Category: L’Encyclopédie de RRI

  • Étienne le Grand et la bataille de Codrii Cosminului

    Étienne le Grand et la bataille de Codrii Cosminului

    L’historien roumain Liviu Câmpeanu découvrait à
    Berlin, en 2012, dans les Archives d’État secrètes de l’héritage culturel
    prussien, le journal manuscrit de Liborius Nacker, secrétaire général de
    l’Ordre Teutonique. Datant de la fin du XVème siècle, ce document – dont les
    historiens étaient déjà au courant de son existence – se réfère à la
    contribution des chevaliers Teutoniques, proches du roi polonais Jean Ier
    Albert Jagellon, à la campagne militaire menée par celui-ci contre le prince de
    Moldavie, Étienne le Grand.

    Les documents, mis au jour par Liviu Câmpeanu,
    apportent des nouvelles nuances à la campagne soldée par la célèbre défaite des
    Polonais lors de la bataille de Codrii Cosminului (la forêt de Cosmin). Ils
    furent aussi une source d’inspiration pour l’historien qui s’en est servi pour
    écrire l’ouvrage « Cruciada contra
    lui Ștefan cel Mare. Codrii Cosminului
    1497/La Croisade contre Étienne le Grand. La forêt de Cosmin 1497 »,
    paru aux éditions Humanitas. Le livre rend aussi une image plus complexe et
    plus minutieuse du voïvode moldave. Sujet d’une intense mythification dans
    l’historiographie communiste, canonisé déjà par l’Église orthodoxe roumaine sous le nom d’Étienne le Grand et
    le Saint, le prince moldave et son très long
    règne (1457 – 1504) font l’objet d’une analyse plus complète et plus objective
    dans le livre de Liviu Câmpeanu, qui ne met pas en question ses réalisations
    remarquables.

    Un exemple en serait l’attitude d’Étienne le Grand envers la Sublime
    Porte, le voïvode étant généralement considéré comme un ennemi irréductible et
    de longue date des Ottomans. Liviu Câmpeanu ajoute d’autres nuances à cette
    image: Pour les historiens, ce ne sont pas des choses nouvelles, mais le grand
    public, habitué à l’image de croisé d’Étienne le Grand, construite
    systématiquement depuis une trentaine d’années, est probablement choqué
    d’apprendre que le prince avait été en fait un allié du sultan. Sur ses 47 années
    de règne, Étienne le Grand avait fait la guerre contre les Turcs pendant 13 ans,
    dont seulement trois avaient été ponctuées par des campagnes militaires massives ou
    des invasions ottomanes massives, déroulées deux mois par an en moyenne. Tout
    compte fait, il s’était réellement et ouvertement battu contre l’empire Ottoman
    pendant 6 mois, tandis que l’état de guerre avait durée environ 13 ans. Durant les autres années jusqu’à 47, Étienne le Grand avait été un allié du sultan.



    L’alliance avec l’empire Ottoman, ainsi que l’état
    de belligérance dépendaient beaucoup de conjonctures bien précises et du besoin
    d’entraide de tous les États médiévaux de l’époque. La paix extrêmement
    volatile et l’atmosphère guerrière quasi permanente modifiaient les rapports de
    vassalité en fonction des intérêts et des dangers immédiats. Or la Moldavie
    d’Étienne le Grand ne faisait pas exception à cette règle en Europe Orientale
    et Centrale. Liviu Câmpeanu précise : J’essaie de présenter au public un
    résultat que j’ai obtenu grâce aux documents découverts en 2012 dans les
    archives de l’Ordre Teutonique, gardées actuellement à Berlin : la principauté de Moldavie avait commencé à payer un tribut à l’empire
    Ottoman une vingtaine d’années avant la date généralement acceptée. Donc,
    l’historiographie avait retenu 1455 ou 1456 comme année de début de ce payement.
    Les documents, que j’ai découverts, en indiquent l’année 1432. Donc Étienne le
    Grand avait respecté cette tradition, en payant pratiquement le tribut durant
    trois décennies de son glorieux règne. Peu de monde sait que même les Habsbourg
    avaient payé un tribut à l’empire Ottoman au XVIème siècle et que dans la
    seconde moitié du XVIème siècle, le roi François II de France avait été l’allié
    du sultan Soliman le Magnifique. Donc, de tels traités de paix et d’aide
    mutuelle étaient parfaitement normaux à l’époque et le voïvode moldave n’y a
    pas fait exception. Le tribut lui assurait la paix avec la Sublime Porte et
    l’aide de celle-ci dans les campagnes militaires et confrontations armées avec
    ses voisins : la Hongrie du roi Mathias Corvin, la Pologne de Casimir IV, ou
    la Valachie, déchirée par la guerre intestine que se livraient les boyards
    Drăculești et Dănești, dans la seconde moitié
    du XV siècle. Dans ce conflit intérieur, Étienne le Grand est intervenu
    plusieurs fois, parfois aussi avec le soutien ottoman.



    L’époque où Étienne le Grand affrontait l’empire
    Ottoman sur les champs de bataille a retenu une de ses victoires les plus
    remarquées, celle de janvier 1475, lorsqu’il a battu Soliman Pacha à Vaslui. Cette
    victoire lui a valu le surnom de « Champion du Christ », qu’il doit
    au Pape Sixte IV. Ultérieurement, entre 1486 et 1504, année de sa mort, le
    prince de Moldavie a suivi la politique de la Sublime Porte. Plus encore,
    l’empire Ottoman a été son allié dans le conflit qui l’a opposé au roi polonais
    Jean Ier Albert Jagellon. L’armée moldave est sortie victorieuse de la bataille
    de Codrii Cosminului (la forêt de Cosmin) en septembre 1497. Deux grands
    systèmes d’alliance s’y sont affrontés: l’Union Polono-Lituanienne et ses
    vassaux – le duché de Mazovie et l’ordre Teutonique – d’une part, la
    principauté de Moldavie et ses alliés – le royaume de Hongrie, l’empire Ottoman
    et le khanat de Crimée – de l’autre. Comment ce conflit est-il né, malgré le
    traité de Colomée, signé par Étienne le Grand en 1485, qui acceptait ainsi le
    statut de vassal de la Pologne ? Liviu Câmpeanu décrit le contexte historique: Le conflit est né justement de cette vassalité et des obligations
    assumées par Étienne le Grand et le roi polonais Casimir IV à Colomée, en 1485.
    Au fait, en 1484, le prince moldave avait perdu les forteresses de Chilia et de Cetatea
    Albă, passées entre les mains des Turcs. Il a ensuite essayé de les récupérer
    tout seul, mais il lui a été impossible. Alors il s’est tourné vers le roi de
    Pologne, qui a accepté de l’aider à condition de devenir son suzerain. La
    prestation de serment de vassalité a eu lieu en septembre 1485. Mais l’aide
    militaire fournie par Casimir IV a été insuffisante et largement inférieure aux
    attentes d’Étienne le Grand. Ensuite, en 1487, le pape a lancé une croisade
    contre les Ottomans, la Pologne étant le point de rassemblement des croisées.
    Pourtant, cette armée n’est pas partie aider Étienne le Grand, comme le
    stipulait le traité de Colomée ; le prince, à l’époque, Jean Albert, commandant suprême
    des croisés, a détourné la croisade vers la Podolie. C’est le point de rupture
    entre le voïvode moldave et les rois polonais. Après une série de conflits
    mineurs d’un côté ou de l’autre de la frontière commune, un conflit majeur a éclaté en 1497.



    La fin indécise de la campagne
    militaire du roi Jean Ier Albert Jagellon contre Étienne le Grand, les
    alliances compliquées entre les Etats de l’époque, les victoires militaires
    obtenues par le prince moldave et ses relations avec les autres monarques font
    d’Etienne le Grand un des acteurs politiques le plus importants de son temps en Europe Centrale et Orientale. (Trad. Ileana Ţăroi)

  • La collection et le musée « Dr George Severeanu »

    La collection et le musée « Dr George Severeanu »

    Un des vieux quartiers chics du centre-ville de
    Bucarest abrite la maison du médecin George Severeanu, transformée en musée et
    en filiale du Musée de la ville. Ce qui n’est pas étonnant, puisque le médecin
    radiologue Severeanu avait été le premier directeur du musée d’histoire de la
    capitale roumaine et aussi l’un des plus connus collectionneurs d’artefacts archéologiques
    de son temps.

    Né en 1879 dans une famille de médecins, George Severeanu a
    hérité certaines de ses passions – dont la médecine et les voyages – de son
    père, le chirurgien Constantin Dimitrescu Severeanu, lui-même médecin célèbre à
    l’époque, raconte Dan Pârvulescu, muséographe à la Maison-musée George
    Severeanu: Il avait réussi à voyager assez souvent à
    l’étranger, inoculant ainsi à son fils, le médecin George Severeanu, cette
    passion des voyages à l’étranger, des visites de musées. C’était d’ailleurs une
    activité à la mode à cette époque-là. Il a parachevé ses études à Berlin et Vienne.
    Il a rencontré de nombreux autres collectionneurs passionnés. C’était la mode
    en Europe et chez nous aussi, c’est donc ainsi qu’il a commencé à ramasser
    petit à petit différents objets, menant en parallèle une carrière médicale
    d’exception. Il a enseigné à la Faculté de médecine et il a pratiqué la
    médecine à l’Hôpital Brâncovenesc, de Bucarest. Il a également écrit un très
    grand nombre d’articles de médecine et des livres, alors que sa passion était
    de collectionner des artefacts archéologiques.



    Une grande partie de ces
    artefacts sont d’origine gréco-romaine, ayant été découverts dans l’espace
    roumain, en Dobroudja, et dans le bassin méditerranéen. Mais la collection du
    docteur Severeanu contient aussi des surprises archéologiques, telles des
    objets préhistoriques découverts dans la région de Bucarest, qui ont aidé à
    compléter l’histoire de la capitale roumaine. Pourtant, le radiologue George Severeanu avait surtout apprécié la
    numismatique, affirme Dan Pârvulescu: La numismatique a été sa plus grande
    passion, sa collection comprenant près de 9.000 monnaies grecques, romaines et
    médiévales, dont il a d’ailleurs fait don au musée. C’est ce qu’il a fait aussi
    avec l’ensemble de la collection, entrée graduellement au patrimoine du Musée
    de la Ville. Là aussi, il y a eu quelques surprises, notamment concernant
    l’époque médiévale. Par exemple, des monnaies frappées durant le règne du
    prince valaque Radu I, un personnage historique qui ne nous a pas laissé beaucoup
    de traces, mais cette importante collection de monnaies a permis de mieux
    documenter des aspects liés à l’économie, au commerce et à la circulation
    monétaire de son époque.



    Compte tenu de l’importance de
    la collection du docteur Severeanu, ce n’est pas étonnant qu’il fût nommé
    directeur du musée d’histoire de la Capitale lors de la création de cette
    institution à l’entre-deux-guerres, explique Dan Pârvulescu: Ce fut le souhait de la municipalité de créer ce musée, qui est devenu
    une réalité une bonne dizaine d’années après la décision prise en 1921. Le
    noyau de la collection du musée s’est coagulé d’une part autour de la
    collection du docteur Severeanu. D’autre part, des fouilles archéologiques
    étaient en cours dans la région de Bucarest, les objets découverts venant
    compléter le patrimoine du nouveau musée. A cela sont venues s’ajouter des dons
    faits par la population, car de nombreux gens ont suivi l’exemple du docteur
    George Severeanu.


    Malheureusement, le sort de la
    maison du docteur – elle aussi un objet du patrimoine architectural de la ville
    – n’a pas été heureux, surtout au début du régime communiste, quand elle a été
    nationalisée et occupée par des apparatchiks communistes, comme le raconte Dan
    Pârvulescu: Différentes personnes y ont habité. Le docteur George Severeanu était
    décédé en 1939, mais son épouse lui avait survécu près de 18 ans. La maison a
    été nationalisée et des personnes envoyées par le parti communiste y ont habité
    par la suite. Pendant ce temps, la collection a été envoyée à l’étranger. Une
    bonne partie en est arrivée à Paris, une autre en Belgique. Des documents
    manquent toujours des archives du musée, de celles de la maison et même des
    Archives nationales. Nous sommes en train de mettre en page une monographie de
    cette famille, qu’elle mérite fortement. Il y a une période vide, sur laquelle nous
    n’avons aucune information. Ce que l’on sait c’est qu’en 1956, la maison a été
    ouverte sous la forme d’un musée à caractère principalement numismatique,
    jusqu’au moment où elle a été refermée au début des années 1990 à cause de son état
    de dégradation avancée. Certes, la composante archéologique était présente,
    notamment grâce aux vases grecs. La structure de l’exposition permanente,
    ouverte en 1956, était numismatique.



    Heureusement,
    en 2017, au bout de longs travaux de restauration et de réorganisation, le
    Musée George Severeanu a été ouvert dans la maison du docteur, sa collection
    étant mise en valeur de façon moderne et interactive. (Trad. Ileana Ţăroi)

  • L’architecte Sergiu Singer

    L’architecte Sergiu Singer

    « Lavande et ail ou le murmure des maisons » et « Punaises et papier bleue » sont
    deux livres très particuliers, difficilement classables, mélanges de
    littérature, mémoires et gastronomie. Deux ouvrages écrits par une personnalité
    tout aussi spéciale: l’architecte et scénographe Sergiu Singer.


    Né à Ploiești en 1928 et décédé à Brème, en Allemagne, en 2018, Sergiu Singer
    avait quitté la Roumanie en 1963, mais il était resté attaché à son pays natal,
    qu’il avait souvent revu, qu’il avait décrit dans ses textes, où il avait
    laissait de très bons amis. Certains d’entre eux se souviennent d’ailleurs de
    lui, à l’exemple de l’architecte Radu Comșa, maître de conférences à
    l’Université d’Arts de Bucarest :
    J’avais rencontré Sergiu avant de faire
    sa connaissance ou vice-versa à travers une énigme architecturale. Un jour,
    j’étais en train de longer à pied le boulevard Iancu de Hunedoara, de Bucarest,
    quand je me suis arrêté devant un groupe de bâtiments. Un mystère ou plutôt une
    énigme était là, devant mes yeux, car l’immeuble à droite était banal et de
    type soviétique. Mais c’est l’immeuble à gauche qui me posait problèmes :
    un peu trop joyeux, un peu trop décoré, un peu artificiel, en tout cas il
    sortait des rangs. Et je m’étais donc demandé si quelqu’un était en train de berner
    Staline, osant sortir des rangs à un moment où l’architecture était la
    marionnette des dictateurs et toute erreur était à bannir. Quand j’ai fait sa
    connaissance, Sergiu Singer m’a dit qu’il avait réalisé cette façade à l’âge de
    27 ans. Cette rencontre a aussi eu un effet théâtral, car il avait un style de
    se présenter très spécial. Il disait « Je m’appelle Singer, comme la
    machine à coudre.



    Avant de devenir lui-même un
    maître pour des plus jeunes, à la fin de ses études supérieures d’architecture,
    Sergiu Singer a dû être stagiaire de l’architecte Ioan Giurgea. Adepte de
    l’ornementation en architecture, Giurgea s’est rendu compte que son apprenti était
    encore plus intéressé que lui par les ornements et lui a conseillé de travailler
    dans le théâtre. Radu Comșa raconte comment cela s’est passé: Un heureux hasard fait qu’un jour, il tombe dans la rue sur son
    camarade de classe du lycée « Saints Pierre et Paul » de Ploiești,
    l’acteur Toma Caragiu, qui le fait embaucher au Théâtre de la Jeunesse de la
    ville, en 1957. C’est là qu’il réalise ses premiers décors pour le spectacle « De
    Pretore Vincenzo » d’Eduardo de Filippo. (…) Sergiu m’a raconté que la
    première de Ploiești avait eu lieu quelques mois seulement après la première
    mondiale, en Italie. C’est comme ça que Sergiu se tourne vers le théâtre, qui a
    été son deuxième grand amour.



    En Allemagne de l’Ouest, où il a émigré en 1963,
    Sergiu Singer a choisi de nouveau les arts du spectacle, raconte Radu Comșa: Il arrive en Allemagne, d’où il m’a envoyé un cadeau, une aquarelle du
    port de Hambourg. À un moment donné, j’ai dit à Sergiu que ce n’était pas du
    tout son style, c’était trop sombre. « Ces couleurs ne te représentent
    pas, il n’y a pas de fioriture, pas de gaité ». Il a alors reconnu qu’il
    avait traversé des années plus tristes après son arrivée en République fédérale
    d’Allemagne. Mais il se lance dans la scénographie et commence avec
    « Antigone » à Göttingen. Il enchaîne, sur la même scène avec une
    pièce à l’autre bout du répertoire théâtral: « Qui a peur de Virginia
    Woolf ? » d’Edward Albee. (…) C’est ça le début de sa carrière allemande.
    (…) Après le théâtre, il tente l’opéra
    (…) et conçoit aussi les décors d’une émission de télévision à succès de la
    chaîne ZDF.



    Établit en Allemagne,
    Sergiu Singer trouvait tout de même des occasions de retourner en Roumanie pour
    rendre visites à ses vieux amis, dont l’acteur Victor Rebengiuc, qui se
    souvient: Sergiu est né avec le don d’être ami. Car l’amitié avec lui
    prenait corps instantanément.(…) Moi, je l’ai connu quand
    j’avais fini mes études à l’Institut d’art théâtral, en 1958.J’ai été envoyé, avec un groupe de collègues
    acteurs et avec un de nos professeur, Vlad Mugur, à monter, à Craiova, la pièce
    « L’Importance d’être Constant » d’Oscar Wilde. Siegfried était en
    charge des décors (…), et Sergiu était son assistant. Ce fut donc à Craiova que
    j’avais fait sa connaissance et que étions devenus amis, car on s’y voyait tous
    les jours. (…) Moi, je suis revenu à Bucarest peu après la première du spectacle
    à Craiova et en janvier j’étais déjà embauché au Théâtre Bulandra ou Théâtre Municipal,
    comme on l’appelait à l’époque. On se voyait, on était amis, mais il a disparu
    à un moment donné. J’ai pensé que, comme il était Juif, il aurait quitté le
    pays. J’ai pensé ça parce qu’il était quelqu’un de solide, capable de se
    débrouiller n’importe où dans le monde, et qui faisait des choses admirables.
    (…) Quand il est revenu à Bucarest et en Roumanie, il m’a cherché et nous avons
    repris notre relation d’amitié. (…) Un jour, il nous a invités à déjeuner chez
    lui, car il s’était acheté un appartement rue Câmpineanu. (…) Il a préparé
    lui-même une délicieuse soupe aux asperges, dont je vous conseille vivement
    d’essayer la recette.




    Après la chute du communisme en Roumanie,
    Sergiu Singer a pu mettre en valeur ses deux autres passions: la gastronomie et
    la prose. Ainsi, il a publié les deux livres (« Lavande
    et ail ou le murmure des maisons »
    et « Punaises et papier bleue »), dans
    lesquels les recettes de plats délicieux sont mises en pratique et dégustées
    dans le paysage pittoresque du Bucarest de jadis, la ville des souvenirs
    sereins et optimistes de Sergiu Singer. (Trad. Ileana Ţăroi)

  • La civilisation du sel dans l’espace carpatique

    La civilisation du sel dans l’espace carpatique

    Appelé, aujourd’hui encore, « l’or blanc », le sel a été une
    denrée particulièrement convoitée depuis la nuit des temps. Les régions riches
    en gisements de sel ont acquis une importance croissante, étroitement liée à la
    valeur de la matière, comme ce fut d’ailleurs le cas de l’espace roumain,
    réputé pour abriter les gisements de sel les plus grands d’Europe.

    Valerii Kavruk, directeur du Musée national des
    Carpates orientales, de la ville de Sfântu Gheorghe, s’attarde sur l’ancienneté
    des exploitations de sel sur le territoire actuel de la Roumanie et sur
    l’histoire des régions saline du pays: L’exploitation appliquée, systématique, du sel sur le
    territoire de la Roumanie remonte à environ l’an 6050 av. J. Ch
    . Ce qui est sûr c’est
    qu’en Europe, l’exploitation la plus ancienne se trouve en Roumanie. Des
    vestiges plus tardifs, datant approximativement de l’an 6.000 av. J. Ch., existent
    en Pologne, près de la ville de Cracovie, et dans le nord-est de la Bulgarie,
    sur le territoire de la ville de Provadia. Ces exploitations sont apparues
    plusieurs siècles après celles de l’espace roumain.



    En plus, l’exploitation du minerai salin continue de nos jours dans les
    zones où se trouvent les plus anciennes mines du pays, tels les gisements de
    sel gemme en surface notamment dans les départements de Prahova, Buzău, Vrancea
    et Harghita (la mine de Praid). Mais les matières salines les plus facilement
    exploitables sans recourir à des outillages modernes sont les accumulations
    d’eau salée, à l’exemple de celles de Bucovine et de la Moldavie Subcarpatique.
    De l’autre côté des Carpates, la dépression du Maramourech (nord) est arrosée
    par des centaines de ruisseaux aux eaux salées, tout comme la partie de la
    Transylvanie qui longe la chaîne des montagnes. Le bois a accompagné, depuis la
    nuit des temps, les exploitations de sel, un type particulier de civilisation
    matérielle s’étant ainsi développé dans les régions en question. Valerii Kavruk
    en ajoute des détails:
    Le plus souvent, lorsqu’il s’agit
    des époques anciennes, le bois n’est pas mentionné, car il n’est pas trop
    utilisé à cause de sa périssabilité. En général, les fouilles archéologiques
    découvrent des restes d’une sorte de charbon, le bois étant pratiquement
    détruit par des microbes. En revanche, dans les régions riches en eaux, boues
    ou sols salés, les conditions de préservation du bois sont optimales. Dans
    certaines zones, notamment en Transylvanie, un grand nombre d’installations et
    d’outils en bois se sont conservés dans les couches de boues superposées, dans
    les périmètres des exploitations salines. Cela ne veut pas dire que les gens
    n’ont pas recouru à d’autres matériaux aussi, ni que de tels objets et
    structures n’ont pas existé ailleurs aussi. C’est tout simplement le hasard qui
    a rassemblé ces conditions de conservation du bois.

    « Nous avons trouvé des
    traces de bois sur la plupart des sites archéologiques d’exploitation du sel »,
    poursuit Valerii Kavruk, qui dirige, depuis plusieurs années, les fouilles
    archéologiques de Băile Figa, près de la ville de Beclean, dans le département
    de Bistrița-Năsăud (nord-ouest). Là-bas, une couche de boue salée, de
    trois mètres d’épaisseur, s’est déposée sur le gisement de sel. Cette couche de
    boue conserve à l’intérieur des milliers d’objets et de traces de structures en
    bois, utilisés pour exploiter le gisement, depuis environ 3.500 ans av. J. Ch. jusqu’à
    nos jours. Actuellement, il n’existe nulle part ailleurs en Roumanie autant de
    vestiges en bois de la préhistoire que sur le site de Băile Figa. De tels
    objets et structures se trouvent, certes, dans d’autres endroits aussi, mais
    nous connaissons mieux ceux de Băile Figa, car, pour l’instant, c’est l’unique
    site où les fouilles archéologiques sont
    systématiques., précise-t-il.


    Le bois est un des quelques matériaux qui se conservent très bien dans un
    environnement salin. À Băile Figa, les archéologues ont découverts, par
    exemple, des palissades de renfort en bois de chêne, construites sur les
    terrains où la boue a été excavée pour arriver aux couches de minerai, ainsi
    que les galeries en bois à l’intérieur des mines. (Trad. Ileana Ţăroi)



  • Le photographe Alexandru Tzigara-Samurcaș

    Le photographe Alexandru Tzigara-Samurcaș

    Le nom d’Alexandru
    Tzigara-Sarmucaș est intimement lié aux débuts de l’étude du monde rural
    roumain. Spécialiste du folklore, ethnologue, historien de l’art, professeur de
    l’histoire de l’art aux Universités de Bucarest et de Cernăuți
    (Tchernovtsy) et fondateur de la muséographie roumaine, Tzigara-Sarmucaș fait aussi partie de l’histoire
    de la photographie en terre roumaine. Cette passion l’a amené à immortaliser le
    village et ses gens, beaucoup moins intéressants aux yeux de ses contemporains
    que la vie citadine. La Bibliothèque de l’Académie roumaine a voulu présenter
    au grand public l’œuvre photographique du célèbre ethnologue à travers une
    exposition intitulée « Oltenia de acum un secol în fotografiile lui Alexandru Tzigara-Sarmucaș/L’Olténie
    d’il y a un siècle dans les photos d’Alexandru Tzigara-Sarmucaș »
    . La
    collection de la Bibliothèque contient à présent environ 4000 photos et 1000 clichés
    réalisés par lui.


    Alexandru Tzigara-Samurcaș est
    né à Bucarest en 1872, les mauvaises langues disant qu’il aurait été le fils
    naturel du roi Carol I. Germanophile, il fait des études de philosophie à
    l’Université de Munich, avec une spécialisation en histoire de l’art. Les
    recherches généalogiques ont mis en évidence des ascendances grecques et
    italiennes, mais aussi des liens de parenté avec les familles de boyards
    roumains Kretzulescu et Crețeanu. Tzigara-Samurcaș a épousé une Cantacuzène, ce
    qui lui a facilité l’ascension sociale. Il a rejoint la société littéraire
    « Junimea » (mot roumain vieilli signifiant « jeunesse »),
    d’orientation libérale-conservatrice, et il a commencé à signer des articles
    dans la presse culturelle de l’époque. Lors de l’éclatement de la Grande
    guerre, il s’est montré favorable au maintien de l’alliance de la Roumanie avec
    l’Allemagne, se déclarant contre l’alliance avec la France et la Grande
    Bretagne. Après la fin de la conflagration, des voix se sont élevées pour
    demander des sanctions contre Alexandru Tzigara-Samurcaș, accusé d’avoir
    collaboré avec l’occupation allemande entre 1916 et 1918. Il a résisté aux
    critiques, continuant à enseigner à l’université. Son nom est aussi lié à la
    première émission de radio diffusée en Roumanie le 1er novembre 1928,
    pour laquelle il a écrit un texte spécial. Alexandru Tzigara-Samurcaș est mort
    à Bucarest, en 1952, trois jours avant son quatre-vingtième anniversaire.


    Alina
    Popescu, de la Bibliothèque de l’Académie roumaine, est la commissaire de
    l’exposition Tzigara-Samurcaș : « L’exposition rassemble des photos
    d’églises et de monastères, notamment des fresques et du mobilier, d’Olténie,
    des images essentielles pour comprendre l’aspect d’il y a une centaine d’années
    de ces objets et lieux de culte. Les photos, réalisées entre 1900 et 1930, sont
    d’autant plus intéressantes si on les compare à la réalité d’aujourd’hui. Des
    photographes, notamment des artistes-photographes, avaient aussi existé avant
    Alexandru Tzigara-Samurcaș, des gens qui s’arrêtaient çà et là et prenaient des
    photos d’une église, pour des raisons artistiques ou bien à la demande d’un
    quelconque client. Il y avait également eu des voyageurs touristes munis d’un
    appareil photo. Mais Tzigara-Samurcaș a probablement été le premier à avoir
    délibérément choisi de prendre effectivement des photos endroit par endroit,
    objet par objet, en prenant en compte ses projets personnels ultérieurs, tels
    donner un cursus d’histoire de l’art ou écrire un livre ou, pourquoi pas,
    réfléchir déjà à fonder le Musée national devenu aujourd’hui le Musée du Paysan
    Roumain. »


    Alina
    Popescu a décrit ce que le regard d’Alexandru Tzigara-Samurcaș voyait
    tout autour lorsqu’il immortalisait le monde villageois: « Il voit un
    grand nombre d’églises en ruines, il voit de nombreux édifices, objets, églises
    frappés par la dégradation, l’oubli et le manque d’intérêts des contemporains.
    Même les anciennes chapelles, érigées par les plus ou moins petits boyards sur
    leurs domaines et qui gardent à l’intérieur les portraits en fresque des
    fondateurs, sont plutôt mal entretenues, mal éclairées et abîmées. D’ailleurs,
    ses photos devancent de peu les projets de restauration, assez nombreux, mis en
    œuvre par la Commission des Monuments, entre 1880 et 1940. »


    Quelles différences peut-on
    saisir entre les images actuelles et celles retenues par le regard
    photographique d’Alexandru Tzigara-Samurcaș, il y a plus de 100 ans? Alina
    Popescu croit que le temps a apporté des différences qui ont besoin
    d’explications supplémentaires:
    « Nous avons fait très attention
    à ce que les étiquettes du catalogue et celles de l’exposition contiennent des
    notes explicatives détaillées dans le cas des églises et des objets chez
    lesquels les différences sont très marquées. Un seul exemple pour mieux
    comprendre: dans la commune de Vladimir, les effigies des saints patrons de l’église
    (Saint Constantin, Sainte Hélène, Sainte Parasquève et Saint Jean Baptiste),
    peintes sur la façade ouest, n’existe plus de nos jours. La façade ouest est
    entièrement peinte en blanc, alors que vers 1920 elle était décorée de la
    fresque initiale, réalisée autour de l’année 1800. »



    Les photos réalisées par
    Alexandru Tzigara-Samurcaș il y a plus d’un siècle montrent un monde en retard,
    mais aussi en pleine transformation, un monde que les gens actuels réussissent
    à mieux comprendre grâce à l’avantage du temps passé. Ce monde est arrivé
    jusqu’à nous dû à la technologie d’époque, celle d’aujourd’hui ayant pour
    mission de transmettre au monde de demain ce qu’elle voit dans le présent.
    (Trad. Ileana Ţăroi)



  • Les habitations des communautés juives de Moldavie

    Les habitations des communautés juives de Moldavie

    Présentes depuis fort longtemps dans la création littéraire et de
    folklore, les communautés juives de Moldavie sont également devenues un repère,
    aussi bien positif que négatif, de la mentalité collective roumaine, dans un malheureux
    mélange d’acceptation et de préjugés. Dans un effort de mieux connaître la vie
    quotidienne dans les bourgades moldaves à population majoritairement d’origine
    juive, l’architecte Irina Nemţeanu a récemment publié le livre « Ipostaze
    ale locuirii comunității evreiești din Moldova (1775 – 1930)». Cette démarche
    est partie du constat que l’histoire du multiculturalisme dans l’espace roumain
    a eu une influence sur le tissu urbain et sur l’architecture locale. Quant à
    l’histoire de la migration et de l’établissement des Juifs dans l’espace
    moldave, ces aspects ont aussi été liés aux politiques sociales et économiques
    mises en œuvre par les pouvoirs étrangers dominant la Moldavie historique:
    l’empire des Habsbourg, l’empire ottoman et celui des tsars.






    Les premiers Juifs sont venus s’installer sur ces terres bien
    avant 1775, lorsque les vagues de migration s’intensifient. Ils ont bénéficié
    d’une politique spéciale de l’empire ottoman, pouvoir suzerain de la Moldavie,
    qui détenait le monopole de la commercialisation internationale de nombreuses
    marchandises en provenance de la principauté. Dans ce contexte, l’installation,
    sur ce territoire, de commerçants étrangers – libres des contraintes appliquées
    aux commerçants autochtones – a encouragé le transit commercial vers des
    régions extérieures à l’empire, tout en préservant la route moldave en tant que
    l’une des principales routes commerciales régionales.






    L’architecte Irina Nemțeanu fournit d’autres détails là-dessus. TRACK 1: L’histoire de ces communautés de Moldavie ne commence pas à la fin du XVIIIème
    siècle, mais bien avant. Nous avons des informations sur les anciennes
    communautés de Siret et d’Iași datant du XVIIème siècle. En revanche, les
    événements de la fin du XVIIIème siècle représentent un phénomène beaucoup plus
    visible du point de vue urbain. Un très grand nombre de communautés commencent
    à migrer vers la Moldavie, dans un contexte qui explique bien des aspects de
    l’histoire des espaces extérieurs à la Moldavie. Je pense au fait que l’empire
    des Habsbourg s’empare de plusieurs territoires, dont la Bucovine, mais je
    pense aussi à l’espace de la zone de résidence de l’empire des tsars, par
    exemple. Ensuite, nous devons prendre en compte les contraintes appliquées aux
    communautés juives, qui souhaitaient avoir un certain degré de liberté d’habitation et de pratique du commerce, une
    liberté qu’elles ont plutôt trouvé en Moldavie. Ici, de certains points de vue,
    la situation était meilleure que ce qu’il se passait à l’extérieur de ce
    territoire.






    En Moldavie, traversée dès le Moyen Âge par d’importantes routes
    commerciales internationales, les bourgs commerçants s’étaient multipliés à
    travers le temps. Les Juifs ont choisi de s’y installer et, dans certains cas,
    ils ont réussi à raviver l’activité dans les endroits frappés par la pauvreté.




    Irina Nemțeanu raconte: Nous parlons des grands bourgs de
    Moldavie, auxquels le contexte politique et surtout économique a attaché une
    nouvelle dimension à partir du début du XIXème siècle. Je pense à Iași, Roman,
    Dorohoi, et autres tels centres. Mais nous parlons aussi de bourgades, petites
    agglomérations qui ont commencé à se développer justement dans ce contexte
    économique modifié et qui se sont formées en assumant un rôle commercial à
    proximité de communes déjà présentes sur les domaines de boyards moldaves. Il y
    a plein d’exemples en ce sens: Podu Iloaiei, Frumușica dans le département d’Iași,
    Ștefănești, Berești. Un tas d’exemples qui témoignent en fait d’un phénomène
    présent sur tout le territoire, mais qui s’est aussi développé en fonction de
    certaines périodes historiques et des vagues d’immigration ayant marqué ces
    communautés, principalement formées de petits commerçants, dont de très
    nombreux Juifs.






    Les maisons et les échoppes juives de la
    région respectaient le modèle archiconnu des habitations de commerçants de
    partout: soit le commerce au rez-de-chaussée et l’habitation familiale à
    l’étage, soit la boutique à l’avant et les pièces habitées par la famille à
    l’arrière.






    Irina
    Nemțeanu ajoute d’autres détails sur les caractéristiques des quartiers juifs
    de ces bourgs : On ne peut pas parler d’une architecture
    juive, mais il existe des éléments communs au niveau de la région. Ce qui est
    évident c’est l’intention de systématiser certaines fonctions autour d’une
    artère commerciale très solide, ainsi qu’une intention de cacher le côté
    communautaire et religieux. Ce dernier aspect est aussi lié à l’État-hôte qui
    impose des règles d’intégration à ces communautés. Par ailleurs, du moins
    jusqu’au milieu du XIXème siècle, les communautés préféraient probablement
    cacher leurs lieux de culte. C’est ce qui explique le fait que, le plus
    souvent, les synagogues ne sont pas visibles, (…) étant cachées derrière les
    maisons et les échoppes, qui avaient donc une double fonction. C’est la raison
    pour laquelle, cette caractéristique spatiale des communautés juives a réussi à
    résister notamment à la périphérie des villes jusqu’au début du XXème siècle.







    Comment la cohabitation des Juifs
    avec la population majoritaire s’est-elle déroulée, compte tenu de cette
    démarche de cacher les aspects religieux de la vie de la communauté? L’architecte
    Irina Nemțeanu explique : Ce sont deux choses différentes. Il s’agit,
    d’une part, du fait que ces communautés habitaient dans des bourgs où l’habitat
    était visiblement diffus, mixte, il y avait donc des relations avec d’autres
    groupes allogènes ou autochtones, dans une sorte de mosaïque culturelle.
    D’autres parts, dans les bourgades, justement le simple fait que ces
    communautés étaient, en quelque sorte, majoritaires créait l’impression d’une
    agglomération quasi juive. Ce n’était pas une intention planifiée, mais le
    résultat de l’installation de gens ayant un certain passé culturel commun.







    À présent, le visage de ces anciens
    bourgs commerciaux de Moldavie a beaucoup changé, de nombreuses maisons de
    familles juives ayant disparu à travers le temps. Celles qui sont encore debout
    devraient être mieux conservées et mises en valeur, tout comme le contexte
    historique et ethnique qui les a vues naître. (Trad. Ileana Ţăroi)

  • Ulysse de Marsillac (1821-1877)

    Ulysse de Marsillac (1821-1877)

    L’Occident a
    découvert et redécouvert l’espace est-européen périodiquement durant le dernier
    millénaire. Mais c’est depuis le XVIIIème siècle que l’Occident européen a inventé
    l’Europa de l’Est telle que nous la connaissons aujourd’hui, un processus dans
    lequel les Français ont joué un rôle crucial, dû à l’impact de la révolution de
    1789-1795 et au projet d’État moderne porté par elle. L’espace roumain,
    composante du monde oriental, a lui-aussi fait l’objet de découvertes menées
    par plusieurs générations de Français, la toute première en ayant été celle des
    consuls de France à Bucarest et à Iași. Les événements internationaux de la
    première moitié du XIXème siècle qui ont abouti à l’apparition de l’État
    roumain moderne ont poussé d’autres générations de citoyens de l’Hexagone à
    migrer aux bouches du Danube et à raconter le nouveau monde découvert là-bas. Parmi
    les Français qui ont consacré des textes pittoresques au Bucarest du XIXème
    siècle, le nom du professeur et journaliste Ulysse de Marsillac est lié à la
    francophonie de la génération roumaine du milieu du XIXème siècle.


    Certes,
    de Marsillac a été français, mais il a aussi été roumain en égale mesure. Il
    s’est tellement identifié à l’esprit roumain qu’il a choisi de rester à
    Bucarest jusqu’à la fin de sa vie. Né à Montpellier en 1821, de Marsillac est
    arrivé à Bucarest en 1845, quand il avait 24 ans. Il y a enseigné à l’École
    militaire, au Collège/Lycée national « Sfântul Sava » et à
    l’Université. En tant que journaliste, il a écrit au bimensuel « La Voix
    de la Roumanie », qu’il avait fondé en 1861 et qui a cessé de paraître en 1866.
    Ensuite, entre 1866 et 1870, il a été le rédacteur en chef du « Moniteur
    Roumain », et il a créé « Le Journal de Bucarest » en 1870, où
    il a publié ses articles jusqu’en 1876. Il a également écrit plusieurs livres,
    le plus populaire en ayant été « Le Guide du Voyageur à Bucarest »,
    paru en 1872.


    Vingt
    ans après son arrivée en Roumanie, Ulysse de Marsillac se souvenait du visage
    du nouveau monde qu’il découvrait à peine, sans se douter qu’il allait y
    passait le reste de sa vie: « À
    Giurgiu, je montai dans un chariot. En
    réalité, c’était une caisse trapézoïdale faite en bois, sans clous, sans aucune
    trace de ferronnerie, juste des cales en bois. La caisse, fixée sur quatre
    roues polygonales, était remplie de foin. Une grosse quantité de foin était un
    luxe absolu. Le passager s’accroupissait dans le foin, s’accrochant aux bords
    de la caisse, tirée par quatre infatigables chevaux de petite taille et d’une
    laideur incontestable, qui faisaient avancer doucement l’attelage, secoué par de
    grosses pierres dans les rues abîmées, par les routes défoncées et les bûches
    éparpillées dans les forêts. Les premiers instants, on se sentait abasourdi, la
    tête tournait, le corps se cherchait un équilibre introuvable; au bout d’une
    heure, une douleur terrible s’emparait du bas du dos, les entrailles se
    tordaient; après deux heures de route, les tortures de l’Inquisition
    traversaient l’esprit du voyageur, ces tortures qui ne tuaient pas tout le
    temps. Et puis le moment arrivait quand le bourreau-cocher s’approchait, en
    souriant gentiment, pour vous annoncer que vous étiez arrivé à destination et
    vous demander un bakchich. »



    Les
    descriptions mises en page par Ulysse de Marsillac résonnaient avec les temps.
    L’auteur remarquait, avec enthousiasme, les transformations traversées par
    Bucarest et par la société roumaine. Sandra Ecobescu, présidente de la
    Fondation Calea Victoriei, a remarqué le fait qu’Ulysse de Marsillac avait
    compris la ville et les Roumains plus profondément que ce que nous serions
    tentés de croire: « Ce monsieur français amoureux de
    Bucarest a écrit un chapitre qu’il a appelé « Lăutarii/Les
    ménétriers », mais dans lequel il ne parle pas uniquement de ces musiciens
    populaires. Il a consacré des pages entières à leurs habits, leur musique,
    leurs traditions. En fait, il parle du folklore, ce qui est intéressant, car l’on
    a parlé de l’Orient, de la souche byzantine ou orientale et de cette tradition,
    qui, en fin de compte, définit les Roumains et qu’il faut embrasser entièrement.
    Les Roumains ne sont pas uniquement des Occidentaux, leurs racines ne poussent
    pas uniquement à Rome, ils ne sont pas uniquement des Romains. En fait, ils
    sont un mélange très complexe. Le voyageur étranger, qui se rend ici, trouve aussi
    la souche traditionnelle. »



    Gheorghe
    Crutzescu, l’auteur du très populaire livre « Podul Mogoșoaiei. Povestea
    unei străzi/Le Pont de Mogoșoaia. L’histoire d’une rue » de 1943, écrivait
    ceci sur Ulysse de Marsillac, qui avait habité sur Calea Victoriei, nom actuel
    de la rue sujet du livre: « Je ne
    pense pas que cette ville ait eu un chroniqueur plus honnête et plus
    bienveillant que cet étranger. Il n’y a pas eu de changement en bien, aussi
    insignifiant fût-il, ni de progrès, aussi minime fût-il, qu’il ignore. Et en
    même temps, quel amour pour notre passé, qu’il connaissait tellement bien. »

    Les Roumains avaient parmi eux un étranger qui tenait leur monde à cœur et le
    voulait meilleur. La mort du Français à l’âme roumaine en 1877, l’année où
    l’armée roumaine se lançait dans la guerre qui allait aboutir à l’indépendance
    de l’État roumain, inspirait à Gheorghe Crutzescu les lignes suivantes: « en 1877, Ulysse de Marsillac rendait
    son âme, victime d’une grave maladie. Il avait eu encore le temps d’écrire un
    article dans lequel il souhaitait la
    victoire des troupes roumaines en train de traverser le Danube. »
    (Trad.
    Ileana Ţăroi)

  • Double célébration de l’écrivain roumain Urmuz

    Double célébration de l’écrivain roumain Urmuz

    L’année 2023 est doublement
    anniversaire pour le monde littéraire roumain: deux célébrations consacrées à Urmuz,
    un des écrivains roumains les plus étranges mais aussi les plus influents – le
    cent-quarantième anniversaire de sa naissance et le centenaire de sa mort.


    Né en 1883, Urmuz a produit une œuvre non-conformiste
    qui annonce le dadaïsme, le surréalisme et le théâtre de l’absurde et dont
    l’influence s’est étendue jusqu’au post-modernisme contemporain. Cependant, sa
    notoriété posthume est bien loin de sa vie très discrète, conclue tragiquement
    par un suicide. Le mathématicien Gheorghe Păun, un passionné de littérature et
    de l’œuvre d’Urmuz, développe la biographie de l’écrivain dont le nom retenu
    dans les registres d’État civil était Demetru
    Dem. Demetrescu-Buzău: Il est né il y a 140 ans à Curtea-de-Argeș,
    le jour du 17 mars, selon le calendrier julien. Ce qui explique la célébration
    du 30 mars. Son père, le médecin Dimitrie Ionescu-Buzău, travaillait à
    l’hôpital et enseignait aussi au Séminaire théologique de la ville. Urmuz a
    seulement passé environ cinq ans à Curtea-de-Argeș, car la famille déménage à
    Bucarest en 1888. Dans la capitale, il est élève au Lycée « Gh. Lazăr »,
    où, chose très intéressante, étudiaient aussi les futurs écrivais Vasile
    Voiculescu et George Ciprian, tous les deux nés dans la ville ou la région de
    Buzău, tout comme, paraît-il, le père d’Urmuz. Voiculescu et Ciprian racontent
    dans leurs mémoires les facéties prodiguées ensemble à l’époque de leur
    jeunesse.



    Le caractère anxieux du futur
    écrivain l’a empêché de trouver sa place dans la société et la culture de son
    époque. Gheorghe Păun raconte:
    Il a fait une année de médecine, poussé
    par son père, mais il n’a pas réussi à tenir. Il a ensuite fait des études de
    droit et il a été juge dans plusieurs communes des départements d’Argeș et de Dâmbovița,
    et aussi dans la région de Dobroudja. Il a fini comme greffier à la Haute Cour
    de Cassation, à Bucarest. Il voulait absolument vivre dans la capitale. Il
    était amoureux de la musique, il faisait du piano depuis son plus jeune âge, sa
    mère chantait. Selon sa sœur, il avait commencé à écrire en 1907-1908. Ses
    textes, il les envoyait à Ciprian, qui les lisait ensuite devant les clients
    des cafés bucarestois. L’avant-garde roumaine et celle européenne étaient en
    train de naître. Et Urmuz était indéniablement au courant de bien des choses.
    Dommage qu’il mourût trop tôt. Il s’est suicidé en 1923 pour des raisons qui demeurent
    obscures, mais il existe tout de même quelques explications plausibles. Selon
    les informations auxquelles j’ai eu accès, il aurait été malade. Ciprian
    lui-même affirmait qu’Urmuz risquait de paralyser. Pourtant, il est tout aussi vrai que le suicide était devenu
    une sorte de mode dans les milieux avant-gardistes de l’époque. Ils ont été
    plusieurs à le faire ou essayer d’y arriver. Urmuz était aussi, probablement,
    dépressif et intimidé par l’autorité paternelle depuis son enfance.
    Personnellement, je ne crois pas que cela ait été l’élément décisif, mais
    plutôt la maladie dont on parle.



    Dans le monde littéraire, le poète
    Tudor Arghezi fut le seul à avoir reconnu le talent d’Urmuz quand il était
    encore vivant, publiant en 1922 quelques textes dans la revue « Cuget
    românesc », que le poète dirigeait à l’époque. Les deux textes furent « Algazy & Grummer » et « Ismaïl
    et Turnavitu », que leur auteur avait constamment
    ciselés jusqu’au dernier instant de sa vie, raconte Gheorghe Păun: Il se plaignait de la vie ennuyeuse
    qu’il menait en tant que greffier. Il voulait à tout prix faire de la musique
    et d’ailleurs il a étudié une année au Conservatoire. Ses partitions se sont
    malheureusement perdues. Il vouait un respect absolu au texte, dont il
    produisait plusieurs dizaines de variantes, selon l’écrivain également
    avant-gardiste Sașa Pană. La personnalité d’Urmuz est difficile à cerner. Il
    avait de vastes connaissances et il savait parfaitement ce qu’il valait. Il éprouvait
    un respect absolu au texte, jusqu’à la moindre virgule. Arghezi, qui l’a
    publié, racontait qu’Urmuz se rendait à l’imprimerie durant la nuit pour
    vérifier si les virgules étaient placées aux bons endroits. Ce qu’il créait
    était différent des morceaux dadaïstes de Tristan Tzara, qui ne faisait
    qu’extraire les mots d’un bonnet pour les écrire sur une feuille de papier.



    Urmuz fut découvert après sa mort par les
    avant-gardistes de l’entre-deux-guerres, une partie de son œuvre ayant été
    publiée, dans les années 1920, dans la revue Contimporanul, d’Ion Vinea et Marcel Iancu. Une décennie
    plus tard, les écrivains Sașa Pană et Geo Bogza ont publié dans la revue UNU la
    plupart des textes d’Urmuz, que la sœur de l’auteur leur avait donnés. Mais de
    nombreux autres textes se sont perdus ; néanmoins, ceux qui restent
    suffisent largement pour donner à Urmuz un statut jamais imaginé et reconfirmé
    après la révolution de 1989. Pourtant, le régime communiste avait supprimé des
    traces biographiques de l’écrivain, telles sa maison familiale, ajoute Gheorghe
    Păun: La maison n’existe plus que sur une
    seule image récupérée à partir de photos partielles et reconstruite sur
    ordinateur. L’immeuble a été démoli en 1984, pour laisser la place à un autre,
    à plusieurs étages. Évidemment, Urmuz n’a pas été visible avant la Révolution. Jusqu’il
    y a deux ou trois années, peu de gens de Curtea de Argeș savaient quoi que ce
    soit sur Urmuz. Aujourd’hui, ils en sont beaucoup plus nombreux, car une belle
    plaque en bronze a été fixée sur le mur extérieur de ce nouvel immeuble, en
    souvenir de la maison natale de l’écrivain. À Curtea de Argeș, on trouve
    actuellement aussi un bar « La Urmuz/Chez Urmuz », où une plaquette
    avec des textes d’Urmuz est étalée sur une table, pour les amateurs de lecture.



    Parmi les
    textes posthumes d’Urmuz, Les Chroniqueurs, L’Entonnoir et Stamate, Fuchsiada
    et Le Voyage à l’étranger sont les plus connus.
    « Pâlnia și Stamate/L’Entonnoir et Stamate » a été traduit
    en 23 langues. (Trad. Ileana Ţăroi)

  • L’écrivaine Hortensia Papadat-Bengescu

    L’écrivaine Hortensia Papadat-Bengescu


    Dans le monde littéraire roumain de l’entre-deux-guerres, Hortensia Papadat-Bengescu a été une des premières et des plus importantes voix du renouveau du roman. En plus, le fait que la nouvelle voie était ouverte par une femme a eu pour résultat la canonisation et la singularisation de l’autrice parmi les plutôt nombreuses et talentueuses écrivaines de son époque. C’est ce qui explique le fait que, dans les manuels scolaires et même dans la perception du grand public, Hortensia Papadat-Bengescu semblait la seule écrivaine de l’entre-deux-guerres digne d’une place dans la mémoire littéraire. Rien de plus faux, d’autant plus qu’avant son début littéraire, elle avait connu le sort des femmes de son temps.



    Née en 1876 dans une famille aisée qui avait produit d’autres écrivains aussi, Hortensia Papadat-Bengescu avait seulement vingt ans lorsqu’elle a épousé le magistrat Nicolae Papadat, qu’elle allait accompagner d’une ville à une autre, suivant les transferts professionnels spécifiques de son mari. Mère de plusieurs enfants, elle a consacré de nombreuses années de sa vie à sa famille et à son foyer. Le critique littéraire Paul Cernat continue à raconter l’histoire de Hortensia Papadat-Bengescu: Hortensia est sans aucun doute un cas spécial de la littérature roumaine. Sa biographie a été marquée par le manque de volonté de ses parents de la laisser faire des études à l’étranger, en France plus précisément. Elle s’en est vengée en épousant ce magistrat, Nicolae Papadat, qui comprenait très peu à la littérature et qui lui a pourri la vie. Certes, ils ont eu cinq enfants ensemble. Le gars était quelqu’un de décent, mais pour celle qui allait devenir l’écrivaine Hortensia Papadat Bengescu, ce mariage ne fut pas ce qu’elle aurait souhaité. Elle a dû attendre la quarantaine pour faire enfin ses débuts littéraires. D’abord sous un nom de plume, avec l’appui d’une amie écrivaine, Constanța Marino-Moscu, membre du cercle de la revue Viața Românească (La vie roumaine) d’Iași, qui lui facilite la publication des textes dans la revue dirigée par l’écrivain et le critique littéraire Garabet Ibrăileanu. D’ailleurs, celui-ci allait vite devenir le mentor de Hortensia Papadat Bengescu. Elle avait eu ce complexe, causé probablement par le manque d’études supérieures. Elle s’était cherché un mentor, trouvé d’abord en la personne d’Ibrăileanu, et puis, plus tard, en celle d’Eugen Lovinescu.



    Garabet Ibrăileanu et Eugen Lovinescu étaient les chefs de file de deux groupements littéraires idéologiquement opposés – le premier conservateur et le second modernisateur, alors le rapprochement de Hortensia Papadat-Bengescu avec le cénacle « Sburătorul » fut considéré comme une trahison par les affiliés à Viaţa Românească. Au fait, Lovinescu encourageait la modernisation et la synchronisation de la culture roumaine avec la culture occidentale, ce qui était en accord avec les aspirations des écrivaines. Débutée en 1919, la collaboration de Hortensia Papadat-Bengescu avec « Sburătorul » est devenue permanente après le déménagement de l’écrivaine à Bucarest en 1933. D’ailleurs, ce fut sous la coordination de Lovinescu qu’elle avait écrit ses meilleurs romans, les plus connus aussi, rassemblés dans ce que l’on a appelé « le cycle de la famille Hallipa ». Paul Cernat ajoute: Il y a eu un autre moment très important qui a laissé son empreinte sur l’oeuvre de Hortensia. C’est son expérience d’infirmière durant la Grande Guerre, quand elle affronta l’horreur de la mort, de la destruction, des corps dépecés par la guerre et anéantis par les épidémies. Cela explique aussi, peut-être, l’obsession de la maladie que nous retrouvons dans ses grands romans des années 1920 – 1930, écrits grâce à l’ambiance du cénacle « Sburătorul » de Lovinescu. Selon lequel, cela aurait joué un rôle dans l’objectivation de l’autrice, dont le regard avait abandonné l’abyssale l’intériorité féminine pour se tourner vers le social, vers le monde réel, extérieur. Le cycle de la famille Hallipa est une fresque psycho-sociale de la Roumanie des années 1920-1930, mais aussi une radiographie d’une humanité malade, décomposée par une vitalité toutefois paradoxale dans son côté morbide.



    Ses romans assureront à Hortensia Papadat-Bengescu une place parmi les grands romanciers de l’entre-deux-guerres et, jusque récemment, dans les manuels de littérature du lycée. Le critique littéraire Paul Cernat explique l’importance de son œuvre: Hortensia a débuté très tard, lorsqu’elle était déjà une dame dont les enfants étaient déjà grands. Ce n’est donc que lorsque ses enfants ont grandi qu’elle peut se permettre le luxe de faire son début littéraire. Nicolae Papadat n’aurait pas accepté que cela se passe plus tôt, car à ses yeux cette activité était insupportablement frivole et même moralement dangereuse. Mais ce début tardif a conféré à Hortensia une prestance de grande dame au sein du cénacle de Lovinescu, pas dans celui d’Ibrăileanu. A l’époque, les critiques, y compris féministes, parlait de l’identité masculinisée de Hortensia. Mais, en dépit des apparences, elle ne s’était pas laissé modeler. Elle avait su cultiver sa propre personnalité, qui s’était imposée par la construction massive, solide et complexe des romans, par les grosses mises du jeu littéraire qu’elle pratiquait. Moi, je n’hésite pas à placer Hortensia près de Virginia Woolf au plan de la valeur littéraire, sans la capacité théorique de celle-ci. Malheureusement, sa canonisation en tant qu’exception féminine par des maîtres de la critique, tels Lovinescu et Ibrăileanu, a jeté de l’ombre sur d’autres écrivaines. Ou les a injustement placées dans son sillage, dans sa descendance. C’est aussi un peu injuste le fait que la personnalité vraiment importante de Hortensia a entraîné le rejet de ces autrices par les critiques, notamment hommes, qui les ont placées dans une sorte de catégorie mineure, qui ne tient pas la route face à une lecture sans préjugés.



    Hortensia Papadat-Bengescu s’est éteinte en mars 1955, durant la première décennie du régime communiste de Roumanie, oubliée aussi bien par le public que par les critiques littéraire asservis au réalisme socialiste. Son œuvre sera redécouverte beaucoup plus tard. (Trad. Ileana Ţăroi)




  • Le philosophe Mihai Șora (1916-2023)

    Le philosophe Mihai Șora (1916-2023)

    Le philosophe et essayiste roumain Mihai
    Șora s’est éteint à Bucarest, en ce début de printemps. Il fut un des
    intellectuels de ce pays à avoir vécu sous plusieurs régimes politiques et
    assisté aux grands bouleversements de l’histoire du XXème siècle. Mihai Șora
    laisse derrière lui son œuvre, bien-sûr, mais aussi plusieurs performances
    assez singulières. Par exemple, si quelqu’un avait réalisé un classement de la
    longévité, il y aurait occupé à coup sûr une place de tête, puisque peu de gens
    peuvent se vanter d’avoir atteint l’âge de 106 ans. Autre performance – l’année
    de sa naissance, en pleine Grande Guerre, dont la fin, en 1918, allait voir
    naître la Grande Roumanie. Mihai Șora avait même l’habitude de plaisanter en
    disant « je suis plus vieux que la Grande Roumanie ». Performance
    également – la parution chez Gallimard,
    en 1947, de son volume « Du
    dialogue intérieur. Fragment d’une anthropologie métaphysique »: il fut le
    premier auteur roumain auquel la prestigieuse maison d’édition française
    faisait confiance. Et puis Mihai Șora fut
    aussi un protestataire, le plus âgé des manifestants antigouvernementaux
    rassemblés sur la Place de la Victoire, à Bucarest, en 2017 : il avait 100
    ans.


    Mihai Șora est né en novembre
    1916, dans la famille d’un prêtre du Banat, à l’époque province à population
    roumaine majoritaire de l’Austro-Hongrie. Il a fait des études de philosophie
    et de langues classiques à l’Université de Bucarest. En 1938, il se rend en
    France avec une bourse d’études et, durant l’occupation allemande de la
    deuxième guerre mondiale, il écrit sa thèse de doctorat sur Blaise Pascal. C’est
    durant la guerre que se produit l’égarement communiste de Mihai Șora, qui adhère au Parti communiste français. Ses sentiments profondément
    antifascistes, comme ceux de tant d’autres intellectuels de son temps, furent manipulés et
    détournés vers le communisme, l’autre visage du régime totalitaire criminel.
    Heureusement, il allait guérir de l’illusion communiste. De retour en Roumanie
    pour voir ses parents en 1948, le régime communiste l’empêche de rentrer en
    France, où son épouse et ses enfants l’attendaient, l’obligeant ainsi à vivre
    tout le reste de sa vie en Roumanie.


    Mihai Șora a été proche du Groupe
    de lași, rassemblant des intellectuels (écrivains, essayistes, philosophes,
    traducteurs) qui essayaient de s’opposer au régime communiste dans les années
    1970. Sorin Antohi, ancien membre du Groupe de Iași, se souvenait de l’aide
    fourni par Mihai Șora: « Tereza Culianu-Petrescu le disait
    très bien: Mihai Șora était notre ami, celui qui se rendait tellement souvent à
    Iași. Il passait tant de temps avec nous et il faut raconter les choses moins
    connues. Oui, il transportait des documents qu’il fallait faire sortir de
    Roumanie: lettres, éditions de revue et autres. Il fallait les envoyer à
    l’étranger par différents moyens. Et encore oui, Mihai Șora a joué le rôle du
    courrier au moins trois fois pour de tels documents. »



    Après 1945, la Roumanie vivait à
    fond l’utopie communiste, les intellectuels et la société entière se heurtaient
    aux mêmes privations matérielles et spirituelles. L’absurde quotidien était à
    son apogée et Sorin Antohi se souvenait du comportement de Mihai Șora, guéri de
    ses illusions politiques, dans une situation où la réalité et l’utopie
    idéologique étaient complètement séparées: « J’évoquerais Mihai Șora une
    dernière fois et de la manière suivante: il fait l’objet d’un grand débat sur
    internet. Moi, je vais publier prochainement un texte dont le titre sera
    « Les Silences de Mihai Șora ». Les gens ne savent pas car ils n’ont
    rien vu, ils n’ont pas été témoins, donc ils ne connaissent pas non plus les
    silences de Mihai Șora. Et si jamais il y a eu des silences éloquentes, ce sont bien les
    siennes. En voici un seul exemple: en 1986, j’ai organisé une conférence sur
    l’utopie à l’Université d’Iași, et pour moi Mihai Șora y était l’invité vedette.
    Ils étaient tous des invités vedettes, mais lui, il l’était plus que tous les
    autres. Quand je lui ai donné la parole, Mihai Șora s’est levé, s’est arrêté
    devant le pupitre des interventions, a regardé assez intensément la salle et s’est
    tourné sur ses pas pour rejoindre calmement sa place. Je l’ai dit alors, je le
    redis maintenant: il existe des choses mieux servies par le silence. Au lieu de
    parler d’utopie dans une dystopie, comme nous voulions le faire dans notre
    forme de subversion et de contreculture, Mihai Șora a gardé le silence. »



    Après 1989, Mihai Șora a participé
    à la renaissance de la politique en Roumanie, ayant assumé le portefeuille
    ministériel de l’éducation. En tant que membre du Groupe de dialogue social et
    de l’Alliance civique, il a aussi pris part à la construction de la société
    civile en Roumanie. Mihai Șora a été une voix publique active jusqu’à la fin de
    sa vie. (Trad. Ileana Ţăroi)

  • L’écrivain Marin Sorescu

    L’écrivain Marin Sorescu

    L’écrivain Marin Sorescu vit le
    jour en février 1936, dans le village de Bulzești, dans le département de Dolj,
    dans le sud de la Roumanie. Auteur prolifique, poète, dramaturge et critique
    littéraire, Marin Sorescu était l’un des auteurs les plus connus et appréciés
    sous le régime communiste, en Roumanie comme à l’étranger. Après son décès en
    1996, à l’âge de 60 ans, l’écrivain roumain est tombé dans l’oubli, une
    tournure surprenante que personne n’avait envisagée au vu de la notoriété dont
    il jouissait de son vivant.

    Notre invité Paul Cernat, historien et critique
    littéraire, a accepté de revenir avec nous sur la vie de Marin Sorescu: « Marin Sorescu était originaire
    d’Olténie, et plus précisément du village de Bulzești, dans le département de
    Dolj, une région qu’il a mise à l’honneur dans nombre de ses ouvrages, mais
    plus particulièrement dans son cycle lyrique-épique « La lilieci »
    (Chez les chauves-souris), l’un de ses plus grands chefs d’œuvre. Il a commencé
    ses études à Craiova, au Collège « Les Frères Buzeşti », avant
    d’entamer une carrière militaire à Predeal, une expérience qui le marqua profondément
    et qu’il évoque dans son recueil de poèmes publié posthume. Il étudie ensuite à
    la Faculté de philologie dans les années 1950. Il obtient sa licence en 1960 et
    débute sa carrière de poète peu de temps après, pendant la
    déstalinisation. »



    Grâce à son talent littéraire, Marin
    Sorescu s’est vite fait connaître. Auteur prolifique, il a beaucoup été publié
    et s’est fortement impliqué dans la vie littéraire de l’époque, ce qui lui a
    aussi valu d’être traduit dans plusieurs langues. Outre ses célèbres recueils
    de poésies comme « Chez les chauves-souris », l’auteur écrit aussi
    des pièces de théâtre comme « Iona », « Cousin Shakespeare »,
    « Le rhume », ou encore des livres pour enfant comme « Par où
    s’enfuir de la maison » et « Le coq au cou tordu ». Sa notoriété
    lui a valu d’ailleurs d’échapper au scandale du mouvement philosophique de la « Méditation
    transcendantale ». Au début des années 1980, le régime communiste mit au
    ban certains intellectuels influents pratiquant le yoga et la méditation
    orientale. Parmi eux, Marin Sorescu, qui, malgré les faits, ne perdit ni son
    emploi ni son statut social. Paul Cernat nous raconte : « A partir des années 1970, il commence à se faire connaître en
    Roumanie mais aussi à l’étranger. Il est décrit comme un globe-trotteur,
    traduit dans de nombreuses langues et de nombreux pays. Il a entretenu des
    liens très étroits avec des poètes et des écrivains de renom, avec qui il a
    fait des entretiens ou des conférences partiellement retranscrits dans l’ouvrage « Traité
    d’inspiration » publié en 1985. Il a aussi été impliqué dans plusieurs
    polémiques. C’était un critique littéraire véhément, plein de verve et d’idées.
    Il s’est hissé au rang des auteurs classiques dès l’âge de 40-50 ans. Dans les
    années 1980 il constituait déjà, à bien des égards, un repère dans la
    littérature roumaine. Après 1990, il a même fait carrière en politique,
    notamment en devenant ministre de la Culture. Beaucoup ont d’ailleurs été déçus
    par ses idées politiques après 1990. Ce n’était pas un calcul très inspiré de
    sa part, le contexte étant assez tendu à l’époque, avec des conflits politiques
    et culturels qui l’ont affecté, précipitant sa fin. Il est décédé d’un cancer à
    la fin de l’année 1996 avant de pouvoir fêter ses 61 ans.»




    Même s’il n’a pas
    vécu longtemps après la chute du communisme, Marin Sorescu a
    tout de même eu le temps d’obtenir le Prix Herder et a réussi à soutenir sa
    thèse de doctorat en philologie à l’Université de Bucarest. À sa mort, l’auteur
    laissa derrière lui une quinzaine de manuscrits de poèmes, d’essais, de
    journaux et de romans, tous rédigés dans le style unique qui fit son succès. Paul Cernat nous raconte ce qui distinguait Marin
    Sorescu : « Il combinait humour et gravité, avec une
    once de tragique. Pour moi, Marin Sorescu était à la littérature ce que
    Brancusi était à l’art. Je pense que cette combinaison entre fraîcheur
    démystifiante et mythologie du substratum est une des caractéristiques de Marin
    Sorescu. Il y avait aussi un mélange d’humour typique de la région d’Olténie
    (sud) et de méditation inquiète sur le sens de l’existence. Marin Sorescu
    semble avoir une double personnalité : un côté qui rit, un autre qui
    pleure. Cela dépend de ce que nous voulons mettre en avant. Certains ont vu en
    lui plutôt un parodiste ou un humoriste. Mais il est en égale mesure un esprit
    grave, qui se propose en fait de réhabiliter les mythes et de les sauver dans
    ce monde moderne par le biais de l’ironie, de la familiarité, de la
    communication. Et, à mon avis, il lui réussit. Plus encore, il est un des
    écrivains roumains les plus « exportables » pour ainsi dire. Il a reçu
    toute sorte de prix internationaux. Mais son œuvre est aussi un mélange très
    efficace de local et d’universel. Enfin, je dirais que l’existence posthume de
    Marin Sorescu mérite elle aussi de l’attention, car elle a connu à son
    tour des hauts et des bas. Sa réception par le public a traversé une période
    d’ombre, mais les choses ont peu à peu changé et désormais l’œuvre de Marin
    Sorescu revit un moment faste. »

    Voilà pour cet auteur roumain moderne, qui
    a connu un grand succès, pour passer dans un cône d’ombre pendant quelques
    décennies et qui désormais commence à regagner sa place. Malgré ces hauts et
    ces bas, Marin Sorescu est un nom de marque de la littérature roumaine du XXème siècle.

  • La colonne sans fin des héros

    La colonne sans fin des héros

    « La Colonne sans fin », l’œuvre la
    plus connue du grand sculpteur Constantin Brâncuși, forme, avec « La Porte
    du baiser », « L’Allée des chaises » et « La Table du
    silence », l’ensemble monumental « La Voie des Héros » de la
    ville de Târgu Jiu, au sud-ouest de la Roumanie. L’impressionnant monument,
    haut de 30 de mètres, a fait l’objet de nombreuses explications, mais la
    signification la plus partagée est celle d’une offrande aux héros tombés durant
    la première guerre mondiale, entre 1916 et 1919. Le grand artiste a ainsi rendu
    hommage au sacrifice assumé par des gens quelconques à travers une œuvre unique
    et universelle.

    Le Pr Adrian Tudor, de l’Université de Târgu Jiu, a participé
    aux travaux de restauration et de protection de la Colonne dans les années 2000.
    Il a tenu à souligner le lien direct qui existe entre la sculpture de Brâncuși
    et ceux qui ont défendu leurs idées et valeurs au prix de la vie sur le front
    de la Grande guerre: « Tous les spécialistes et les
    critiques d’art considèrent que la « Colonne sans fin », ou la
    « Colonne de l’infini » par son appellation populaire, est la
    synthèse et le testament artistique de Brâncuși. Le critique d’art Ion
    Pogorilovschi disait que si on la regarde sous des angles différents, la
    colonne rappelle une autre œuvre du Maître. Si nous regardons la force d’un
    rhomboïde, d’un module, nous voyons la Maiastra. Sous un autre angle, nous
    voyons une partie du Grand coq, une autre œuvre que Brâncuși avait voulu voir
    exposée en plein air à Paris, devant le siège actuel de l’UNESCO. La colonne de
    Târgu Jiu est la seule à s’élever vers le ciel au pays natal de l’artiste. Il
    le disait lui-même: « le bon Dieu la voulu ainsi, que j’érige ma seule
    colonne chez moi, à Târgu Jiu. » C’est vrai qu’il l’avait déjà sculptée en
    bois. Plusieurs variantes de la colonne, toutes en bois, sont exposées dans son
    atelier, au Centre Pompidou de Paris. Il avait aussi installé une colonne,
    haute d’environ 9 mètres, près de Paris, mais il a fini par la démonter et la
    ramener dans son atelier. Elle est exposée au Centre Pompidou. »



    L’histoire de la Colonne
    sans fin commence à la fin des années 1930. La Roumanie a reçu cette œuvre
    unique lors de la commémoration de deux décennies depuis la conclusion de la
    Grande guerre. Adrian Tudor a rappelé les faits héroïques des soldats
    originaires de la contrée de Gorj en 1916, qui ont été la source d’inspiration
    du grand sculpteur: « Brâncuși fut invité à créer à Târgu Jiu un monument à la gloire des
    héros de la Bataille de Jiu. L’issue de la guerre s’est décidée un 14 octobre.
    Deux événements marquent cette date, dont le plus important fut la Bataille de
    Podu Jiului, lorsque les habitants de la ville, notamment les vieillards, les
    femmes et les enfants encore sur place ainsi que les éclaireurs, commandés par
    le commissaire de police Popilian, ont défendu le pont. La rivière Jiu a
    constitué une ligne de défense jusqu’au cœur de la montagne. Même le journal
    anglais « Times » a publié un article consacré à la victoire des
    Roumains, qui avaient réussi, en ce 14 octobre, à bloquer l’entrée de l’armée
    allemande dans la région de Gorj et dans la ville de Târgu Jiu. Aretia Tătărăscu,
    épouse du premier ministre de l’époque, Gheorghe Tătărăscu, et présidente de la
    Ligue des Femmes roumaines, avait été invitée à faire ériger un monument à Târgu
    Jiu. Une artiste roumaine célèbre, Milița Petrașcu, lui avait suggéré de faire
    appel à Constantin Brâncuși. Milița Petrașcu est la sculptrice à laquelle nous
    devons le mausolée où repose l’héroïne Ecaterina Teodoroiu à Târgu Jiu.
    Brâncuși accepte la proposition, mais il demande qu’il soit libre de toute
    contrainte pour créer librement le monument en hommage aux héros de la Grande guerre. »



    L’esprit libre de Brâncuși transforme
    alors l’idée en matière, explique Adrian Tudor: « Au printemps 1937, il se
    rend à Târgu Jiu accompagné par l’ingénieur Ștefan Georgescu, un fils des lieux.
    Il cherche le meilleur endroit pour y ériger la Colonne et il finit par choisir
    un périmètre aux confins de la ville à l’époque, un endroit que Brâncuşi
    appelait la Foire au foin. Une foire aux animaux s’y tenait effectivement et
    des bottes de foin étaient éparpillées partout. Il en prend une photo, sur
    laquelle il dessine la colonne à la plume. Cette photo est donc l’extrait de
    naissance du monument. Le pilier intérieur de la colonne est tourné en acier
    aux usines de Reșița en 1937. Les modules, eux, sont tournés en fonte aux
    usines de Petroșani. Toutes les pièces sont ramenées à Târgu Jiu et la colonne
    est assemblée entre octobre et novembre 1937. »



    Mais Brâncuși avait déjà
    décidé de créer quelque chose d’encore plus grandiose, une « Voie des
    Héros », qui rappelle la fondation de la Grande Roumanie. Cet ensemble
    monumental commençait sur les bords de la rivière Jiu et comprenait la Table du
    silence, l’Allée des chaises, la Porte du baiser avec deux bancs latéraux,
    l’église des Saints Apôtres dont l’autel est traversé par l’axe imaginaire de
    la Voie des Héros, la Colonne en étant le point final. C’est une route
    initiatique de 1,3 km, entre deux parcs de la ville. La « Colonne sans
    fin », appelée initialement la « Colonne de la reconnaissance sans
    fin », représente l’apogée d’une génération qui réparait ce qu’elle
    pensait être une erreur, pour l’offrir à la postérité. (Trad. Ileana Ţăroi)

  • Le médecin psychiatre Alexandru Obregia (1860-1937)

    Le médecin psychiatre Alexandru Obregia (1860-1937)


    La
    psychiatrie moderne a accédé à l’espace roumain alors que les connaissances
    médicales se répandaient à travers le monde. Il s’agissait d’une spécialité
    médicale en pleine expansion tout comme d’autres spécialisations et
    disciplines. Avant le 19e siècle, le traitement des maladies mentales était
    presqu’exclusivement l’apanage de l’Eglise, tout comme dans le reste de
    l’Europe. Mais suite à l’amplification de la présence de l’Etat dans la société,
    la formation des spécialistes dans ce domaine est passée aux mains des
    institutions d’Etat qui venaient d’être créés. La préoccupation pour la
    responsabilité du malade, surtout s’il était l’auteur d’un délit, est devenue
    de plus en plus importante. Pourtant, les mesures à l’encontre des malades qui
    détenaient des fonctions importantes se sont souvent avérées incorrectes. Tel
    fut le cas du prince valaque Nicolae Mavrogheni (1735-1790).




    Le psychiatre Octavian Buda, professeur à
    Université de médecine et pharmacie « Carol Davila » de Bucarest, affirme :


    « Chez nous, à l’époque des phanariotes, il y a eu
    un prince régnant fou : Nicolae Mavrogheni. Il souffrait de troubles
    bipolaires, semble-t-il, sinon il était tout à fait maniaque. Ce fut son
    comportement bizarre qui a provoqué son renversement et son exécution par les
    Ottomans. Ils ont exécuté une personne souffrant d’une pathologie
    psychiatrique, selon toutes les apparences. »








    Parmi les
    grands noms de la psychiatrie roumaine figure Alexandru Obregia, qui avait fait
    des études à Berlin et Paris. Il a aussi travaillé aux côtés du célèbre
    médecin, psychologue et philosophe Wilhelm Wundt. Né à Iasi en 1860, Obregia a suivi
    les traces de son mentor, Alexandru Suțu. Obregia a présenté sa thèse de
    doctorat à l’âge de28 ans à Bucarest où il a été nommé professeur et a enseigné
    durant 25 ans. Son nom est également associé à la création du premier hôpital
    des maladies psychiques de Roumanie. Il était sis dans le sud de Bucarest, dans
    l’actuel quartier de Berceni, qui se trouvait, à l’époque de sa construction,
    en 1923, à l’extérieur de la ville. Erigé entre 1907 et 1910 avec l’appui du
    politicien conservateur Gheorghe Grigore
    Cantacuzino, mais inauguré en 1923 à cause de la première guerre mondiale,
    l’hôpital a bénéficié entre temps du soutien des meilleurs cerveaux dans le
    domaine de la psychiatrie et de la neurologie.




    Octavian
    Buda a remarqué que 2023 commémorait le centenaire de l’apparition de cette
    institution publique, une institution d’une importance capitale, reposant sur
    l’existence d’une élite spécialisée dans le cadre de laquelle Alexandru Obregia
    détenait une position privilégiée.


    « Peu à peu,
    des spécialistes apparaissent, telAlexandru Obregia, qui débuta sa
    carrière à Mărcuța. Cette année, nous célébrons le centenaire de l’inauguration
    de l’hôpital pavillonnaire, aujourd’hui l’hôpital « Obregia ». Il a été
    une sorte de ministre de la Santé, à la tête de la Direction sanitaire, avec
    des études en Allemagne, à Munich. Ce fut une grande personnalité. Viennent
    s’ajouter les frères Minovici, par exemple, qui tout comme Sutu et Obregia,
    commencent à évoquer des aspects liés à la criminalité et à la société
    » .








    Alexandru Obregia et tous les médecins
    de leur génération se sont fait remarquer par leurs diagnostics et par
    l’invention de méthodes de traitement inédites. Il a orienté la psychiatrie
    davantage vers les particularités anatomiques des malades et vers leur
    fonctionnement biologique. Il est reconnu comme étant l’un des premiers à
    proposer la méthode anatomo-clinique et la méthode expérimentale du traitement
    des maladies psychiatriques. Il s’est prononcé contre les convictions répandues
    à l’époque dans le système médical roumain, selon lesquelles il existait une dégénération
    et une irréversibilité des symptômes favorisant l’apparition des maladies
    psychiques. C’est pourquoi il a entrepris des recherches sur la maladie appelée
    cyclophrénie, un trouble mental affectif impliquant la confusion, la
    consommation exagérée d’alcool, et prouvé que cette maladie et ses symptômes
    étaient réversibles. En 1908, après des années de recherches, Obregia a
    introduit la méthode de la ponction sous-occipitale.








    En 1934,
    le professeur Alexandru Obregia, fort d’une grande expérience de manager qu’il
    avait acquise depuis 1893, se retire de la direction de l’hôpital des maladies
    psychiques. A partir de 1905 il remplit les fonctions de directeur de l’hospice
    Mărcuța, l’un des endroits les plus connus en matière de traitement pour les
    malades psychiques, où le poète Mihai Eminescu lui-même avait été soigné. Il
    fut décoré de la « Légion d’Honneur » par le président français en
    1901 et de la croix du « mérite sanitaire » en 1913, décernée par
    le roi de Roumanie, Carol Ier. A l’été 1937, trois ans après sa retraite et
    quatre jours après son 77e anniversaire, Obregia s’éteint dans sa
    maison à Bucarest. Depuis 1990, l’hôpital qu’il avait dirigé dans le quartier
    de Berceni et un boulevard du même quartier portent son nom. (Trad : Alex Diaconescu)

  • Mircea Eliade, l’inédit

    Mircea Eliade, l’inédit

    En été 1942, le
    romancier, historien des religions, mythologue et philosophe Mircea Eliade,
    faisait une petite halte à Bucarest, entre la fin de son mandat diplomatique à
    Londres et le début de celui à l’Ambassade de Roumanie à Lisbonne. Agé de 35 ans,
    il allait voir pour la dernière fois son pays et sa ville natale, Bucarest, qui
    deviendrait par la suite le décor de nombre de ses récits fantastiques. C’est
    au cours de ce bref séjour bucarestois qu’il confia à sa famille toutes ses
    archives personnelles de manuscrits, de documents et de livres scientifiques en
    pensant les récupérer en 1942, date à laquelle il comptait revenir en Roumanie.
    L’histoire en a décidé autrement, en rendant son retour impossible jusqu’à sa
    mort, en 1986. C’est sa sœur, Corina, qui prit donc soin de toutes ses archives
    jusqu’en 1989, année de son décès. Après cette date, une bonne partie des
    documents s’est perdue, empêchant les experts de les étudier plus en détails.
    Heureusement, l’Institut d’histoire des religions de l’Académie roumaine est
    arrivé à en récupérer plusieurs présentés au public dans le cadre d’une
    exposition intitulée « Les manuscrits inédits de Mircea Eliade ».
    Eugen Ciurtin, à la tête de l’Institut, nous présente le parcours tumultueux
    que l’Etat roumain pour retrouver tous ces manuscrits dont certains avaient
    tout de même été emportés par Eliade dans ses bagages le jour de sont départ
    pour Lisbonne.


    Eugen
    Ciurtin :




    « Nous
    avons démontré et j’espère que nos efforts se retrouvent mentionnés dans un
    volume de l’édition critique complète de l’œuvre scientifique de Mircea Eliade,
    comment l’auteur a extrait plusieurs pages de ces manuscrits pour partir avec,
    au Portugal. Quelques pages seulement, pas plus. Il en a laissé derrière lui des
    dizaines de milliers. Toute ma jeunesse, comme il l’a dit dans son journal,
    dans un fragment d’août 1952, quand il se trouvait déjà à Ascona. Dans ces
    pages-là, Eliade, rempli de tristesse, se dit que probablement, toute sa
    jeunesse, tout ce qu’il a vécu, écrit, pensé, lu jusqu’à 33 ans, y compris ces
    expériences en Inde, disparaitront pour toujours. Les horreurs de la guerre ou
    d’après guerre, sa position filo fasciste et son impossibilité de retourner en
    Roumanie ont complètement bloqué son accès aux manuscrits qui, heureusement,
    ont été préservés par sa famille. Par
    les soins de Constantin Noica, Sergiu Al-George et Arion Rosu, une partie de
    ses livres consacrés à l’Inde ont été sauvés. Parmi eux, 130 volumes se retrouvent
    désormais dans le Fond « Eliade » de la Bibliothèque de l’Institut
    d’Histoire des religions. Personne n’a
    feuilleté ces manuscrits avant 1981 quand le philosophe Constantin Noica,
    accompagné de Mircea Handoca, à l’époque jeune critique littéraire et
    professeur de lycée, ont obtenu l’accord de la famille d’Eliade pour les consulter ».




    Mircea Handoca a
    entretenu une riche correspondance, des années durant, avec Eliade qui, en
    décembre 1981, lui écrit: « j’ai réussi à convaincre ma sœur de te permettre
    d’étudier mes manuscrits. » Mircea Handoca l’a fait puis a participé à l’édition
    plusieurs livres d’Eliade, dont la parution a été autorisée par les
    communistes. Après la mort de la sœur du philosophe, en 1989, le fils de
    celle-ci, le professeur Sorin Alexandrescu, établi aux Pays-Bas, a confié
    temporairement à Handoca toutes les archives familiales. Que s’est-il passé par
    la suite ? Eugen Ciurtin nous explique :




    « Malheureusement, en mars 1989, au moment où
    sa mère meurt toute seule, dans une maison vide, les manuscrits sont alors
    transférés par Sorin Alexandrescu à Mircea Handoca. Entre mars 1989 et
    septembre 2015, personne n’a vu ces manuscrits qui comportent des dizaines de
    milliers de pages. Seulement plusieurs centaines de pages, peut-être quelques
    milliers ont été vendues aux enchères. Finalement, on n’en a préservé qu’une
    partie dont on a fait don par la suite à l’Institut d’Histoire des
    religions. »




    En l’absence de
    tout transfert de propriété, Mircea Handoca n’a plus rendu les manuscrits à
    leurs propriétaires légaux. Aisni, à sa mort, en 2015, ce sont ses successeurs
    qui en ont hérité. Voilà pourquoi des fragments ont été vendus aux enchères ces
    deux ou trois dernières années, au lieu d’être étudiés et analysés par des
    experts. Heureusement, ceux qui les ont achetés ont décidé de les offrir par la
    suite à l’Institut. C’est comme cela que les membres de l’Institut d’Histoire
    des religions ont pu se pencher sur les manuscrits d’Eliade pour les présenter ensuite
    dans le cadre d’une exposition organisée au Musée de la Littérature roumaine de
    Bucarest. Cet évènement offre au public la chance de voir les germes des études
    laborieuses que Mircea Eliade a menées après la guerre à Paris et Chicago.
    Eugen Ciurtin nous raconte :




    « Pour la
    première fois, nous sommes entrés en possession de toutes sortes de manuscrits à
    différents stades de rédaction. Il s’agit d’études réalisées pendant la période
    indienne, ou encore de la thèse de doctorat finale de l’écrivain. A part un
    texte datant de novembre 1932, nous en avons aussi un autre, datant de 1936,
    intitulé « Yoga. Essai sur l’origine
    de la mystique indienne ». Nous disposons aussi de manuscrits permettant
    de voir toutes les hésitations, les changements faits avant la parution. Par
    exemple, nous avons en notre possession le manuscrit de l’essai « Bârâbudur,
    le temple symbolique » publié en septembre 1937 dans la Revue des
    Fondations royales et repris tel quel dans la première partie du volume
    « L’ile d’Euthanasius », en 1943. Ou encore, le manuscrit « Le
    mythe de la réintégration » de 1942, ou encore des essais rédigés pour le
    magazine Zalmoxis. Nous avons aussi un essai inédit, une polémique datant de la
    fin de 1930, début de 1931, intitulé « What is wrong with Europe » et
    que personne ne connaissait avant que mes collègues ne le découvrent. Les
    futures éditions critiques mettront en lumière tous ces détails pour donner au
    public la dimension des projets d’Eliade. »




    Une autre
    découverte fascinante parmi les documents récupérés par l’Institut d’Histoire
    des Religions consiste en des pages écrites à la main, en sanscrit, par Eliade
    lui-même, à l’époque où il étudiait cette langue. Malheureusement, ces archives
    n’ont pas pu être récupérées dans leur intégralité, et en l’absence d’un
    inventaire rigoureux, on ne saurait connaître exactement son contenu.
    L’exposition consacrée aux manuscrits inédits de Mircea Eliade est en place
    jusqu’en mars au Musée de la Littérature roumaine. On la doit aux chercheurs
    Andreea Apostu, Ionuț Băncilă, Eugen Ciurtin, Daniela Dumbravă, Octavian
    Negoiță, Cătălin Pavel, Vlad Șovărel și Bogdan Tătaru-Cazaban.


    (Trad :
    Ioana Stancescu)

  • Le style méditerranéen dans l’architecture de Bucarest

    Le style méditerranéen dans l’architecture de Bucarest

    Après une architecture dominée, notamment à Bucarest, par le style
    néo-roumain, entre la fin du XIXème siècle et les premières décennies du XXème,
    les années 1930 ont débuté sous le signe d’une plus grande diversité. Les
    architectes ont commencé à montrer leur talent de créer dans des styles plus
    divers et les hôtels particuliers affichent des formes modernistes, cubistes ou
    Art Déco. C’est ainsi qu’entre 1930 et 1947, un courant, appelé au début
    « mauresque-florentin- brancovan » en raison de sa ressemblance avec
    ces trois styles, se manifeste dans les grandes villes et surtout à Bucarest et
    Constanţa. Bien que préféré par de nombreux architectes, qui l’ont beaucoup
    utilisé dans la construction d’immeubles privés de la capitale, il a fini par
    être complètement ignoré après 1950. L’architecte Mădălin Ghigeanu s’est penché
    sur les édifices représentatifs de ce style, sa démarché ayant produit
    l’ouvrage « Le courant méditerranéen dans l’architecture roumaine de
    l’entre-deux-guerres », publié aux éditions Vremea. L’auteur a découvert
    que ledit style était importé en Roumanie depuis le nord de l’Amérique, plus
    précisément de Californie et de Floride, par le biais des magazines illustrés
    et du cinéma. Aux Etats-Unis, il était apparu sous l’influence de
    l’architecture coloniale hispanique, qui, elle, avait repris le style de la
    péninsule ibérique et ses éléments mauresques. L’architecte Mădălin Ghigeanu
    raconte l’expression de ce style en Roumanie: La morphologie du
    style est bien connue. Tout d’abord, l’élément le plus important et le plus
    connu est le plâtre, ce stucco ou calcio vecchio. Ce traitement appliqué à la
    façade est aussi bien esthétique que fonctionnel, car il résiste aux écarts de
    température. Ensuite, dans une première phase, on retrouve la toiture en tuiles
    canal et en pente légère, et, plus tard, des éléments gotiques. Les éléments
    typiques de la région d’Andalousie sont eux-aussi importés au cours de cette
    première phase. Ils proviennent d’une architecture hispanique dite mudéjare, d’après
    les constructeurs arabes qui resteront en Espagne au lendemain de la
    Reconquista. Une forme plus épurée fait son apparition ultérieurement,
    introduisant des éléments de la région italienne de Toscane et de la
    Renaissance italienne, le rez-de-chaussée est surélevé tandis que les étages
    sont traités de façon plus simple. La dernière phase, qui est aussi la plus
    élaborée de ce style méditerranéen, s’accompagne des éléments de décoration les
    plus intéressants, de type gothique vénitien. Donc l’évolution de la
    morphologie stylistique commence avec le style des maisons hispaniques traditionnelles,
    imaginé en Amérique, et s’arrête au gothique vénitien. Il faut remarquer le
    fait que ce style arrive chez nous dans les années 1930, lorsqu’il était déjà
    épuisé en Amérique.


    Sous le règne de Carol II, les membres de la maison royale
    roumaine se sont fait construire plusieurs palais dans ce style, l’architecte
    préféré étant Alexandru Zaharia, proche du roi. Parmi ces édifices, on retrouve
    le Palais Elisabeta, érigé au nord de la capitale, à proximité du parc
    Herăstrău et du Musée du village, pour la princesse Elisabeta (Élisabeth), une
    des sœurs du roi Carol II et ancienne reine consort de Grèce. Mădălin Ghigeanu
    ajoute des détails: Donc, la première surprise est de constater
    que ce palais est méditerranéen, construit dans le style archiconnu, rappelant
    les maisons américaines qui ont une tour circulaire à l’entrée. C’était une
    mode, mentionnée même par le critique d’art Petru Comarnescu, dans son livre de
    voyages en Amérique. Il y remarque cette tour circulaire, sans aucune fonction
    autre qu’esthétique. Et les autres ornements n’ont aucun lien avec les styles
    brancovan ou néo-roumain. C’est un style commandé par la princesse Elisabeta,
    qui impose sa préférence pour cette architecture que la reine Marie n’aimait
    pas. D’ailleurs, la reine s’y était rendue une seule fois, accompagnée par sa
    fille, la princesse Ileana. Elle avait visité le rez-de-chaussée et n’avait pas
    souhaité monter à l’étage, disant que c’était quelque chose d’impensable.
    Pourquoi cette débandade de symboles héraldiques? Parce que c’était une des
    caractéristiques du style méditerranéen: les gens de Californie s’arrogeaient
    toutes sortes de titres de noblesse et de symboles héraldiques. Le palais suit
    donc les indications de la princesse Elisabeta, le projet appartenant
    entièrement à l’architecte Constantin Ionescu. Les travaux débutent à l’automne
    1936 et avancent à une vitesse exceptionnelle, l’édifice étant inauguré en
    décembre 1937.


    Un autre bâtiment méditerranéen, appelé « le
    bloc (l’immeuble) florentin », est situé au cœur même de la ville de
    Bucarest, caché malheureusement par des « blocs » communistes
    construits derrière l’ancien palais royal. Trouver le nom de l’architecte et
    des premiers propriétaires a été quelque chose de compliqué, impliquant un
    effort de documentation considérable. Mădălin Ghigeanu raconte ce qu’il a
    appris sur l’architecte Alexandru Iliescu: Ce fut une surprise, il a été un
    architecte extraordinaire, qui a créé d’autres projets de type méditerranéen.
    L’Immeuble florentin est un choc, une des constructions les plus intéressantes
    de Bucarest, qui met en valeur le coin. L’édifice est beau, recherché,
    désinvolte, avec un balcon ouvert sur deux directions, avec une colonne et des arcades
    cintrées. Aujourd’hui, cette architecture est unique, puisque, dans les projets
    de résistance, tous les ingénieurs choisissent de consolider fortement les
    coins. Le propriétaire en est une autre surprise: il était le fils du ministre
    des affaires étrangères bulgare, Hagianoff, propriétaire du manoir de Manasia.
    Même les Bulgares en ont été surpris d’apprendre qu’ils avaient laissé eux
    aussi à Bucarest des traces dont ils sont fiers, tout comme nous le sommes du
    Palais de la reine Marie, à Balcic.


    Aujourd’hui, les maisons du courant
    méditerranéen témoignent de la diversité des styles dans l’architecture de
    Bucarest à l’entre-deux-guerres. (Trad. Ileana Ţăroi)