout dans les années 80. Et l’abandon
    d’enfants fait son apparition, et rentre dans les mœurs, pendant que l’Etat
    institutionalise à tour de brasces enfants abandonnés par leurs géniteurs
    ».


    La déviance n’avait pas droit de cité dans la société
    socialiste. L’homme nouveau esquissé par les idéologues du régime ne pouvait
    être qu’un être parfait, le parfait soldat du régime. Oana Drăgulinescu :


    « C’est dans ce contexte très
    idéologisé qu’est apparu l’enfant modèle du régime. Un modèle de perfection,
    cela s’entend. Et tous ceux qui, pour une raison ou une autre, ne pouvaient pas
    espérer atteindre ces standards, les enfants souffrant d’une quelconque maladie
    handicapante par exemple, eh bien, ceux-là se voyaient condamnés à rejoindre les
    mouroirs qu’étaient devenus les orphelinats médicalisés, censés prendre en
    charge les « incurables », comme le régime avait appelé ces enfants.
    Avec la chute du régime, le monde entier découvre l’horreur, ces images qui
    rappelaient les champs d’extermination nazis, et qui hantent encore nos
    mémoires. Mais là, on n’était plus en 45, mais en 89, en 90, et l’on retrouvait
    d’un coup ces enfants moribonds, enchaînés nus à leurs lits de fer
    ».


    Après le changement de régime de 1989, tout restait à
    faire dans le domaine de la protection de l’enfance en Roumanie. Il fallait, en
    effet, tout reprendre à 0. Oana Drăgulinescu :


    « Heureusement que l’histoire ne s’est
    pas arrêtée en 1989. La transition a été longue et douloureuse. La sombre histoire
    des enfants martyres a continué longtemps après la chute du régime. Jusqu’en
    2004, rien n’avait en fait été entrepris pour améliorer le sort des enfants qu’on
    continuait d’abandonner. Ce n’est qu’à partir de ce moment-là, lorsque la loi
    de la protection de l’enfance a été adoptée, que les choses ont commencé à
    évoluer, progressivement, dans la bonne direction.
    »



    L’histoire
    de la protection de l’enfance épouse sans doute les soubresauts de l’histoire
    de la Roumanie. Et le nouveau projet du musée de l’Abandon entend rendre la
    parole à ceux qui, depuis toujours, en sont privés. (Trad. Ionut Jugureanu)

  • La longue histoire des missions militaires françaises en Roumanie

    La longue histoire des missions militaires françaises en Roumanie


    La puissance
    modernisatrice offerte par la France au monde a été incontestable, et l’espace
    roumain n’est pas demeuré indifférent à l’appel de la France. L’influence de l’Hexagone
    dans cet espace fut en effet aussi étendue qu’omniprésente, s’exerçant sous les
    formes les plus variées, depuis l’influence culinaire et jusqu’à la langue de
    tous les jours, en passant par la mode ou par ce qu’on appelait à l’époque le
    code des bonnes manières. Mais les grands moments de l’histoire appellent à des
    arguments d’un autre genre que les seuls emprunts de mode. Et les arguments que
    la France avait avancé pour épauler la Roumanie s’étaient matérialisés par sa
    présence militaire, à travers des missions envoyées en renfort à la Roumanie. Aussi,
    c’est dans ce contexte que le musée national d’Histoire de la Roumanie a
    récemment rendu hommage aux missions militaires françaises venues prêter main
    forte aux troupes roumaines à travers les âges. Le directeur du musée, Ernest
    Oberländer-Târnoveanu,
    a tenu d’expliciter le rôle endossé par cette suite de missions militaires françaises
    pour l’histoire roumaine des deux derniers siècles :


    « Vous savez, l’on a coutume de
    dire qu’une image vaut mille mots. Quant à moi, je dirais plutôt qu’un seul acte
    concret que l’on pose vaut mille promesses. Et cela est encore plus vrai lorsque
    l’on regarde l’action de la France, ancien et fidèle ami de la Roumanie. Pratiquement,
    depuis le milieu du 19e siècle, la France a été constamment aux côtés
    de la Roumanie. Et ces liens de cœur et de raison doivent être célébrés comme
    il se doit. Il faut remémorer cela, rappeler cela, à nos concitoyens, à nos
    amis et à nos partenaires, français et européens. Et c’est bien ce que notre exposition
    entend faire : rappeler les faits d’armes, rappeler la présence militaire
    française en Roumanie, dès 1855, voilà bientôt 150 ans depuis. Rappeler aussi
    1916, puis 1918, lorsque la mission militaire française a joué un rôle
    essentiel dans la réorganisation des troupes roumaines et qu’elle s’est battue
    pour la sauvegarde de l’Etat roumain, indépendant et souverain. Mais nos
    rapports se sont poursuivis au-delà de la Grande Guerre, durant les années 20
    et 30, lorsque la Roumanie était un allié de poids de la France dans l’Europe de
    l’Est et les Balkans. Avec la Pologne, la Roumanie faisait barrage aux visées
    révisionnistes et totalitaires qui nous ont malgré tout emporté dans la
    Deuxième guerre mondiale ».


    Car c’est en 1855, pendant
    la guerre de Crimée, que la France envoyait une première mission sur le sol de
    ce qu’allait devenir la Roumanie de demain, une mission qui prenait ses
    quartiers dans le Dobroudja, avant de construire la route qui relie la ville de
    Constanța au village de Rasova. Dirigée par l’ingénieur Léon Lallan, la mission française
    comptait encore sur les compétences de l’ingénieur Jules Michel, des géologues
    Blondeau et Gaudin, du médecin Camille Allard, du topographe roumain Aninoșeanu,
    s’appuyant sur la vigilance d’une garde composée de seulement 8 militaires.
    Puis, dès 1857, l’on retrouve des officiers français commencer à former les
    premiers détachements roumains, en Moldavie.


    Mais la première mission
    militaire française officielle n’est envoyée qu’en 1860 par l’empereur Napoleon
    III à la demande du prince régnant Alexandru Ioan Cuza, celui qui venait d’unifier
    les provinces historiques de Moldavie et de Valachie dans un même Etat. La
    mission, dirigée par le sous-intendant Guy Le Clerc, comprenait des officiers
    et des sous-officiers chargés de préparer l’arrivée des troupes françaises. L’année
    d’après, en 1861, c’est le colonel de cavalerie Zenon Eugène Lamy qui prendra les rênes de la
    mission, épaulé par des officiers d’état-majeur, mais aussi par des officiers
    et des sous-officiers d’artillerie, de cavalerie, de génie, chargés de former
    les forces armées du nouvel Etat roumain, des forces qui avaient été dotées d’armement
    de provenance française. Et bien que cette première mission militaire française
    plie bagage en 1869, la loi d’organisation de l’armée roumaine, adoptée en 1867,
    est et restera d’inspiration française.


    Sans doute, d’une célébrité
    autrement plus durable jouira la mission militaire envoyée par la France à l’automne
    1916, à un moment charnière de la guerre qui opposait la Roumanie, dont les 2/3
    de son territoire étaient occupées, aux Empires centraux. Dirigée par le
    général Henri Mathias Berthelot, la mission militaire française, adoubée d’une
    mission sanitaire, a fait d’un coup remonter le moral des Roumains, qui voyaient
    alors la France comme unique bouée de secours. Mais son rôle s’est avéré particulièrement
    décisif dans l’instruction des troupes roumaines, qui avaient été dotées d’armes
    d’origine franco-britannique. Et la compétence stratégique du général Berthelot
    fut ensuite mise en évidence lors de la brillante campagne de l’été 1917, dans
    les batailles héroïques de Mărăști, Mărășești și Oituz.


    Aujourd’hui, la Roumanie
    accueille, pour la 3e fois dans son histoire, une nouvelle mission militaire
    française. Intitulée AIGLE, démarrée à l’été 2022 dans la base de Cincu, près
    de Brașov, les objectifs de cette mission nous sont détaillés par Ernest Oberländer-Târnoveanu :


    « Nous nous trouvons dans un
    moment critique, à la suite de l’invasion russe de l’Ukraine. Et dans ce
    contexte délétère, la France s’est à nouveau montrée prête à s’investir, en
    vrai partenaire et allié de confiance, qu’elle a depuis toujours été pour la
    Roumanie. La France a envoyé des troupes et des ressources militaires
    conséquentes dans cette mission censée protéger non seulement notre pays, mais
    encore la région de la mer Noire, l’Europe de l’Est, et le monde démocratique
    dans son ensemble des possibles conséquences néfastes d’un acte agressif orchestré
    par la Russie dans la région. La mission française défend ainsi la Roumanie,
    mais elle défend plus largement tout le continent européen, et l’ordre mondial,
    fondé sur le respect du droit international et sur la démocratie ».


    Quoi qu’il en soit, une
    chose est sûre : les missions militaires françaises ont depuis toujours
    marqué les grands moments de l’histoire de la Roumanie moderne. Et la présence
    de la mission Aigle sur les terres roumaines ne fait que confirmer, encore une
    fois, une amitié franco-roumaine aussi solide que le roc.


    (Trad Ionut Jugureanu)



  • Des Roumains à Carlsbad

    Des Roumains à Carlsbad

    Des membres des classes aisées pourtant avaient commencé à profiter de la vie et du beau temps dès le 19e siècle. Mais ce n’est qu’avec l’apparition des droits collectifs et des congés payés, que les classes ouvreuses accédèrent à leur tour aux plaisirs des vacances, dans la période de l’entre-guerres. Les villes d’eau, les stations balnéaires commencent à essaimer dans des endroits bien connus pour les propriétés curatives de leurs sources thermales, pour la qualité de l’air, et la beauté des paysages. L’un de ces endroits bénis est la ville de Carlsbad, l’actuelle Karlovy Vary, située en république Tchèque, près de la frontière allemande.

    Connue depuis le Moyen Âge pour les propriétés curatives de ses eaux thermales, fondée, selon la légende, par le roi de Bohême et empereur Charles IV, et attestée depuis 1370, la ville de Carlsbad compte depuis 1711 sa première institution municipale de cure thermale, devenant progressivement ce que l’on peut appeler un lieu mondain international. Parmi ses hôtes célèbres, la ville de Carlsbad a compté l’empereur de toutes les Russies, Pierre le Grand, l’écrivain allemand Johann Wolfgang Goethe, le compositeur allemand Ludwig van Beethoven, ou encore, plus récemment, le fondateur de la Turquie moderne, Mustapha Kemal Atatürk.

    D’évidence, l’élite mondaine roumaine ne pouvait pas ignorer les attractions de la ville de Carlsbad et les bienfaits de ses eaux thermales. L’historien Radu Mârza a suivi les traces laissées par les plus célèbres d’entre eux, réunissant dans son récent recueil, intitulé « Călători și pacienți români la Karlsbad », en français « Voyageurs et curistes roumains à Carlsbad », leurs témoignages. Radu Mârza : « L’histoire de cette ville débute au Moyen Âge, au 14e siècle. Mais l’histoire de la ville d’eau, telle qu’on la connaît aujourd’hui, débute au 18e siècle. Le premier visiteur roumain de la ville dont l’on trouve la trace de son passage dans les archives est un boyard d’Olténie, Barbu Stirbei, dont le séjour a lieu à la fin du 18e siècle. »

    Déjà à l’époque, les études scientifiques faisaient état des propriétés bénéfiques des eaux thermales de Carlsbad sur l’organisme, et les médecins s’empressaient de recommander une cure à Carlsbad à leurs patients aisés. Qui plus est, la beauté du paysage la situait parmi les cinq premières villes d’eau d’Europe, ce qui ne gâchait rien au plaisir de la cure à suivre sur place. A l’instar de la clientèle internationale que comptait la ville de Carlsbad à l’époque, les voyageurs roumains se sont laissés à leur tour attirés par les propriétés, qu’on disait miraculeuses, de l’endroit. Radu Mârza : « Les voyageurs roumains de la première heure ont le même profil social que les autres. La cure thermale était devenue à la mode. Il n’y avait pas que la ville de Carlsbad, certes, mais bien d’autres villes d’eau, certaines situées dans l’espace roumain. Mais, évidemment, le prestige social qu’impliquait une cure d’eau thermale suivie dans la ville de Carlsbad était sans nul autre pareil. »

    L’historien Radu Mârza n’a pas eu pour ambition de recenser l’ensemble des voyageurs roumains de passage dans la ville de Carlsbad en cette époque-là, marquée par l’engouement du thermalisme. Il réussit malgré tout à dénicher une belle brochette des personnalités qui ont marqué de leur empreinte l’histoire de la Roumanie. Radu Mârza : « Alexandru Vaida-Voevod, homme politique, président du Conseil des ministres du royaume de Roumanie à trois reprises, et signataire du traité de Trianon au nom de la Roumanie à l’issue de la Grande Guerre, avait pratiqué d’abord comme médecin dans la ville de Carlsbad. Dans le rayon des hommes politiques, je nommerais encore Ionel Bratianu, grande figure de la politique libérale, et président de Conseil à plusieurs reprises, la reine Marie, épouse du roi Ferdinand 1er, Iuliu Maniu, fondateur du parti national-paysan et président de Conseil, Nicolae Titulescu, ministre des Affaires étrangères et président de l’Assemblée nationale de la Société des Nations à deux reprises, Constantin Argetoianu, et bien d’autres figures politiques roumaines de premier plan. Le passage de certaines de ces personnalités est bien documenté dans les archives, mais sur d’autres les informations sont bien moins bien fournies, voire absentes. »

    L’auteur du volume « Voyageurs et curistes roumains à Carlsbad » insiste sur la dimension sociale que revêtait une cure d’eaux prise à Carlsbad dans l’époque : « Carlsbad bénéficiait de ce prestige tout à fait particulier. Pour l’anecdote, un article d’un journal roumain des années 1920 est assez parlant à cet égard. Il paraissait, en effet, qu’il était de mauvais goût de se demander où passer l’été. Car il n’y avait qu’une réponse évidente, et celle-là était Carlsbad. Dans certains cercles, il s’agissait d’une sorte de devoir social. Carlsbad était par excellence l’endroit où il fallait y être, voir et être vu, rencontrer des gens de son milieu, les membres de l’élite européenne. »

    D’évidence, la ville de Carlsbad n’était pas pour tous les budgets. Malgré tout, elle devient progressivement une destination populaire parmi les membres des classes moyennes, et des documents d’archives font état de la présence sur place des professeurs, des membres des classes libérales, de petits commerçants. Après 1945, la Roumanie et la Tchécoslovaquie, devenus tous les deux des Etats socialistes, faisaient entrouvrir les portes de la cité désirée à des membres, triés sur le volet, de la classe ouvrière roumaine. Mais le charme des villégiatures d’antan n’a plus été le même. (Trad. Ionut jugureanu)

  • L’assassinat d’Armand Călinescu

    L’assassinat d’Armand Călinescu

    Le premier ministre et sa garde de corps tomberont sous la rafale de 21 balles tirées par les assaillants. L’action du commando légionnaire voulait venger de la sorte la mort de son leader, Corneliu Zelea Codreanu, arrêté, puis tué par la police, sous escorte, au mois de novembre 1938. Armand Calinescu, ministre de l’Intérieur au moment de l’assassinat, en était tenu responsable par les partisans de Codreanu. Après avoir accompli son forfait, le commando s’est ensuite dirigé vers le siège de la Radio, pour faire une déclaration. Vasile Ionescu, l’un des responsables de la Radio roumaine de 1935 à 1945, avait assisté à la descente des légionnaires au siège de la Radio. Dans une interview réalisée en 1974, il raconte la scène : « J’étais le directeur général adjoint de la Radio roumaine, et au moment de la descente des légionnaires je me trouvais dans mon bureau, situé au premier étage. J’avais comme toujours le poste de radio allumé, j’écoutais les émissions que l’on diffusait. A ce moment-là, les actualités venaient de s’achever, et la radio diffusait le prélude d’une aire d’opéra, joué par l’orchestre de la radio, dirigée à l’époque par le célèbre Constantin Bobescu ».

    En dépit de la surprise et de la violence employés par le commando légionnaire dans l’exécution de la mission qu’il s’était assignée, le personnel de la Radio roumaine était finalement parvenu à les empêcher de mener à bien leur dessein. Vasile Ionescu : « J’entends tout un coup le bruit de deux coups de révolver. Le bruit parvenait depuis l’entrée du bâtiment de la Radio. Je me jette vers la fenêtre, je l’ouvre, et demande des éclaircissements aux gens qui s’amassaient sur le trottoir, devant l’entrée. Et l’on me répond : « Ce sont les légionnaires ». Je comprends tout de suite que l’on était attaqué. L’orchestre continuait pourtant de jouer, comme si de rien n’était, je l’entendais sur mon poste. Et puis, alors que je revenais depuis la fenêtre et que me dirigeais vers la porte, j’entends sur les ondes un drôle de bruit, suivi d’une voix étranglée qui s’exclame : « Le premier-ministre Armand Calinescu a été… ». Mais le mec n’est pas parvenu à achever sa phrase. Dès que j’entends ce début de phrase, j’appuie sur le bouton de panique, qui produisait un court-circuit, et mettait le micro hors service. Je déclenche aussi l’alarme, qui avait été installée précisément pour parer à ce genre d’occurrence ».

    En ce mois de septembre 39, la Seconde Guerre mondiale venait juste de commencer. La Roumanie, encore neutre, prenait déjà des mesures de précaution, et la militarisation des institutions publiques clées en faisait partie. Entre autres, la direction de la Radio allait passer sous commandement militaire. Vasile Ionescu : « J’étais tout remué par ce que je venais de vivre. J’ai dévalé les marches à toute vitesse et, une fois arrivé au rez-de-chaussée, j’avais pris le commandement des gardes qui se trouvaient sur place, à l’entrée. J’ai fait mettre les gens en dispositif, devant la porte d’entrée du studio, là où le commando s’était retranché. J’avais à ma suite un gradé de l’armée, mais aussi un chauffeur, Coşciug Theodor, et le concierge Crâşmaru Vasile, les deux armés ».

    Et c’est bien cette troupe improbable qui se lance à désarmer et à mettre hors état de nuire le commando légionnaire. Vasile Ionescu : « Je vois s’ouvrir d’un coup la porte du studio où s’étaient retranchés les mecs. Ils avaient l’air perdu, complétement sonnés. C’est moi qui ai hurlé : « Haut les mains, sinon je tire ! ». J’avais juste mes lunettes à la main. Mais mes compagnons, qui me suivaient de près, les ont tout de suite pris en joue. Je n’ai pas eu le temps de répéter la somation que le type qui était devant moi, et qui était le meneur de la bande, Miti Dumitrescu, a tout de suite jeté son arme. Les autres lui ont emboîté le pas, tous les 7. »

    Une fois la menace annihilée, Ionescu et ses compagnons s’empressent de sécuriser le périmètre : « Les gardes sont rapidement arrivées en nombre et les ont immobilisés. On a ensuite appelé la préfecture de police, puis je suis allé voir les musiciens de l’orchestre, qui étaient anéantis par la scène qu’ils venaient de vivre. Le directeur de l’orchestre, Constantin Bobescu, s’était figé, sa baguette à la main. Il était incapable de sortir le moindre son, incapable de bouger, tellement il était effrayé. La pianiste, madame Voicu, me montre alors ce que les tueurs avaient déposé dans une niche, qui cachait un fichet, et que l’orchestre utilisait pour entreposer les partitions. Et là, je découvre une machine infernale, dotée d’une mèche, qui était allumée. La mèche brûlait déjà. Longue de 30, 40 centimètres. Vous imaginez que mon premier réflexe a été d’éteindre la mèche, de désamorcer la bombe. Je l’ai éteinte, je l’ai écrasé sous les semelles de mes chaussures ».

    Les tueurs du premier-ministre Armand Călinescu seront exécutés sous peu, en l’absence de tout procès légal. Mais cet épisode marque pour la Roumanie son entrée de plein pied dans l’époque des horreurs de la Seconde Guerre mondiale. (Trad. Ionut Jugureanu)

  • La résistance par les ondes radio

    La résistance par les ondes radio

    Si le désir de museler et d’isoler la
    société constitue le commun des régimes totalitaires, nul n’est encore jamais entièrement
    parvenu dans ses desseins. A travers, par-dessus ou par-dessous les murs érigés
    par ces régimes, aussi hauts soient-ils, les gens arrivent, tôt ou tard, à
    communiquer avec l’extérieur, avec leurs semblables, avec ceux qui vivent
    encore dans des sociétés libres. Et le bruit des pleurs et des cris, que les sociétés
    totalitaires essayent depuis toujours d’étouffer, parviennent, tôt ou tard, à
    l’oreille du monde libre. Dans le cas de cette Europe de l’Est issue de la
    Deuxième guerre mondiale, occupée par les chars soviétiques et par les régimes
    fantoches imposés par ces derniers, ce sont les ondes hertziennes qui ont porté vers le monde libre la voix des peuples écrasés, ce
    sont les mêmes ondes qui ont maintenu vivant leur espoir de liberté. Et si ces
    ondes devaient porter un nom, elles se seraient appelées Radio Free Europe.








    Le traducteur et journaliste
    roumain Liviu Tofan, qui s’était réfugié en Allemagne de l’Ouest au début des
    années 1970, avait très vite rejoint la rédaction roumaine de Radio Free
    Europe. Durant la pandémie de Covid-19, il publia un livre de mémoires,
    intitulé : « Ils nous ont maintenu en vie. Radio Free Europe,
    1970/1990 ». L’ancien rédacteur de la station de radio basée à Munich et
    financée par le Congrès des Etats-Unis, puise dans ses souvenirs personnels,
    mais également dans les archives de la Securitate (la police politique du
    régime communiste de Roumanie), pour brosser l’atmosphère qui avait cours dans
    ce bastion du monde libre.






    Liviu Tofan : « Les analystes parlent de Radio Free
    Europe comme d’un phénomène médiatique, voire comme du principal phénomène
    médiatique roumain qui s’était déroulé durant la période communiste. J’ai
    repris la formule et j’avais parlé dans mon livre de Noël Bernard et de Cornel
    Chiriac comme de phénomènes médiatiques personnifiés. Car chacun d’eux avait
    apporté sa pierre à l’édifice, sa contribution au succès de ce phénomène
    médiatique. Il faut savoir que la section roumaine de radio Free Europe, bien
    qu’avant-dernière en termes de personnel, était la section la plus écoutée,
    celle qui bénéficiait d’une audience sans pareil dans son public cible. »








    Les
    journalistes de radio Free Europe ont été bien plus que de bons professionnels.
    Certains les ont même appelés des héros. Et l’appellatif est loin d’être
    démérité car, en effet, certains ont payé de leur vie le courage d’affronter le
    régime communiste de Bucarest, affirme Liviu Tofan.








    Liviu Tofan : « Cornel
    Chiriac est un de ces héros du journalisme anti-communiste. Dans mon livre,
    j’avais dédié tout un chapitre aux rapports entre la police politique du
    régime, la Securitate, et notre radio. Certes, nous agissions depuis Munich, ville
    située à 1.500 Km de Bucarest. Nous ne faisions rien de concret contre le
    régime, si ce n’est par le verbe. Mais le nombre de nos auditeurs dans le pays
    était carrément époustouflant. Dans notre siège de Munich, un département
    spécialement dédié était chargé de mesurer l’audimat, et nous connaissions
    exactement l’impact de nos émissions. Dans le chapitre que j’avais dédié aux
    actions des services spéciaux de la Securitate contre les rédacteurs de notre
    radio, j’avais essayé de passer en revue les attentats contre notre personnel,
    y compris l’attentat du 21 février 1981, lorsqu’Emil Georgescu, futur directeur
    de la Section roumaine, avait été violemment agressé par deux délinquants,
    détenteurs d’un passeport français, et payés par les agents de la Securitate ;
    il avait failli de peu y laisser la vie. Noel Bernard, directeur à l’époque de
    la Section roumaine, est mort d’un cancer galopant au mois de décembre de la
    même année. Ce ne fut pas un cas singulier. Plusieurs de nos collègues ont
    perdu la vie de la même façon, d’une manière extrêmement suspecte. Je les ai
    tous connus, j’avais assisté à l’évolution surprenante de leur maladie, et
    j’avais essayé de faire la lumière sur cette affaire dans mon bouquin. »









    Nous
    avons questionné Liviu Tofan au sujet de ses sentiments, au moment où lui et
    ses collègues osaient critiquer ouvertement le régime de Bucarest. Avaient-ils
    peur, craignaient-ils d’éventuelles conséquences sur leur liberté de
    parole ?








    Liviu Tofan : « Vous
    savez, nous étions tellement à notre tâche que nous ne prêtions aucune
    attention aux dangers qui nous guettaient, alors même que les menaces
    pleuvaient à notre égard. On coulait sous les menaces à tel point qu’on ne leur
    prêtait plus aucune attention. Noel Bernard les ignorait, alors qu’il était la
    cible principale. Même lorsque Cornel Chiriac avait perdu la vie, il n’avait
    pas pensé une seconde qu’il s’agissait d’une action de la Securitate. Ce n’est
    qu’après l’attentat contre Monica Lovinescu, en novembre 1977, à la veille de l’arrivée
    de l’écrivain et dissident Paul Goma,
    réfugié à Paris, que Bernard avait commencé à saisir l’étendue de la menace qui
    planait sur nous, sur lui en premier lieu. Mais c’est bien ce que les agents de
    la Securitate voulaient obtenir : nous intimider, nous effrayer, nous
    faire taire, par peur des représailles. Or, nous n’avons jamais ployé. Pas du
    tout. La menace n’a pas marché. Si le régime de Bucarest avait agi à l’instar de
    celui de Budapest, en essayant d’améliorer le quotidien des Roumains, il serait
    peut-être parvenu à nous amadouer. Mais certainement pas en nous menaçant. »









    Une chose est sûre : Radio Free
    Europe a été une bouffée d’oxygène pour les Roumains, durant les décennies 70
    et 80 du siècle dernier. Elle brisa l’isolement et accompagna le désir de
    liberté de tout un peuplé, qu’un régime aux pratiques innommables tentait inlassablement
    d’écraser. (Trad. Ionuţ Jugureanu)

  • Les jeunesses légionnaires, ou les confréries de Croix

    Les jeunesses légionnaires, ou les confréries de Croix

    Le XXe siècle a fait le lit de ces deux formes terribles de totalitarisme qu’ont été le communisme et le fascisme. Ce fut le siècle qui a mis la démocratie à rude épreuve, alors que les totalitarismes florissaient, et se voyaient embrassées par des foules enthousiastes. La Roumanie n’avait pas été épargnée par la tendance totalitaire qui n’allait pas tarder d’embraser le monde. Le mouvement légionnaire roumain, d’extrême droite, et son bras politique, la Garde de Fer, se sont rangés parmi les courants idéologiques et politiques les plus radicaux dans leur genre. Les confréries de Croix firent leur apparition dès 1923, à l’initiative de Corneliu Zelea Codreanu, futur leader de la Garde de Fer, sous la forme d’associations de jeunesse regroupant les jeunes nationalistes. Ces organisations devinrent très vite le creuset du fanatisme totalitaire, version extrême droite.

    Le Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine a récolté après 1990 plusieurs témoignages d’anciens membres de ces organisations. Aussi, en 1997, Alexandru Băncescu, originaire de la ville de Câmpulung Moldovenesc, se rappelait, avec une certaine nostalgie, du sentiment de solidarité qui unissait les membres de son mouvement :« L’idéologie légionnaire constituait notre lient. Nous priions souvent ensemble, et puis il y avait ce que l’on appelait « la minute de l’amitié », une sorte de confession publique, de thérapie de groupe. C’était le moment où chacun regardait en soi, et confessait ses défauts, ses travers, et il se faisait aider par ses camarades pour s’en affranchir. Et puis il y avait aussi les camps, organisés par nos confréries dans des régions montagneuses, à Rarău, à Moara Dracului, le Moulin du Diable en français, où nous nous réunissions pour vivre ce sentiment de fraternité, de partage, de communion, et en profiter pour nous raffermir le corps et l’esprit. On se réunissait, et on parlait de notre nation, de notre histoire, on chantait, et on communiait ensemble ».

    C’est en 1999 que Mircea Dumitrescu, originaire de Bucarest, racontait son initiation, à 13 ans, dans les Jeunesses légionnaires : « J’avais approché le mouvement par la lecture, et grâce aux échanges que j’avais avec des collègues d’école et des copains. J’avais lu le manifeste intitulé « Aux membres de la Légion », écrit par Corneliu Zelea Codreanu. Et aussi, la « Confrérie de Croix », de Gheorghe Istrate, et « Foi de ma génération » d’Ion Mota, ou encore « Du monde légionnaire », et bien d’autres fascicules encore. Ces livres paraissaient souvent en samizdat, et étaient distribués en douce. Je connaissais certains de leurs éditeurs. L’un d’entre eux a été tué par la police du roi Carol II en 1939. Je le connaissais bien, je connaissais son père aussi. Il y avait aussi les frères Stan, détenteurs d’un doctorat en économie. Je les avais rencontrés grâce à mon père, par l’intermédiaire de ses amis ».

    Ces fratries devinrent bien vite le creuset de la spiritualité légionnaire, le creuset de cette homme nouveau, pur et héroïque, vanté par la propagande légionnaire. Mircea Dumitrescu :« Pour y parvenir, il fallait tout d’abord embrasser intensément la pratique religieuse orthodoxe. Il fallait dédier à Dieu une quarantième de sa journée. Sur 24 heures, cela fait 36 minutes. Il fallait donc dédier ces minutes à sa relation avec Dieu. Lire le Nouveau Testament, par exemple ; Repasser en revue sa journée, les actions accomplies, et les jauger à l’aune des Saintes Ecritures, pour comprendre ses errements, ses erreurs, ses péchés éventuels. Puis, l’on nous disait que l’on ne pouvait nouer une véritable relation avec Dieu, à moins de nouer d’abord une relation de confiance, de sincérité et de partage avec notre prochain. Alors, une quarantaine de nos dépenses, il fallait les réserver pour aider son prochain. Prenez, si l’on a mangé une glace qui avait coûté 40 francs, il fallait mettre de côté 1 franc pour celui qui se trouve dans le besoin. Et c’est ce qu’on faisait. Parce qu’il y avait des contrôles, cela ne rigolait pas. Il fallait noter dans un calepin ses dépenses, son emploi de temps. Et ce calpin, on l’appelait « notre carnet » ».

    L’éducation chrétienne instillée dans le chef de cette jeune génération, sous-tendue d’une exigence éthique permanente, était vouée à forger la nouvelle élite du pays. Dans son interview de 1994, le prêtre Ilie Ținta, ancien membre de la fratrie, détaillait la manière dont le processus de sélection et d’embrigadement se déroulait : « En règle générale, l’on ne sélectionnait que les bons élèves, au comportement exemplaire. Des cancres, on n’avait que faire. À la suite de la répression des années 38, 39, nos rangs s’étaient quelque peu clairsemés. La Sûreté de l’Etat nous avait à l’œil, et nous prenait en chasse. Mais le mouvement était parvenu à survivre. Et puis, en 1940, le mouvement a pris le pouvoir, pour un bref laps de temps, à l’occasion de la constitution du gouvernement national-légionnaire, dirigé par le général Antonescu. A l’époque, je dirigeais l’organisation de la Fratrie de Croix du Séminaire Nifon, de Bucarest ».

    Le fascisme, défait en 1945, laissara la place au communisme. Un totalitarisme chassa l’autre. La plupart des survivants des Jeunesses légionnaires passèrent de longues années dans les geôles communistes. Malgré tout, certains parvinrent toutefois à constituer l’une des branches les plus combatives de la résistance anticommuniste de l’après-guerre. (Trad. Ionut Jugureanu)

  • Ada Kaleh, l’île submergée …

    Ada Kaleh, l’île submergée …

    Ada Kaleh, dont le nom signifie en turc « île fortifiée » était une petite île située sur le Danube, au niveau des Portes de Fer, entre la Roumanie et la Serbie (soit la Yougoslavie au temps de sa disparition).



    Décrite par Hérodote sous le nom de Cyraunis, lîle était « longue de 20 stades, étroite, et recouverte d’oliviers et de vignes ». Les Ottomans vont y établir une garnison, censée contrôler le trafic fluvial. Cétait lépoque où lîle, disputée par lempire des Habsbourg et lempire ottoman, constituait un point stratégique dimportance.



    En 1970 pourtant, Ada Kaleh, devenu territoire roumain depuis un bon bout de temps déjà, sera sacrifiée sur lautel de la modernité. En effet, l’île sera entièrement submergée par le lac de retenue roumano-yougoslave de Kladovo-Turnu Severin, mieux connu en Roumanie sous le nom de barrage des Portes de Fer. Avec cela, elle entre dans la légende. Beaucoup de ses habitants avaient déjà émigré vers la Turquie pour échapper à la dictature communiste, dautres les suivront. Lun des rares survivants encore en Roumanie, Turhan Semși, président de la filiale de Bucarest de lUnion démocrate des Turcs de Roumanie, plonge avec nostalgie dans ce quétait le quotidien des habitants de cette île située au milieu du Danube avant sa disparition :



    « Jaimerais débuter mon récit comme débutent les histoires : Il était une fois… Et, en effet, il était une fois une île magnifique, située en aval de la ville dOrşova et en amont de Turnu Severin, baignée par les eaux du Danube, en amont du barrage qui va signer son arrêt de mort. Nous formions une petite communauté, très métissée, mais très unie, et au milieu de laquelle il faisait bon vivre. La majorité, cétaient les Turcs. Jétais encore enfant à lépoque, mais je me souviens comme si cétait hier des coutumes que lon observait, du quotidien pas toujours facile de cette vie quétait la nôtre sur ce lopin de terre, au milieu du fleuve. Mais la meilleure période de lannée était lété, lorsque des visiteurs débarquaient sur notre île. »



    Après avoir passé le plus clair de sa jeunesse sur lîle dAda Kaleh, Pervin Halimoglu vit aujourdhui à Istanbul. Ses souvenirs denfance font ressortir la nostalgie dun paradis perdu à jamais :



    « Raconter Ada Kaleh nest pas une entreprise aisée. Parce quil nest pas facile de faire comprendre à quelquun qui ny avait jamais mis les pieds ce quétait la vie dans ce coin de paradis. Nous, on est nés et on a grandi là-bas. Javais 18 ans lorsque jai quitté lîle. Toutefois, mes rêves y sont restés, prisonniers à jamais. Nul endroit au monde noccupe mes rêves, dans mes rêves je ne puis me projeter nulle part ailleurs. Lenfance que jai eue a été sans pareil. »



    Turhan Semși se souvient de ces endroits interdits et mystérieux dont lîle était truffée :



    « Je devais avoir une dizaine dannées. Et puis, un beau jour, avec deux de mes camarades, on avait décidé de franchir linterdit, et dentrer dans ces zones que nos parents nous défendaient, qui étaient tabou. Mais, vous savez, plus on défend à un enfant de faire une action, et plus on peut être sûr quil sy mettra, tôt ou tard. Et voyez-vous, il y avait sur notre île, au beau milieu des douves, une sorte de forteresse en forme de croix et qui, en son milieu, recelait une sorte de trou qui nous donnait accès à son antre. Nous nous étions alors munis de torches et de bougies avant den franchir le seuil. Et là, nous avions découvert laccès vers 4 tunnels. Lun traversait lîle vers laval, et à son bout il y avait une sortie, située à lextrémité sud de lîle. Lautre devait avoir une sortie à lautre extrémité, mais elle avait été colmatée par un dépôt dalluvions. Et les deux autres tunnels menaient, lun vers le côté roumain, lautre vers le côté yougoslave du Danube. Lorsque nous nous sommes rendu compte de la direction que prenaient ces deux tunnels, vous imaginez notre excitation. Nous voulions vérifier si lon pouvait se rendre sur la rive yougoslave, et avions donc pris cette direction. Mais nous avons rencontré leau et avons dû rebrousser chemin. Le tunnel était inondé. Plus tard, lorsque nous avions eu le courage de raconter notre exploit à nos parents, ils nous ont dit que ce tunnel avait été détruit lors du passage dun bateau, alors que le niveau du Danube était au plus bas. La coque du bateau avait touché les parois du tunnel et elles sétaient effritées. Depuis lors, il nétait plus utilisable. »



    Cette île isolée au milieu dun Danube mythique, avec ses remparts, sa forteresse et ses tunnels berce encore le souvenir de ses derniers habitants, et hante leurs nuits. Depuis 52 ans, lîle gît dans les profondeurs des eaux de son fleuve, impuissante dorénavant de bercer les rêves dautres enfants, forcés de naître, de grandir et de vivre loin du paradis que leurs aïeux ont connu.


    (Trad. Ionut Jugureanu)

  • Les mouvements du renouveau orthodoxe : la Légion de Dieu

    Les mouvements du renouveau orthodoxe : la Légion de Dieu

    À la fin de la Grande Guerre et à la suite du traité de
    Trianon, le royaume de Roumanie, ou plutôt la Grande Roumanie comme on l’avait
    appelée à l’époque, allait s’agrandir des provinces roumanophones qui
    jusqu’alors avaient appartenu à l’empire d’Autriche-Hongrie et à l’empire des
    Tsars. La société roumaine de l’époque était traversée par un enthousiasme sans
    pareil. Tout semblait possible, à portée de la main. Le destin semblait sourire
    à la Roumanie qui, pour la première fois de son histoire, parvenait à réunir
    entre les frontières d’un même Etat l’ensemble des provinces roumanophones historiques.






    C’est dans cette atmosphère effervescente qu’un besoin de
    renouveau spirituel se fit aussi sentir. Alors que les mouvements spirituels
    évangéliques se développaient à vive allure dans cette nouvelle Roumanie, le
    culte orthodoxe, embrassé par une majorité de la population, ne pouvait pas
    rester à la traine. Ainsi, à l’initiative du prêtre Iosif Trifa, le mouvement
    Oastea Domnului, la Légion de Dieu en français, apparaît-il en 1923.






    Né en 1888 dans le comté de Turda, en cette
    Transylvanie d’Autriche-Hongrie de l’époque, Iosif Trifa étudie la théologie
    orthodoxe à Sibiu, avant d’être ordonné pope. Il se fait remarquer assez tôt pour
    son militantisme dans la défense des droits des « Moţi », les ethniques
    roumains de la région des monts Apuseni. Après la Première guerre mondiale, inspiré par
    les désirs de renouveau spirituel manifestés par les habitants de sa
    Transylvanie multiethnique, Trifa lance son mouvement à l’intérieur de l’église
    orthodoxe roumaine. Un mouvement de modernisation, censé faire fi des carcans du
    formalisme lénifiant dans laquelle l’église s’était enfermée jusqu’alors, un
    mouvement qui désirait reconnecter l’église aux desiderata des temps nouveaux.






    Le prêtre orthodoxe Zosim Oancea, originaire de Sibiu, avait connu
    la Légion de Dieu dans les années 30, alors qu’il était encore étudiant. A
    l’occasion de l’interview qu’il passe en 2001 au micro du Centre de l’histoire
    orale de la Radiodiffusion roumaine, le prêtre a du mal à saisir des
    différences significatives en termes de dogme entre la ligne officielle de
    l’église orthodoxe et le mouvement de renouveau de la Légion de Dieu.






    Zosim Oancea : « La Légion de Dieu est un
    mouvement de renouveau qui s’est située depuis toujours à l’intérieur de
    l’église. Certains prêtres y avaient adhéré, d’autres non. Dans certaines
    paroisses, les prêtres s’y tenaient à l’écart ou y étaient opposés, alors que
    le mouvement était bien présent dans la communauté. Mais les membres de la
    Légion de Dieu ont poursuivi leurs activités, ont chanté leurs cantiques, se
    réunissaient régulièrement, soutenus ou non par le clerc. Il ne s’agissait pas
    d’une dissidence de l’église officielle, il ne s’agissait pas d’un mouvement
    schismatique. J’ai là mes bouquins, ils prêchent tout ce que prêche l’église
    orthodoxe. »






    Toutefois, dix ans après la création de
    ce mouvement éminemment laïque, son fondateur se voit excommunié, en 1936, à la
    suite d’un procès ecclésiastique. Deux ans plus tard, Iosif Trifa décèdera des
    suites d’un infarctus. Ses ouailles reprennent pourtant le flambeau et
    n’hésitent plus d’entrer en conflit ouvert avec la hiérarchie ecclésiastique,
    même si le mouvement semble marquer le pas. Après la Deuxième Guerre mondiale,
    une bonne partie des membres du mouvement émigrent en Occident, où ils
    approchent les églises néo protestantes.






    Madeleine
    Hodoroabă, épouse du pasteur évangélique Ieremia Hodoroabă, qui avait quitté la
    Roumanie pour se réfugier en France en 1940, lorsque l’URSS occupe la Bucovine,
    se rappelait en 2000 les affres qui ont marqué la jeunesse de son époux et de
    sa belle-famille : « Ieremia, qui était le dixième de la fratrie,
    avait vécu une jeunesse difficile à cause des persécutions subies par les
    évangélistes de la part de l’église orthodoxe. Il a assisté aux violences infligées
    à son père par les orthodoxes. Il faut dire que ces souvenirs d’enfance ne
    l’ont jamais quitté. Par la suite, à l’âge adulte, rencontrer des croyants
    orthodoxes lui était assez pénible. Sur le tard pourtant, grâce à Dieu, et
    parce qu’il était un croyant véritable, il s’était réconcilié avec eux. »








    Une fois en France, les époux Hodoroabă ont prêché aussi bien
    à l’église évangélique roumaine que sur les ondes radio, lançant l’émission
    intitulée « La voie du guide spirituel chrétien » : « Nous
    avons fondé l’église baptiste de langue allemande de Strasbourg, que nous avons
    dirigée jusqu’en 1959. Et puis, à Paris, il y avait une église baptiste
    roumaine, fondée en 1925, mais qui n’avait plus de pasteur. La communauté nous
    a alors appelés. Mon époux, Ieremia Hodoroabă, était de fait l’unique pasteur
    baptiste d’expression roumaine de toute l’Europe de l’Ouest. Ensuite, en 1961,
    le directeur d’alors de Radio France Internationale de Monaco nous a contactés,
    arguant que la radio était autrement plus importante que notre action au sein
    de cette petite communauté baptiste de Paris. Et c’est à ce moment-là que nous
    avons démarré la radio, nous avons lancé notre émission, mais sans pour autant
    abandonner l’église baptiste de Paris. »







    L’église et les ondes des radios du monde libre ont été les deux
    béquilles sur lesquelles se sont appuyés les croyants des pays persécutés à
    l’Est de l’Europe.






    Madeleine Hodoroabă : « Beaucoup de gens humiliés,
    chassés et persécutés par le pouvoir communiste ont pu trouver refuge au sein
    des communautés baptistes. Les églises baptistes sont devenues leur maison.
    Plus tard, mon époux a aussi récolté et reproduit dans un recueil des cantiques
    baptistes. Les gens s’arrachaient son livre. La moitié des cantiques
    reproduites dans ce livre appartiennent à un certain Nicolae Moldoveanu, membre
    de la Légion de Dieu, compositeur et interprète bien connu de Sibiu. »







    Après la chute du communisme, le 28 septembre 1990, le synode
    de l’Eglise orthodoxe roumaine a levé l’excommunication qui frappait la
    personne du fondateur de la Légion de Dieu, le prêtre Iosif Trifa. Aujourd’hui,
    la Légion de Dieu, réhabilitée par la hiérarchie de l’Eglise orthodoxe, a
    repris ses activités. (Trad. Ionuţ
    Jugureanu)