Category: Pro Memoria

  • Les enfants, victimes de la guerre

    Les enfants, victimes de la guerre

    Le 20e siècle, tant marqué
    par les régimes totalitaires, les guerres, les génocides, les déplacements
    forcés de populations, par des pandémies et des catastrophes naturelles, a constitué
    une période tragique pour des dizaines sinon des centaines de millions d’individus.
    Une catégorie de victimes sort toutefois du lot : les moins capables de se
    défendre, les plus fragiles, les enfants. L’histoire de la Roumanie ne fait pas
    exception, les enfants roumains payant un lourd tribut durant les années
    sombres.


    Le Centre d’histoire
    orale de la Radiodiffusion roumaine a recueilli au fil des ans les témoignages
    bouleversants de certaines victimes. Dans le Nord de la Transylvanie, cette
    partie détachée de la Roumanie et occupée par la Hongrie après 1940, la solution
    finale est déclenchée au mois de mai 1944, après l’occupation de la Hongrie par
    les Allemands. Dans une interview enregistrée en 1997, Grigore Balea, prêtre
    gréco-catholique, se rappelle la déportation des juifs de Transylvanie vers les
    camps de la mort dans des wagons de marchandise. Alors qu’il n’était qu’un
    jeune enfant, il se souvient de la tentative de sa mère d’apporter un seau d’eau
    pour soulager la soif d’une famille juive avec 9 enfants, qui attendait depuis
    des jours d’embarquer dans ces trains : « L’un des soldats magyars a observé le manège,
    il s’en est approché, et a frappé ma mère d’un coup de poing à l’arrière de la
    tête. Mais je n’oublierai jamais la douleur de ma mère, pas tant la douleur que
    lui a provoquée ce coup, que la douleur d’assister à cette déportation en masse
    des familles entières vers une destination que l’on devinait tragique. Sur les
    quais de la gare de Viseu, les enfants étaient arrachés aux mères, ils étaient
    séparés. Ni moi, ni ma mère n’y avons assisté, mais on l’avait appris par la
    suite. Les enfants, les mères criaient et pleuraient. C’était déchirant. »


    Ileana Covaci, originaire de la commune de Moisei, ce lieu
    du massacre où 29 Roumains et 2 juifs ont trouvé la mort le 14 octobre 1944, se
    souvient de sa déportation en Autriche, pour les besoins d’une prétendue
    enquête pénale. Ileana Covaci : « Les
    gendarmes magyars sont arrivés en pleine nuit. Moi et ma sœur cadette étions
    enfants, et dormions. Ils nous ont réveillés, et ils nous ont mené à la mairie.
    Nos parents aussi. C’est dans ses locaux qu’on dut rester jusqu’au matin,
    enfermées à clé. Nous pleurions, alors que personne ne nous disait rien. Enfin,
    le matin ils nous disent qu’ils vont nous amener en Autriche pour trois mois.
    Il s’agissait apparemment d’une histoire de vol, dont on ignorait tout. »


    Ana Darie, originaire
    de Săliștea de Sus, dans le Maramureș, racontait les souffrances de ses filles,
    provoquées par l’appartenance supposée de son mari, leur père, aux groupes qui
    faisaient barrage aux communistes, dont le régime de dictature commence à
    montrer son vrai visage à partir du 6 mars 1945 : « Mes
    filles ont été exmatriculées. Une seule a pu continuer de suivre les cours de l’école.
    Mais l’une de celles qui avaient été jetées dehors a eu la chance de rencontrer
    une dame à grand cœur, professeur de roumain à Baia Mare. C’est elle qui l’a
    aidée. Puis elle a pu réintégrer l’école, aller au lycée. Le proviseur l’y a
    aidé, alors que les mecs du conseil populaire ne voulaient rien entendre. Mais
    elle a finalement eu son bac. »


    Condamné
    par le régime communiste à 13 années de prison politique, peine qu’il exécutera
    dans le terrible pénitentiaire d’Aïud, Sima Dimcica laissait à la maison trois enfants mineurs.Ecoutons
    le témoignage de Sima Dimcică : « Vous
    savez, lorsque l’on m’avait arrêté, mon benjamin venait d’avoir 6 mois, le
    cadet 3 ans, et l’aîné 5 et demi. Lorsque je suis rentré à la maison, ce dernier
    avait presque 20 ans, le cadet 16, mon benjamin 14. J’avais honte. J’avais
    honte de les avoir abandonnés. Et ils avaient honte de moi. Et le jour où je
    rentre, je les vois et leur demande d’emblée : « Où est maman ? ».
    « A Aïud », répondent-ils. Ces salauds de communistes l’avaient fait
    venir au pénitentiaire, où ils m’avaient volé 13 années de ma vie, ce jour
    précis, alors que le matin même j’avais été libéré. Ils l’avaient faite venir exprès,
    sans raison précise, juste pour la terroriser. Je n’ai pas fermé l’œil de la
    nuit. Je me demandais ce qui lui était arrivée. Mais c’étaient juste des
    tracas, des chicanes. Ils passaient maîtres à ce jeu-là »
    .



    Ion Preda avait
    fait partie du groupe de partisans anticommunistes dirigé par Toma Arnăuțoiu. Embastillé,
    libéré finalement, mais persécuté jusqu’à la fin du régime communiste, il
    faisait dans une interview donnée en 2000 le bilan de sa vie : « Mes
    enfants ont énormément souffert. Pendant de longues années. La plus petite a
    été mise à l’orphelinat. Après ma libération, j’ai pu la ramener à la maison.
    Elle a pu suivre le lycée, s’est mariée ensuite à un aviateur. Mais elle a
    perdu son enfance dans cet orphelinat. Moi aussi j’avais laissé mes années de
    jeunesse entre les murs de la prison. Ce fut une période terrible. Mais d’un
    autre côté, j’ai tenu bon. J’ai lutté pour la liberté de mon pays, j’ai lutté
    pour que ce pays demeure tel que je l’avais connu : libre, démocrate, où l’on
    puisse y vivre honnêtement, pas en esclave »




    L’enfance volée, maltraitée, gaspillée ou tout
    simplement écrasée par les régimes totalitaires et de terreur qui se sont succédé
    dans la Roumanie du 20e siècle constitue encore une page trop
    méconnue de l’histoire récente du pays. (Traducere Ionut Jugureanu)

  • Les relations entre la Roumanie et la Turquie dans l’entre-deux-guerres

    Les relations entre la Roumanie et la Turquie dans l’entre-deux-guerres

    Les premiers contacts noués entre les Etats médiévaux roumains et l’Empire
    ottoman ont été plutôt conflictuels. L’expansion ottomane dans les Balkans
    amène les Turcs aux portes du Danube. En 1369 les armées conjointes du voïvode
    roumain Vladislav Vlaicu et du roi magyar Louis 1er se mesurent aux
    troupes du sultan Murad 1er. Après une période glorieuse de
    résistance face aux tentatives ottomanes, vers la fin du 15e siècle les
    principautés danubiennes tombent dans l’escarcelle de Constantinople, des liens
    de vassalité les nouant dorénavant à l’empire dominant de la région, et ce
    jusqu’au conflit russo-turc de 1877-1878, à la suite duquel les principautés
    roumaines, réunis en 1859 dans un même Etat, recouvrent leur indépendance. Les
    siècles de domination ottomane n’ont pourtant pas manqué de laisser des traces
    dans la culture et dans le mode de vie des Roumains. Après la guerre
    russo-turque de 1877-1878 les deux nations nouent des relations apaisées, avant
    de les retrouver ensemble dans la période de l’entre-deux-guerres au sein d’une
    alliance défensive, la Petite Entente, aux côtés de la Yougoslavie et la Grèce.
    Aujourd’hui, la Roumanie et la Turquie
    sont liées par un partenariat stratégiquesigné
    en 2011, et qui couvre des aspects militaires et économiques.

    Lors du lancement du deuxième recueil
    de documents « Roumanie-Turquie Relations diplomatiques », portant
    sur la période 1938-1944, Özgür Kâvanci Altan, l’ambassadeur turc en Roumanie,
    est revenu sur la riche histoire des relations diplomatiques entre les deux
    pays dans la période de l’entre-deux-guerres :



    « La Turquie et la Roumanie ont toujours été proches l’une de l’autre,
    Etats voisins et alliés. Et ce recueil de documents couvre une période où nous
    étions alliés, une période marquée par le resserrement des relations
    bilatérales et par l’amitié nouée entre nos leaders politiques, en particulier entre
    nos ministres des Affaires étrangères qui étaient amis. J’ai été impressionné
    par la finesse de la pratique diplomatique qui caractérisait la période, les
    manières arborées dans la pratique diplomatique. Cela fait 146 ans depuis que
    nos deux Etats ont établi des relations diplomatiques. Il s’agit d’une relation
    particulière donc, unique je dirais. Car notre histoire commune va bien au-delà
    de ces 146 années. Rappelez-vous, lorsque la Roumanie avait obtenu son
    indépendance par rapport à l’empire ottoman, ce dernier l’avait tout de suite
    reconnue. Ce fut le deuxième Etat ayant reconnu l’indépendance de la Roumanie.
    Et depuis lors, nos relations bilatérales ont été bâties sur la nécessité de la
    coopération. »


    Dans la période qui nous occupe, dans
    l’entre-deux-guerres, les diplomaties turque et roumaine se sont énormément
    investies dans la constitution de cette alliance défensive, antirévisionniste,
    que fut l’Entente ou le Pacte balkanique, signé en 1934 pour mettre fin aux
    revendications issues de la Première Guerre mondiale. Car les Balkans
    constituaient toujours, à l’aune de la Grande Guerre, un point sensible sur la
    carte du monde. Et les Etats vainqueurs, les Etats qui désiraient maintenir le
    statu quo instauré à Versailles ont trouvé nécessaire de constituer cette
    alliance censée faire barrage aux visées révisionnistes des Etats vaincus.
    L’historien Ionuț Cojocaru s’est penché sur le processus de négociations qui a
    abouti par la constitution du Pacte balkanique au milieu des années 1930 :



    « C’était il y a 90 ans. Une alliance dont l’initiateur a été le
    président turc, Mustafa Kemal Atatürk. C’était une bonne idée. En 1930 sont organisées les premières
    conférences balkaniques. La première a lieu à Athènes, la deuxième à Istamboul,
    en 1931. L’année suivante, c’est le tour de Bucarest de les accueillir. Suivra
    la ville de Salonique, en 1933. Après cela, en 1934, le Pacte balkanique est
    signé. La Turquie est partie prenante. Il y a eu des difficultés à conclure un
    tel pacte, car la Turquie était liée par un accord à l’URSS, alors que les
    relations entre la Roumanie et l’Union Soviétique étaient gelées. Mais la
    Roumanie espérait pouvoir renouer des liens avec le pays des Soviets par
    l’entremise de la Turquie ».

    La constitution du Pacte balkanique
    avait été une démarche longuement mûrie, censée freiner sinon empêcher les
    tentatives révisionnistes. Ionuț Cojocaru :



    « La Roumanie, la Turquie représentaient des Etats récents,
    constitués, dans leur format de l’époque, à l’issue de la Première Guerre
    mondiale. Et constituer une alliance face aux revendications révisionnistes
    était devenue une nécessité. Pourtant, lors du déclenchement de la Deuxième
    Guerre mondiale, cette alliance montre ses limites. Les alliances marchent bien
    en temps de paix. En temps de guerre, c’est plus compliqué. »

    En effet, les Accords de Munich de 1938, le Pacte germano-soviétique de
    1939 ensuite changent la donne et l’équilibre des forces en présence sur le sol
    européen. A la suite de ces bouleversements, la Roumanie et Turquie se
    retrouvent dans des camps opposés. Ionuț Cojocaru :



    « La Turquie avait une place privilégiée. Elle bénéficiait d’une
    grande stabilité en termes de politiques intérieures. Ismet Inönü, qui avait
    négocié à Lausanne la reconnaissance internationale de la Turquie, devient
    l’homme fort après la mort d’Atatürk. Son expérience dans les relations
    internationales, les pertes subies par la Turquie lors de la Grande Guerre, le
    fait maintenir la Turquie à l’écart de la Deuxième Guerre mondiale. La Roumanie
    et la Turquie se voient alors séparées par une guerre. »

    L’arrivée des communistes au pouvoir
    en Roumanie allait encore séparer les deux Etats qui, chacun, se retrouvait
    alors, pendant la Guerre froide, dans le camp opposé. Ce qui n’empêchera pas
    que, malgré tout, des relations cordiales, de bon voisinage, puissent se
    développer. Un rapprochement accentué encore davantage depuis la chute des
    régimes communistes dans l’Europe centrale et de l’Est. (Trad. Ionut Jugureanu)

  • La condition ouvrière dans la Roumanie de l’entre-deux-guerres

    La condition ouvrière dans la Roumanie de l’entre-deux-guerres

    Lorsque
    l’on commence à se renseigner en puisant dans la presse du temps et dans les
    documents d’archive sur la condition ouvrière dans la Roumanie de l’entre-deux-guerres,
    on est tout d’abord frappé par la condition misère à laquelle il est relégué,
    tout comme par la persécution qu’il subit de la part du régime bourgeois. Une
    clé de lecture qui sera forcément embrassée à corps perdu par l’historiographie
    officielle du régime communiste instauré en Roumanie à la suite de la Seconde
    Guerre mondiale. Face à cela, l’historien contemporain multiplie ses sources,
    intégrant des sources d’histoire orale, ce qui ne manque pas de former pour
    finir sur une image plus nuancée de ce qu’était le quotidien de l’ouvrier roumain
    de la première moitié du 20e siècle.

    Des témoignage conservés par le Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine


    Le
    centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine, fondé le 1er
    février 1993 à l’initiative du PDG d’alors de la Radiodiffusion roumaine, Eugen
    Preda, s’était dès le départ employé de dénicher des témoins privilégiés ou de
    simples anonymes de l’histoire récente pour consigner leur vécu, leurs
    témoignages.

    Un tel témoin de son temps a été Manole Filitti, ancien directeur
    du fabricant d’huile « Phoenix », nationalisé après l’arrivée des
    communistes au pouvoir. Dans son interview de 1996, il rappelle les conditions
    de vie que son entreprise offrait à ses employés :

    « Vous
    savez, tous les dimanches matin, je rendais visite à quelques-uns de mes
    ouvriers. Surtout à ceux qui rencontraient des difficultés à nouer les deux
    bouts, ceux qui avaient des familles nombreuses. Et je n’allais jamais les
    mains vides. J’apportais dans le coffre de ma voiture des victuailles, du
    savon, divers produits de première nécessité. Ils me racontaient leur vie,
    leurs difficultés, les besoins des enfants en matière vestimentaire par
    exemple, et puis nous, l’employeur, tentions de subvenir à leurs besoins ».

    Les patrons, préoccupés pour leurs employés

    L’avocat
    Ionel Mociornița, fils de l’industriel Dumitru Mociornița, parlait des
    préoccupations de son père pour améliorer le bien-être de ses ouvriers dans l’interview
    qu’il donna en 1997 au même Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion
    roumaine :


    « Les
    syndicats avaient un rôle plutôt modeste dans l’amélioration de la condition de
    la vie ouvrière. Les patrons prenaient souvent les devants et tentaient de
    constituer un système d’assistance sociale et médicale à l’intérieur de leur
    entreprise. Mon père, par exemple, avait érigé place Asan la Maison de la Prévoyance
    sociale. C’est toujours grâce à ses actions de mécénat qu’ont été érigés le
    lycée Reine Marie, une partie du lycée Gheorghe Sincai, tout comme la maternité
    Bucur. Il finançait par ailleurs des camps d’été pour des élèves de plusieurs
    lycées de la capitale. Il n’y avait pas de contrat collectif de travail à l’époque,
    il n’y avait que le système de contrats individuels. Mais il existait déjà une
    législation en matière du droit de travail et des juges spécialisés. Je me
    souviens des juges de deux sections spécialisées du Tribunal sis rue
    Calomfirescu et qui donnaient rarement gain de cause aux patrons lorsqu’une
    affaire portant sur un conflit de travail se présentait devant eux ».


    Une préoccupation doublée par les actions caritatives


    L’approche
    paternaliste du patron revient souvent dans les souvenirs de Ionel Mociornita :



    « Mon
    père avait pour credo le développement de l’industrie et les œuvres de charité.
    Il a mené une vie sobre, n’a jamais fumé, ne buvait jamais et ignorait l’usage
    des cartes de jeu. Tout comme moi d’ailleurs. C’était un homme sobre, fiable,
    un esprit inventif et créateur. Je suis certain que si la parenthèse historique
    que fut le régime communiste n’avait pas existé, il aurait fallu encore trois
    ou quatre générations pour que la Roumanie puisse compter sur une colonne
    vertébrale d’entrepreneurs aussi solide que les Etats développés de l’Ouest de
    l’Europe. »

    Une relation étroite patron-employé


    Teofil
    Totezan, apprenti cordonnier, diplômé d’une école professionnelle, est embauché en 1929 par la société Dermata de Cluj. Mais l’essentiel du métier il l’avait
    appris auprès d’un maître cordonnier.



    « Je
    partageais à l’époque la vie du patron. Je nourrissais ses cochons, bêchais le
    jardin. Mon patron était beau gosse, il avait épousé la fille d’un cordonnier
    célèbre. Ce dernier avait trois filles et à chacune il leur avait donné en dot une
    maison. Alors mon patron occupait cette maison, mais c’était vraiment un brave
    type. A l’époque j’étais un révolté. Mais aujourd’hui je me rends bien compte
    que c’est grâce à lui que j’avais appris le métier, que c’est grâce à lui que
    je sois devenu un homme. Il me défendait de fumer. Et nous, les apprentis, on
    le craignait. Mais on le respectait aussi. C’est grâce à lui que je n’ai jamais
    fumé. Puis, lorsque j’ai été finalement embauché à l’usine, il n’y avait pas à
    se plaindre des conditions de travail. Un ouvrier comme moi gagnait à l’époque
    600 lei par semaine. C’était le salaire de base d’un débutant. Plus tard, je
    suis parvenu à gagner jusqu’à 1.500 lei par semaine, alors que l’un de mes copains,
    maître d’école, en gagnait 1.800. »



    Les conditions de vie des ouvriers roumains de l’entre-deux-guerres
    sont faites des zones d’ombre et de lumière. Il s’agissait d’une société en
    voie de développement en plein essor, traversée régulièrement par de terribles crises,
    mais toujours mue par un grand désir de progrès. (Trad Ionut Jugureanu)

  • La Roumanie au sein du Pacte de Varsovie

    La Roumanie au sein du Pacte de Varsovie

    La fin de la
    Seconde Guerre mondiale retrouve une Europe exsangue, coupée en deux par ce qui
    deviendra sous peu le rideau de fer. L’on retrouve ainsi, d’une part, l’Europe
    centrale et de l’Est occupée par l’Armée rouge et qui finira par devenir une
    annexe de l’URSS, de l’autre l’Europe occidentale, démocratique, mais épuisée à
    son tour par la guerre. Une fois érigé, le mur de Berlin deviendra le symbole
    de cette cassure qui allait dorénavant séparer deux mondes opposés, qui se
    regardaient en chien de faïence. Deux mondes qui ne tarderont pas à former deux
    blocs, deux alliances militaires prêtes à s’empoigner à tout moment : l’OTAN
    à l’Ouest, le Pacte de Varsovie à l’Est.


    Occupée
    militairement par l’URSS et transformée en un pays dirigé par un régime communiste
    importé, la Roumanie adhère donc avec l’Albanie, la Bulgarie, la
    Tchécoslovaquie, l’Allemagne de l’Est, la Pologne, la Hongrie et l’URSS au
    Pacte créé à Varsovie en 1955. Le soulèvement hongrois de 1956 montre à
    profusion le peu d’adhésion que vouaient les nations occupées aux régimes communistes
    imposés par l’Union Soviétique et à l’alliance militaire dirigée par cette
    dernière.


    En 1968, le Pacte de
    Varsovie est confronté à une première défection, celle de l’Albanie. En effet,
    au plus fort de la dispute sino-soviétique, Tirana embrassera la ligne dure du
    communisme version Mao.


    1968 est encore l’année
    de l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes du Pacte de Varsovie, à la
    seule exception notable de la Roumanie, dirigée déjà par Nicolae Ceausescu
    depuis 1965, et qui préfère se tenir à l’écart. Les troupes soviétiques,
    bulgares, est-allemandes, polonaises et hongroises écrasent le Printemps de
    Prague, dans leur tentative de mettre un terme aux réformes perçues comme trop
    libérales du président Alexander Dubcek. Le Pacte de Varsovie, dirigé par la
    doctrine Brejnev, soumet tout simplement les intérêts des Etats de l’Europe centrale
    et de l’Est aux intérêts soviétiques. Bucarest et Belgrade, qui manifestent certaines
    velléités d’indépendance à l’égard de Moscou craignent que l’intervention
    soviétique en Tchécoslovaquie ne soit que le début d’une mise à pas globale des
    régimes des pays « frères ». Dans une interview passée en 2002 et
    conservée par le Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine, le
    général de contre-informations Neagu Cosma affirme que la Roumanie s’était
    préparée en 1968 à une telle éventualité, grâce à l’infiltration de l’un de ses
    agents, un colonel polonais, au sein du commandement du Pacte de Varsovie. Neagu
    Cosma :


    « Ce
    Polonais s’était réfugié chez nous, en Roumanie, alors qu’il n’était encore qu’un
    enfant, avec sa famille, en 1939, lors de l’invasion allemande de la Pologne.
    Il suit chez nous les premières années d’école, il apprend la langue, et s’éprend
    de son pays d’adoption. La Roumanie était un peu sa deuxième patrie. Puis, un
    beau jour, autour du 20 juillet 1968, il contacte son collègue roumain, un
    certain colonel Bichel. Et il raconte à ce dernier ce qu’il avait appris, à
    savoir que Brejnev avec Andropov, le chef du KGB, et avec l’état-major de l’Armée
    Rouge préparaient l’invasion de la Tchécoslovaquie, mais aussi de la Roumanie
    et de la Yougoslavie, une invasion censée renverser les trois dirigeants qui dérangeaient
    Moscou : Dubcek, Ceauşescu et Tito. Un groupe de travail de l’état-major
    du Traité de Varsovie planchait déjà sur le sujet. En entendant cela, notre brave
    colonel Bichel était resté bouche bée. Le Polonais détailla le plan soviétique :
    l’opération devait débuter par l’invasion de la Tchécoslovaquie, celle de la
    Roumanie allait suivre deux ou trois semaines après, enfin celle de la
    Yougoslavie dans un délai similaire. Au moment où il détaillait à notre officier
    les plans soviétiques, les troupes du Pacte étaient déjà en train d’affluer
    vers la Tchécoslovaquie
    . »


    Si la Pacte de Varsovie
    semblait se mesurer à armes égales avec l’OTAN, si sur le papier les deux blocs
    militaires semblaient équilibrés en termes d’effectifs et de capacités, la
    supériorité qualitative des capacités occidentales faisait une sacrée
    différence.


    En 1994, le diplomate
    Vasile Șandru remémorait la manière dont les Etats membres du Pacte de Varsovie
    choisirent de mettre un terme à l’alliance militaire qui les avaient liées pendant
    plus de 35 ans, dans le contexte des révolutions de velours qui avaient secoué
    les pays de l’Est. Ecoutons-le :


    « La
    première réunion a été présidée par Jozsef Antal, le premier-ministre hongrois. Il y avait à l’agenda
    de la réunion notamment l’avenir de la sécurité et de la coopération européennes.
    Des questions générales si l’on peut dire. Mais le deuxième point à l’agenda c’était
    carrément la révision de la nature du Pacte de Varsovie. Et dans son
    intervention, Gorbachev commence par faire encore une fois l’évaluation de la
    situation en Europe et, face à cela, des perspectives du Pacte de Varsovie dans
    le nouveau contexte, marqué par la chute des régimes communistes. Il s’arrête
    longuement sur la situation de l’Allemagne. Finalement, rien n’a été décidé à l’issue
    de la réunion, à l’exception de la constitution d’un groupe de travail censé
    plancher sur l’avenir du Pacte de Varsovie, et qui sera basé à Prague. Mais après
    cela, c’en est fini. Il n’y a plus eu de réunion du Comité politique
    consultatif du Pacte. Il y a juste eu une dernière rencontre des ministres des
    Affaires étrangères des Etats membres qui ont signé la dissolution du Pacte. »


    L’acte de décès du
    Pacte de Varsovie fut signé le 1er juillet 1991, à Prague, après l’annonce
    du retrait de la Tchécoslovaquie, de la Pologne et de la Hongrie. La hache de
    la guerre froide était enterrée, et une nouvelle page de l’histoire de l’Europe
    était en train de s’écrire. (Trad. Ionut Jugureanu)

  • Giuseppe Mazzini et l’idée nationale roumaine

    Giuseppe Mazzini et l’idée nationale roumaine

    L’apparition de l’Etat-nation, de
    la Roumanie moderne, doit beaucoup aux idées véhiculées par les révolutions
    européennes de 1848 et au militantisme national des jeunes élites roumaines d’alors,
    éduquées en Occident pendant la première moitié du 19e siècle. Les
    idées de nation, d’union nationale, d’Etat dans l’acception moderne du terme
    prennent corps à l’époque et se voient embrassées à corps perdu par la jeunesse
    patriotique roumaine du temps. C’est dans ce contexte d’effervescence nationale
    et révolutionnaire qu’apparaissent et se répandent les idées du juriste et
    publiciste italien Giuseppe Mazzini (1805-1872), représentant
    remarquable du Risorgimento, ce mouvement de renaissance du sentiment national
    italien.




    Démocrate radical, républicain, révolutionnaire
    et infatigable promoteur de l’union italienne, Mazzini est né à Gênes à l’époque
    des guerre napoléoniennes. Eduqué dans le culte des valeurs promues par la
    Révolution française, où l’importance de l’héritage de la démocratie romaine
    est remise à l’honneur, il rejoint au milieu des années 1820 les mouvements
    insurrectionnels organisés par l’association des Carbonari, censés notamment
    libérer l’Italie de la domination autrichienne.

    Les idées et l’action politique
    de Giuseppe Mazzini contribuent largement à la
    naissance de l’État unitaire italien. En 1831, il organise un mouvement
    politique appelé Jeune Italie, inspiré par le socialisme et qui s’appuie sur la
    jeunesse. Lors de la révolution de 1848, lorsque la république est proclamée,
    Mazzini arrive à occuper pour un bref moment les plus hautes positions
    politiques. Mais Giuseppe Mazzini n’est pas seulement un homme d’action, mais
    également ou surtout un grand penseur politique. Ses écrits se répandent et sont
    embrassés avec enthousiasme par une grande partie de jeune intellectuels
    roumains, surtout en Valachie. La redécouverte des origines latines, les idées
    de nation et d’Etat national résonnent dans les salons intellectuels roumains
    de l’époque, pour constituer la charpente du mouvement révolutionnaire roumain
    de 1848.




    L’historien Remus Tanasă, auteur de l’ouvrage
    intitulé « L’apôtre de la nation. Mazzini et la renaissance de la Roumanie
    moderne » s’est penché sur l’influence qu’exerce Mazzini sur ses
    contemporains roumains :

    « Une partie de jeunes élites roumaines découvrent
    Mazzini dans les années 1830. Or, en 1848, il devient le leader de l’expérience
    de la République romaine. Pour une brève période, le pape est chassé de Rome et
    la Cité Eternelle est dirigée par un triumvirat. De ces trois-là, Mazzini était
    ce que l’on peut appeler « primus inter pares » ».




    Les idées de Mazzini gagnent davantage
    d’adhésions en Valachie qu’en Moldavie. Le mouvement insurrectionnel
    révolutionnaire de Valachie est parvenu à constituer un gouvernement provisoire
    à Bucarest en 1848, chassant l’ancien pouvoir.

    Remus Tanasă met en évidence l’influence
    exercé par Mazzini sur l’un des leaders du mouvement roumain de 1848, Nicolae
    Balcescu :

    « L’on voit tout d’abord combien Dumitru
    Bratianu, le frère aîné de I. C. Bratianu, et C. A. Rosetti embrassent les
    idées de Mazzini. Dumitru Brătianu est allé jusqu’à rejoindre l’une
    des initiatives de Mazzini : la création du Comité centrale démocratique
    européen de Londres, actif entre 1850 et 1853. Mais l’espace roumain embrasse en
    totalité les idées de Mazzini seulement après la guerre de Crimée. Pour montrer
    à quel point les révolutionnaires roumains étaient attachés à Mazzini, il faut
    savoir que C.A. Rosetti avait conservé en lieu d’honneur, dans son bureau de
    travail, le portrait de son idole jusqu’à sa mort, alors qu’ils ne s’étaient
    jamais rencontrés. »




    Remus Tanasă montre dans son ouvrage combien
    les idées de Mazzini avaient inspiré le mouvement insurrectionnel roumain :

    « Une partie des idées promues par Mazzini était
    plutôt controversée pour l’époque. Mais les Roumains avaient surtout été
    inspirés par son idée de nation, le fondement de la construction politique de l’Etat-nation.
    Ils appelaient d’ailleurs Mazzini « l’apôtre de la nation ». Or, surtout
    après l’échec du mouvement de 1848, les Roumains avaient besoin de recouvrir et
    d’affirmer une identité forte. Avant 1848, même Mazzini était assez confus lorsqu’il
    s’agissait de situer les Roumains, lorsqu’il devait aborder leurs origines. Ces
    éléments avaient été peu étudiés auparavant. Face à cette situation, après
    1848, les révolutionnaires roumains font un point d’honneur d’étudier et de
    publier dans des langues internationales, de mettre en évidence les racines
    romanes et la latinité de la langue et de la nation roumaine. Et c’est grâce à
    leur présence dans l’espace public intellectuel européen que la nation roumaine
    commence à se frayer une place dans le concert des nations européennes, et que
    les revendications des révolutionnaires roumains commencent à trouver des
    oreilles attentives dans les cercles progressistes européens. »




    Républicain convaincu, Giuseppe Mazzini abhorrait la monarchie, alors que les
    progressistes et les révolutionnaires roumains se sont avérés plus nuancés à ce
    sujet. Remus Tanasă :

    « Au départ, les cercles progressistes roumains
    avaient embrassé la république. Puis, devant l’évidence, devant cette Europe formée
    pour la plupart de monarchies, ils avaient infléchi leurs idées républicaines.
    Ils commencent à privilégier l’idée de nation, d’Etat-nation, mettant quelque
    peu en veilleuse leur républicanisme. Et même Mazzini, républicain convaincu,
    avait compris et accepté la position adoptée par ses homologues roumains. Aussi,
    on le retrouve lorsqu’il conseille à Dumitru Bratianu de démarrer des
    négociations avec des hommes d’Etat occidentaux en faisant l’impasse
    sur la république. »




    La vision politique de Giuseppe Mazzini
    perd peu à peu son influence vers la fin du 19e siècle sur la pensée
    politique et nationale roumaine. Mais il demeure un des grands inspirateurs des
    élites roumaines qui ont eu pour ambition de fonder l’Etat roumain moderne au
    milieu du 19e siècle. (Trad. Ionut Jugureanu)

  • L’historien David Prodan (1902-1992)

    L’historien David Prodan (1902-1992)

    L’historiographie
    roumaine a pu compter sur l’apport de quelques historiens d’exception tout au
    long du 20e siècle. L’un d’entre eux, David Prodan,
    né en 1902 dans le département d’Alba, situé dans le sud de la Transylvanie, et
    mort 90 années plus tard, devenu entretemps membre de l’Académie roumaine, a eu
    l’occasion non seulement d’étudier les grands moments historiques de son siècle,
    mais d’en être contemporain. Cela est particulièrement vrai en parlant des
    bouleversements subis par la Roumanie en 1918, 1945 ou encore en 1989.




    Né dans une famille paysanne, David
    Prodan suit le collège réformé en langue magyare d’Orăștie, avant d’entamer ses
    études universitaires dans la ville de Cluj. Il se passionne tôt pour l’histoire
    sociale, notamment celle de son milieu d’origine, la paysannerie roumaine de
    Transylvanie d’avant 1918. Sa thèse de doctorat, étendue sur deux volumes,
    comptant au total 1.370 pages, soutenue en 1938, aborde la rébellion paysanne
    menée par Horea, entre 1784 et 1785. Maîtrisant le latin et l’hongrois, Prodan s’avère
    un insatiable chercheur des sources médiévales et modernes transylvaines,
    devenant rapidement une autorité reconnue dans son domaine de prédilection.




    Dans une interview accordée en 1991, à 89 ans, et conservée dans les archives
    du Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine, David Prodan reprend les
    principales thèses de sa thèse de doctorat, soutenue 53 ans plus tôt.
    Ecoutons-le :




    « L’histoire de la révolte paysanne menée
    par Horea demeure pour l’historien que je suis un sujet inépuisable, car il
    existe un si grand nombre de sources qu’il semble difficile d’épuiser le sujet
    au long d’une seule vie. Il existe aussi une vision de cette rébellion
    embrassée au 19e siècle par Densuşianu, une autre vision, que je partage, embrassée
    au 20e siècle. L’historiographie de demain aura à son tour sa clé de
    lecture et d’interprétation de ces événements. Le nombre de sources à consulter
    est immense, il s’agit des dizaines de volumes. Nul ne peut s’enorgueillir d’avoir
    pu épuiser à proprement parler le sujet ».




    L’amour pour la Transylvanie

    L’œuvre de David Prodan traite jusqu’à l’obsession de sa terre natale : la Transylvanie.
    Ecoutons-le :




    « Ecoutez, je suis transylvain et paysan. C’est bien ces deux éléments
    qui me définissent. Je suis le fils de cette terre de Transylvanie. Je suis Roumain
    certes, et il arrive à ce que ce peuple vive aussi ailleurs qu’en Transylvanie.
    Mais la Transylvanie est le berceau du peuple, de la nation roumaine. C’est à
    partir de là qu’elle est allée fonder les entités étatiques voisines, en Valachie
    et en Moldavie. Il s’agit d’un fait historique indubitable. La Transylvanie est
    la clé, c’est elle qui nous ouvre les portes de notre appartenance au monde
    latin. Le pont de l’empereur Trajan, que les légions romaines ont élevé pour
    traverser le Danube et envahir la Dacie se trouve tout près. Nous sommes la
    latinité d’Orient, et la Transylvanie constitue notre berceau et la clé de nos
    origines ».


    Le régime communiste

    Grâce à ses origines paysannes et à ses
    études d’histoire sociale David Prodan n’a pas eu à souffrir de l’arrivée des
    communistes au pouvoir en Roumanie après 1945. Il devient professeur
    universitaire en 1948, puis patron de l’Institut d’archéologie de Cluj, avant
    de rejoindre les rangs de l’Académie roumaine en 1955. Ses recherches se concentreront
    dorénavant sur l’étude du régime de servage en Transylvanie, sur les droits
    politiques des Roumains de Transylvanie, évitant toutefois de tomber dans le
    discours idéologisant ou dans la propagande à connotation historique que le
    régime déployait à grande échelle dans l’époque. David Prodan :




    « Qu’est-ce l’histoire au fond ? Vaste débat. L’histoire,
    voyez-vous, se laisse dévoiler d’elle-même, avec le recul du temps. L’historien
    s’attache à en découvrir une partie, il effectue des recherches, puise dans les
    sources, et interprète les événements à l’aune de son savoir. Mais il s’agit
    toujours d’une vérité forcément partielle. Ce que l’historien peut rendre au
    monde n’est jamais la vérité pure et entière. »




    David Prodan – le mélomane

    Mais au-delà de sa passion pour l’histoire, David Prodan a aussi été un mélomane
    averti. Ecoutons-le :




    « Le musicien joue dans une autre ligue que l’historien, la musique
    résonne dans d’autres parties de notre cerveau. J’ai été un mélomane
    impénitent, car j’adore la musique classique, mais aussi la peinture. Les temps
    veulent que l’on ne soit pas juste des techniciens. Une vie, il faut en
    profiter, sentir et découvrir sans jamais s’arrêter. Notre dieu était Bach, qui
    est bien davantage qu’une idéologie, un système de pensée. »




    David Prodan, historien fécond et autorité de référence de l’histoire
    sociale de la Transylvanie d’avant 1800 demeure un auteur encore trop méconnu, que
    le grand public aura tout intérêt à découvrir ou redécouvrir, fut-ce sur le
    tard.


    (Trad. Ionut Jugureanu)

  • La médecine tropicale en Roumanie

    La médecine tropicale en Roumanie

    La Roumanie se tourne vers le Tiers-monde

    Avec le démembrement des empires coloniaux après la Seconde Guerre
    mondiale et l’ouverture des nouveaux Etats indépendants vers le monde, la Roumanie
    commence à réorienter sa politique étrangère et attache de plus en plus d’importance
    aux relations avec ce que l’on appelait à l’époque le Tiers-monde, et ce que l’on
    appelle aujourd’hui le Sud global. Aussi, la Roumanie commence à mettre en œuvre
    des programmes de coopération dans les domaines de l’éducation ou de l’économie,
    mais aussi des programmes d’assistance humanitaire censés réduire l’écart de
    développement entre ces pays et le monde développé, mais aussi d’atténuer l’impact
    des crises dont ces Etats étaient régulièrement traversés.

    Des risques sanitaires à la hausse



    Pourtant, l’ouverture de cette partie du globe aux échanges de
    diverses natures impliquait une hausse des risques sanitaires associées. Face à
    cela, la Roumanie tente donc de s’armer, en développant la recherche médicale,
    notamment dans le domaine des maladies tropicales. Domaine où la compétition entre le monde
    occidental et le bloc des Etats socialistes agencés autour de l’Union
    soviétique s’est manifesté sans ambages comme dans tous les autres domaines.

    Bogdan-Cristian Iacob, médecin, chercheur et historien
    du domaine, avait étudié de près l’évolution de la recherche médicale roumaine
    avant 1989 et la manière dont ses résultats étaient reflétés dans la presse du
    temps. Mentionnant les traités du docteur Ludovic Păun, un des plus importants
    spécialistes roumains dans le domaine des maladies tropicales, Bogdan-Cristian
    Iacob remarquait :


    « L’on peut constater combien était minimisée l’importance
    de la recherche occidentale. L’Assemblée mondiale de la Santé, organe
    décisionnel suprême de l’OMS, avait pris en 1974 l’initiative de mettre sur
    pied un programme spécialement dédié à l’étude des maladies tropicales. La
    proposition avait été officiellement présentée à l’initiative des Etats du bloc
    socialiste et des Etats africains, bien que l’idée d’une meilleure coordination
    globale dans le domaine appartînt au monde occidental. L’influence occidentale allait
    être encore davantage mise en évidence deux années plus tard, lorsque Ludovic
    Păun remarquait qu’aucun spécialiste du monde socialiste n’avait été convié à
    prendre part à la première session de recherche du programme lancé sous la base
    de l’initiative adoptée en 1974. La présence et l’influence des sociétés
    financières et des compagnies pharmaceutiques dans ce cadre fait conclure au
    spécialiste roumain que le programme soutenu par l’OMS poursuivait sans l’avouer
    des objectifs mercantiles, censé faciliter l’accès au marché des médicaments produits
    dans les laboratoires occidentaux. Aussi, la médecine tropicale roumaine
    apparaissait aussi bien en réponse à un besoin réel des nations du Sud et à l’ouverture
    de la Roumanie au Tiers-monde que d’une volonté affirmée de faire barrage à la
    politique des Etats capitalistes ».

    Des approches très différentes


    De fait,
    les recherches dans le domaine de la médecine tropicale avaient démarré en
    Occident bien avant, au temps de l’époque coloniale. Mais la vision des Etats
    socialistes à l’égard de la manière dont il fallait aborder la réponse à apporter
    face aux maladies tropicales comprenait une certaine dimension idéologique. En
    effet, les régimes communistes appréciaient que la réponse occidentale face aux
    maladies tropicales fût fondée d’une manière excessive sur les traitements
    médicaux, alors que les régimes socialistes prônaient une réponse holistique,
    qui faisait la part belle à la prévention, à l’éducation sanitaire et au bien-être
    du patient.

    Bogdan-Cristian Iacob
    explique combien ces deux visions étaient divergentes, jusqu’à s’avérer
    incapables de constituer fut-ce un vocabulaire commun.


    « Le terme de médecine tropicale avait du mal à
    pénétrer dans la Roumanie des années 60. Le terme tropical avait du mal à s’imposer.
    Dans les publications officielles, il avait été remplacé par « pays au
    climat difficilement supportable ». L’appellation « maladies
    infectieuses », moins connoté aux yeux des idéologues du régime, était
    utilisée en lieu et place de « maladies tropicales ». Il permettait aussi
    de mettre en évidence le rôle de la Roumanie dans l’éradication du paludisme. Par
    ailleurs, la politique étrangère de la Roumanie hésitait à s’immiscer dans la
    région de l’Afrique subsaharienne. Ce n’est qu’à partir de 1970 et du
    changement en matière de politique étrangère imprimé par Nicolae Ceaușescu, qui
    conçoit les relations nouées avec les Etats du Tiers-monde comme une
    alternative à l’Occident, que les choses vont changer. »

    Sources d’inspiration : l’Inde et l’Afrique



    La médecine tropicale roumaine commence son essor à partir de deux
    principales sources d’inspiration, l’une d’origine asiatique, l’autre
    africaine. La première c’est l’Inde. Des médecins roumains, tel le docteur
    Ludovic Paun y vont et s’y spécialisent. Il y a ensuite l’assistance
    médicale que la Roumanie accorde à certains pays, tels l’actuelle République
    démocratique du Congo, la Guinée, l’Angola, le Mozambique. Des missions
    médicales sont envoyées dans ces pays pour y étudier des maladies spécifiques.
    La grande épidémie de peste de 1961 touche jusqu’aux Balkans et l’Ouest de l’Union
    Soviétique. Les virus sont importés par des étudiants en provenance de ces pays,
    porteurs asymptomatiques du virus, ou par des coopérants roumains envoyés dans la
    région. Face au danger que ces maladies importées font courir à la société, le
    régime finance la recherche médicale et fonde en 1974, à Bucarest, l’Hôpital
    Clinique de Maladies Infectieuses et Tropicales « Dr. Victor Babes », au sein
    duquel la recherche médicale roumaine dans le domaine comptera quelques réussites
    remarquables dans le traitement de la peste, de la bilharziose, de la
    leishmaniose, de la lèpre, de la filariose lymphatique, et de l’onchocercose. D’autres
    programmes ont visé l’étude du choléra, de la peste, de la fièvre jaune, du typhus
    exanthématique et la variole.

    L’apparition du VIH jette les recherches dans un coin d’ombre



    Dans la décennie suivante, les recherches médicales roumaines commencent
    aussi à prendre de plus en plus appui sur les recherches occidentales. En
    parallèle, la Roumanie tente de bâtir son propre modèle de recherches dans le
    domaine des maladies infectieuses. Les années 80, caractérisés par l’apparition
    du VIH, jettent toutefois les recherches médicales roumaines dans le domaine
    des maladies tropicales dans un immérité coin d’ombre. (Trad. Ionut Jugureanu)

  • La révolution roumaine de 1989. Retour

    La révolution roumaine de 1989. Retour


    Depuis 1989, la fin de l’année constitue pour les Roumains à plusieurs égards un moment de fête autant que le temps du souvenir. Parce que c’est le moment où la dictature communiste, la dictature honnie de Nicolae Ceaușescu s’écroulait avec fracas, laissant la place à la liberté et à la démocratie. Mais c’est aussi le temps du débat. 34 années se sont déroulées depuis lors. Et malgré cela, toute la lumière n’a pas été faite sur les tenants et les aboutissants des événements d’alors, sur le déchaînement de violence et les coupables des crimes qui ont eu lieu durant les jours de la révolution de 1989.

    Reprenons le déroulement des événements de cette année-là.

    Le 16 décembre, quelques personnes se rassemblaient silencieusement en signe de solidarité devant la maison du pasteur réformé Laszlo Tokes, critique acerbe du régime communiste, que la milice, la police d’alors, tentait d’expulser de sa paroisse de Timisoara, pour l’envoyer prêcher dans un village obscur du département de Salaj. De jour en jour les gens qui se rassemblent devant sa maison paroissiale deviennent plus nombreux, plus véhéments aussi, alors que la répression s’organise. Devant la masse de plus en plus consistante de manifestants qui commencent à formuler des revendications aux connotations de plus en plus politiques, la milice est épaulée par les troupes de la Securitate, la police politique du régime, mais aussi par des militaires.

    L’ordre de faire feu sur les manifestants est donné par le président et secrétaire général du parti communiste, Nicolae Ceausescu en personne.

    Des centaines de manifestants y laisseront leur vie. La révolution démarre et s’emballe à Timisoara. Face à la répression du régime, dans un pays où les manifestations et les grèves étaient hors la loi, le 18 décembre les principales plateformes industrielles de la ville se mettent en grève. Les manifestants investissent le centre de la ville, les principaux bâtiments du pouvoir local et régional, détruisant les symboles du régime. Pour la première fois depuis belle lurette, les notes d’un vieux chant révolutionnaire, entendu pour la première fois lors de la révolution de 1848 et intitulé « Réveille-toi Roumain ! », se font entendre dans la place centrale de la ville. Ce chant deviendra après 1989 le nouvel hymne d’Etat de la Roumanie démocratique.

    Le même jour, Nicolae Ceausescu, confiant dans les capacités de répression de son régime et dans l’obédience de ses proches, s’envolait pour une visite d’Etat en Iran. Il y restera deux jours, alors que Timisoara s’embrase, échappant à tout contrôle du pouvoir. Au JT du soir du 20 décembre 1989, de retour à Bucarest, Ceausescu dénonce et accable les manifestants de Timisoara, qu’il traite de hooligans, et annonce l’organisation d’un grand rassemblement populaire pour le lendemain à Bucarest, dans une tentative de montrer la force du régime et le soutien populaire dont il dispose.


    Paul Niculescu-Mizil, ancien dignitaire communiste, ancien ministre, membre du Comité central du parti communiste et du Comité politique exécutif de ce dernier au mois de décembre 1989, a eu l’occasion de prendre part aux conciliabules secrets de hauts dignitaires du régime en sursis. Condamné plus tard à trois années de prison pour son rôle dans la répression de 1989, il est interviewé en 1997 par le Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine au sujet de la manifestation organisée par Nicolae Ceausescu le 21 décembre 1989, moment où le pouvoir avait vacillé et où tout a basculé :


    « En 1989, aucun membre du Comité politique exécutif n’osait plus tenir tête à Ceausescu. Plus personne ne pouvait rien lui suggérer. Ses quelques conseillers faisaient partie des forces de répression et des forces armées. A part ceux-là, il n’écoutait plus personne. Pour ma part, je lui avais une fois reproché cela, qu’il ne s’entourait que des yes men, des gens qui ne lui disaient rien de vrai. Et je lui ai dit que ce sont ceux-là qui vont le trahir. Je lui avais répété cela à plusieurs reprises. »


    Mais la manifestation organisée par le pouvoir pour conforter sa popularité dans l’après-midi du 21 décembre se transformera sous les yeux ébahis du dictateur en une manifestation de rejet du pouvoir communiste.

    La manifestation se délite, les manifestants commencent à huer le dictateur qui haranguait la foule depuis le balcon du siège du Comité central du parti communiste. Les forces de répression ouvrent à nouveau le feu sur les manifestants, à Bucarest cette fois. Le bain de sang organisé par le pouvoir communiste dans la nuit du 21 au 22 décembre 1989 hante encore la mémoire des bucarestois. Le lendemain matin, le ministre des Armées, le général Vasile Milea, se donne la mort dans son bureau du Comité central du parti communiste. Paul Niculescu-Mizil :


    « Vous savez, jusqu’au dernier moment Ceausescu croyait dur comme fer qu’il était aimé par le peuple. Vous l’avez entendu lors de son procès. Le matin du 22, à 7 heures, le général Milea le réveille et fait son rapport. Il fait état des victimes de la répression qu’il avait diligentée pendant la nuit. Et Ceausescu le rabroue violemment : « Pourquoi y a-t-il des victimes ? Qui t’en avait donné l’ordre ? », lui reproche-t-il. Milea est sorti tout retourné de l’entrevue. Il est allé dans un bureau attenant, il a téléphoné à son ministère, et avait relaté l’entrevue qu’il a eu avec le commandant suprême. Ensuite il s’est donné la mort. Mais il ne s’est pas suicidé parce qu’il se faisait des reproches pour ce qu’il avait commis, mais parce que Ceausescu le lui avait reproché. »


    Le 22 décembre, tout Bucarest se rassemble pour crier sa colère place du Palais, devant le siège du Comité central. Pris de panique, Ceausescu quitte en catastrophe les lieux par hélicoptère. Il n’ira pas loin. Il se fera attraper, juger et condamner à mort, et sera exécuté le jour de Noël, le 25 décembre 1989. Avec lui, il emportera dans la tombe les derniers vestiges d’un régime honni, importé en 1945 par les chars de l’Armée rouge. C’était la fin d’une époque, d’une parenthèse historique qui dura 45 années. (Trad. Ionut Jugureanu)




  • Les pièces de monnaie des Daces

    Les pièces de monnaie des Daces

    Sur ce qu’était la population qui occupait
    le territoire de la Roumanie actuelle avant l’arrivée des légions romaines de
    Trajan en 105 de notre ère, les sources historiographiques demeurent assez
    pauvres. Appelés Thraces, Daces ou Gètes, en fonction des auteurs et des
    sources, ce peuple, ou cette multitude de populations apparentées, laisse
    toutefois une trace certaine, qui survit plus de deux millénaires et jusqu’à nos
    jours. Il s’agit d’une pièce de monnaie en or : le koson.

    Se
    trouvant encore à l’extérieur du monde gréco-romain, ce dernier déjà caractérisé
    par une économie monétarisée, où les biens et les services trouvaient leur
    équivalent en argent, le monde des barbares, tel que les Romans appelaient les
    populations qui ne faisaient pas partie de la civilisation gréco-romaine agencée
    autour de la Méditerranée, essaye de reprendre à son compte le fonctionnement monétaire
    des leurs voisins Gréco-Romains. La première pièce de monnaie ainsi reprise par
    les Gètes est la drachme ancienne du roi Philippe II, au 4e siècle
    avant l’ère chrétienne. Ils s’en suivent d’autres pièces de monnaie, battues au
    temps d’Alexandre le Grand et du roi Philippe III. Avec l’arrivée des Romans au
    sud du Danube au 2e siècle avant notre ère, les Gètes se trouvent en
    contact direct avec leur civilisation et..leurs monnaies. Aussi apparaissent
    les premiers kosons.


    L’historien et
    numismate Mihai Dima, auteur et spécialiste des kosons, détaille l’origine de l’appellation
    de cette pièce de monnaie, du nom du leader dac homonyme, qui avait participé en
    l’an 44 avant notre ère au complot contre le roi dac Burebista, auquel il
    succéda. Mihai Dima :


    « Koson
    est à l’origine un nom propre, le nom d’un souverain originaire de Dacie ou de
    Thrace, repris ensuite par une pièce de monnaie en or. Plus tard apparaît une pièce
    en argent frappé du même nom : Koson. La pièce en or, d’un diamètre compris
    entre 18 et 22 millimètres, pèse environ 8,5 grammes. Sur l’avers l’on remarque
    un aigle s’appuyant avec sa griffe gauche sur un sceptre, tenant dans l’autre la
    couronne. Sur le revers de la pièce, l’on peut apercevoir trois personnages, un
    consul et deux licteurs, un monogramme et le nom de la pièce de monnaie, koson,
    en alphabète grec
    . »


    Les pièces qui sont
    parvenues jusqu’à nous ont souvent eu une histoire mouvementée. Mihai Dima :


    « La
    première mention que l’on fait de ces pièces appartient à Erasme de Rotterdam,
    où il en parle dans une lettre datée de 1520 et adressée à l’évêque de Breslau.
    Vu la date du courrier, la pièce de monnaie décrite par Erasme ne pouvait pas
    être originaire du célèbre trésor découvert dans la rivière Streï en 1543, donc
    à une date postérieure. Toujours avant cette découverte, l’on fait mention de
    quelques pièces de koson d’or qui ornait un vase à usage liturgique qui se
    trouvait jusqu’en 1557 dans l’église d’Alba Iulia avant d’arriver en Slovaquie,
    à Nitra. Ces pièces auraient pu provenir d’un trésor découvert en 1491, qui soit
    probablement la plus ancienne découverte de ce type, ces pièces étant les
    seules qui aient survécu de cette découverte.
    »


    Tracer l’histoire des
    découvertes, souvent accidentelles, des trésors recelant des kosons d’or n’est
    pas chose aisée. Mihai Dima :


    « La
    première découverte attestée officiellement d’un trésor comprenant des kosons d’or
    a été réalisée au début du 19e siècle, en 1803, dans les monts
    Godeanu, en Transylvanie par quelques habitants du village Vâlcelele Bune. Aussi,
    le trésor découvert à l’occasion comprenait 400 pièces de 3 types différents, un
    seul étant exempte de monogramme. Une année auparavant, en 1802, l’on avait
    fait la découverte d’un autre trésor dans la même région, ce trésor ne comprenant
    toutefois que de pièces d’or de typeLysimaque.
    Or, c’est bien cette première découverte qui a sans doute mené à la seconde, mettant
    la puce à l’oreille des habitants du coin, qui tentent leur chance en démarrant
    des fouilles à la sauvette. Il se puisse toutefois qu’il y ait eu d’autres
    découvertes qui n’aient pas été enregistrées, car les autorités autrichiennes
    avaient été interpellées par l’accroissement inexpliqué du commerce d’or dans
    la région, et elles avaient commencé à s’y intéresser de près
    ».



    Les
    découvertes ultérieures ont pris le chemin des musées, même s’il existe encore
    un certain nombre d’exemplaires de koson qui font la joie des maisons de ventes
    et des collections numismatiques privées. Quoi qu’il en soit, le koson demeure
    le témoin doré d’une société ancienne vivant en marge de la civilisation
    gréco-romaine mais qui tentait par mimétisme d’intégrer le fonctionnement de
    cette dernière. Il constitue aussi une parabole sur la complexité de la
    relation qui relie le centre à la périphérie.

  • La soviétisation de l’Académie roumaine

    La soviétisation de l’Académie roumaine


    L’instauration du régime communiste en Roumanie

    A la fin de la
    Seconde guerre mondiale, l’URSS n’a eu de cesse avant d’installer au pouvoir
    des partis frères dans tous les pays occupés ou, selon la propagande soviétique,
    libérés par l’Armée rouge. Ce processus de soviétisation du système politique,
    judiciaire et administratif d’abord, économique ensuite, ne s’était pas fait
    sans heurts et sans l’action répressive de la police politique et des organes du
    parti communiste.


    L’une
    des premières institutions culturelles roumaines visées par la soviétisation a
    été la prestigieuse institution de l’Académie roumaine, fondée en 1866.

    Pendant
    ses plus de 80 années d’existence, l’Académie avait compté dans ses rangs les
    plus prestigieux scientifiques roumains et étrangers. Mais le régime installé
    le 6 mars 1945 n’hésitera pas à mettre brutalement un terme à cette belle histoire,
    l’Académie roumaine étant supprimée le 9 juin 1948 par décret du Conseil des
    ministres, laissant la place à une nouvelle institution asservie au pouvoir :
    l’Académie de la République populaire de Roumaine, devenue plus tard l’Académie
    de la République socialiste de Roumanie. Les anciens académiciens déchus souffriront
    les affres des persécutions politiques. De la vieille garde, 33 membres, qui
    avaient occupé la dignité de ministre avant 1945, seront jetés en prison. La
    plupart, une vingtaine, se verront embastillés dans le pénitentiaire de Sighetu
    Marmației, dans le nord de la Transylvanie, surnommé la « prison des
    ministres ». Six y laisseront leur vie.

    L’académicien Alexandru Lapedatu se donne la mort



    Andrea
    Dobeș, chercheur au Mémorial des victimes du communisme et de la résistance,
    érigé après 1989 dans le pénitentiaire de Sighet s’est penchée sur le sort de l’académicien
    Alexandru Lapedatu qui, rongé par sa maladie gastrique et en l’absence des
    soins, se donne la mort le 30 août 1950, à l’âge de 73 ans.

    Andrea Dobes : « Alexandru
    Lapedatu avait été retenu dans la nuit de 5 à 6 mai 1950,
    lors d’une perquisition domiciliaire. Les enquêteurs lui avaient confisqué 3 calepins,
    un traité sur l’histoire des Etats-Unis, un certain montant en espèces, une
    montre, deux paires de lunettes, d’autres affaires personnelles. Parmi les
    objets confisqués par les enquêteurs, aucun ne pourrait présenter un quelconque
    intérêt réel pour la Securitate ou les enquêteurs du régime. Mais le régime
    avait dressé la liste des personnes qu’il comptait arrêter, dont tous les
    anciens dignitaires, les anciens ministres qui avaient exercé leurs fonctions
    entre 1918 et 1945. A l’endroit du nom de l’historien il y avait cette mention :
    bien qu’il n’ait constitué pas une menace et qu’il n’ait déployé aucune activité
    d’opposition, il était connu pour être un adversaire résolu du régime
    communiste. Voilà une tête d’accusation pas si inédite que cela dans l’époque. »



    Le sort tragique de l’économiste Gheorghe Tașcă



    Gheorghe Tașcă, économiste
    et professeur des universités, ministre du Commerce en 1932 et membre de l’Académie
    roumaine, avait subi le même sort.

    Andrea Dobes : « Lorsqu’il
    a été arrêté, dans la même nuit du 5/6 mai 1950, Gheorghe Tașcă était âgé de 75
    ans. Il est déposé à Sighet le lendemain. Il meurt dix mois plus tard, le 12
    mars 1951, à cause de terribles conditions de détention subies. L’historien Constantin
    Giurescu, incarcéré à Sighet pendant un peu plus de 5 années et qui est parvenu
    à rédiger ses mémoires, pense qu’il est achevé par une pneumonie, au bout d’une
    souffrance interminable. L’ancien juriste Alexandru Popescu-Necșești, lui aussi
    emprisonné à Sighet pendant cette période, parle lui aussi des râles qui lui
    parvenaient la nuit depuis la cellule de Gheorghe Tasca ».



    La mort mystérieuse de Gheorghe Brătianu



    Gheorghe
    Brătianu, célèbre byzantiniste et ancien ministre, membre de l’Académie
    roumaine, meurt lui aussi dans des conditions non élucidées jusqu’à ce jour, à
    55 ans, en 1953, dans la même prison politique de Sighet.

    Andrea Dobeș nous
    rappelle la mémoire du célèbre historien : « Gheorghe
    Brătianu avait été violemment attaqué par la presse communiste dès 1944. Aussi,
    le 15 août 1947, prétextant de la nécessité d’assurer sa sécurité, le régime
    lui impose un régime d’arrêt à domicile dans sa résidence bucarestoise, où il
    est surveillé nuit et jour. Il sera finalement arrêté le 6 mai 1950, et convoyé
    au pénitentiaire de Sighet le lendemain. Le même Constantin Giurescu rappelle
    dans ses mémoires les derniers jours de la vie de Bratianu, ainsi qu’un
    événement qui aurait pu constituer la cause de sa mort. En effet, pendant que
    Gheorghe Bratianu était dans la cour de promenade, Giurescu entend le bruit
    sourd d’un coup de poing. Un bruit qui se répète, suivi d’une suite de jurons, alors
    que Gheorghe Bratianu était accompagné dans sa cellule. L’évêque Ioan Ploscaru raconte
    pour sa part la manière dont les bourreaux avaient forcé le byzantiniste de ramasser
    le fumier des cochons, les mains nues, la veille de sa mort. »


    Le leader politique Iuliu Maniu, condamné à mort



    Mais
    le seul membre de l’Académie roumaine qui fut formellement condamné, fut-ce à l’issue
    d’un simulacre de procès, a été le leader national-paysan, Iuliu Maniu. Le
    futur cardinal Alexandru Todea lui donna dans la prison, sur son lit de mort, l’extrême-onction.

    Andrea Dobeș : « Iuliu
    Maniu fut condamné à la prison à vie le 11 novembre 1947 prétendument pour haute
    trahison. Son procès eut lieu devant un jury populaire à Bucarest, à l’Ecole de
    guerre. Une fois condamné, il fut transféré à Galati puis, le 16 août 1951, à
    Sighet. A 80 ans, affaibli, le grand homme d’Etat n’était plus que l’ombre de
    lui-même. L’homme de presse et secrétaire général du parti national-paysan, Nicolae
    Carandino, avec lequel Iuliu Maniu partagea sa cellule, pris soin de lui
    pendant les derniers moments de sa vie. »



    Même
    parmi ceux qui ne finirent pas leur vie en prison des membres déchus de l’Académie
    roumaine, la plupart ont mené une vie de misère et de déchéance. Surveillés par
    la police politique, harcelés par le régime communiste, arrêtés et enquêtés,
    interdits des bibliothèques et éloignés de l’enseignement, ils bénéficièrent d’une
    réhabilitation tardive, après la chute du régime communiste, lorsqu’ils réintégreront,
    à titre posthume, l’Académie roumaine. (Trad.
    Ionut Jugureanu)



  • L’année 1918 et la nouvelle Roumanie

    L’année 1918 et la nouvelle Roumanie

    Bouleversements territoriaux à la fin de la Première Guerre Mondiale

    A la fin de la Grande Guerre, les
    bouleversements territoriaux, politiques et sociétaux qui s’en sont suivis ont eu
    pour cause aussi bien la réalité du terrain, cette réalité d’une Europe décimée
    par la guerre, qui comptait ses 20 millions de morts civils et militaires et
    ses 23 millions de blessés et estropiés, mais aussi l’utopie bolchévique, cet espoir
    d’un monde meilleur que la révolution de Lénine semblait pouvoir amener à la
    fin de la longue descente aux enfers que fut la terrible guerre. Certes, les nouvelles
    frontières de l’Europe ont été décidées à l’issue de la Grande Guerre, par la
    victoire des puissances de l’Entente, que la Roumanie avait rejoint en 1916,
    aux dépens des Empires centraux.

    L’union de tous les Roumains, enfin possible


    Mais la
    Roumanie avait payé cette victoire par un lourd tribut de sang. Entre 580.000 et
    665.000 Roumains ont péri durant ces deux années de guerre, représentant entre
    7,5 et 9% de la population totale du royaume, dont une bonne partie victime de
    la pandémie de typhus qui faisait rage à l’époque. Mais ce sacrifice semblait trouver
    son sens dans l’union des provinces historiques roumanophones au royaume de
    Roumanie à l’issue de la guerre. Aussi, le 27 mars 1918 l’on assiste au vote par
    le parlement de Chisinau du rattachement de la Bessarabie à la Roumanie, le 28
    novembre viendra le tour de la Bucovine, enfin le 1er décembre le Banat,
    le Maramureş et la Transylvanie suivront la même voie.

    L’historien Ioan Scurtu
    nous fait revivre ce moment de grand bonheur.



    « Le président du parti national libéral,
    Ion I C Bratianu, était l’une des chevilles ouvrières des événements qui ont
    mené au rattachement des provinces historiques roumaines au royaume de
    Roumanie. Des envoyés de ces provinces sont arrivés à Iasi, l’ancienne capitale
    de la Moldavie, où l’on avait déplacé le gouvernement et la cour pendant la
    guerre, après l’occupation de Bucarest par les troupes allemandes. Ces
    émissaires se sont concertés avec le roi Ferdinand 1er, avec Ion I.
    C. Brătianu et les autres hommes politiques roumains au sujet de la mise en œuvre
    des actions censées mener à l’union de leurs provinces au royaume de Roumanie. Ion
    Bratianu avait pris la tête de la délégation qui avait représenté la Roumanie à
    la Conférence de paix de Paris, où il dut se confronter aux grands de ce monde,
    depuis le président américain Wilson et jusqu’au président de conseil britannique,
    Lloyd George, en passant par le premier-ministre français, Georges Clemenceau.
    Vous savez, notre roi, le roi Ferdinand, était d’origine allemande, était né en
    Allemagne, était officier de l’armée prussienne. Pourtant, lorsque le Conseil
    de couronne avait voté pour l’entrée de la Roumanie dans la guerre aux côtés de
    l’Entente et contre l’Allemagne, il n’avait pas hésité un moment à suivre cette
    décision et à embrasser à corps perdu le destin de son pays d’adoption. Ce fut
    un sacrifice personnel de la part du souverain. Quant à son épouse, la reine
    Marie, petite-fille de la reine Victoria, elle fut d’emblée partisane de l’entrée
    en guerre de la Roumanie aux côtés de l’Entente. La famille royale montra l’exemple.
    Elle embrassa sans réserve la cause nationale des Roumains et se tint à leurs
    côtés jusqu’à la victoire finale ».



    C’est le 1er
    décembre 1918 que la Grande Assemblée nationale des
    Roumains de Transylvanie, formés par 1.228 délégués et réunie dans la ville d’Alba
    Iulia, votera la résolution qui prévoyait l’union de la Transylvanie au royaume
    de Roumanie.

    Sous recommandation du Conseil national roumain de Transylvanie,
    organe exécutif faisant fonction de gouvernement provisoire,l’Assemblée nationale endossa aussi à l’occasion le suffrage
    universel masculin, une réforme chère aux Roumains transylvains depuis 1881.

    Une union sous le signe du bolchévisme



    L’historien et politologue Daniel
    Barbu explique combien la matérialisation de cette vieille revendication
    transylvaine avait toutefois été facilitée par l’apparition du spectre du
    bolchévisme.


    « Vous savez, l’on pourrait se demander
    dans quelle mesure les participants à cette grande assemblée nationale d’Alba
    Iulia étaient des démocrates. Ils étaient certes des patriotes. Certains pouvaient
    se targuer d’une longue carrière politique, militante, parfois parlementaire. D’un
    autre côté, voyez-vous, la Hongrie, dont la Transylvanie s’affranchissait par
    cet acte de volonté populaire, était en proie au bolchévisme, à la révolution menée
    par Bela Kun. Il y avait donc cette pression. Et puis, le 6 décembre, l’armée
    roumaine franchit les Carpates et occupe la Transylvanie, protégeant ainsi la
    décision prise le 1er décembre par la grande Assemblée nationale d’Alba
    Iulia contre les éléments irrédentistes menés par Bela Kun. Les témoignages de
    l’époque font pourtant état de cet esprit révolutionnaire qui semblait gagner
    en importance dans toute la Transylvanie. Ion Lapedatu disait « les
    villages bougent ». Vous savez, le bolchévisme était alors en train de
    gagner partout en Europe. Non seulement en l’URSS, en Hongrie et en Allemagne,
    mais toute l’Europe était en proie à cette fièvre révolutionnaire. »



    Quoi qu’il en soit, la Grande Roumanie
    en 1918, fondée grâce au sacrifice des Roumains pendant la Grande Guerre et au
    contexte international propice, est parvenue à matérialiser de façon magistrale
    la volonté nationale et démocratique des habitants de toutes les provinces
    historiques roumaines.

    (Trad. Ionut Jugureanu)

  • Les latrines anciennes de Bucarest – source de trésors archéologiques

    Les latrines anciennes de Bucarest – source de trésors archéologiques


    Il existe
    depuis toujours la grande histoire, faite par la biographie de grands hommes d’Etat
    et par les grands événements historiques qui ont changé le cours des choses, et
    puis aussi la petite histoire, celle centrée sur les anecdotes et sur les
    détails, qui illustrent la première. Lucien Febvre, célèbre historien français,
    parlait en cette occurrence d’histoire totale, dont l’ambition était de rendre
    compte de tout ce qui englobait une période donnée, depuis ses tabous et jusqu’aux
    moindre recoins du quotidien. Que certains historiens se soient alors penchés
    sur l’évolution des cloaques et autres égouts depuis le 19e siècle
    et jusqu’à nos jours n’a dès lors rien de bien surprenant.

    Des fouilles archéologiques ont mis au jour des éléments de la vie quotidienne des Bucarestois d’antan


    Des
    fouilles entreprises par les archéologues du Musée d’histoire de Bucarest sur
    un site découvert lors des travaux de réhabilitation de certains immeubles de
    patrimoine ont été l’occasion de puiser davantage dans les cloaques de ce Bucarest
    d’antan, et de mieux rendre compte de l’évolution de cette ville orientale du
    début du 19e siècle vers la modernité occidentale dont elle commence
    à se draper dans la seconde moitié du siècle.

    Theodor Ignat, archéologue au
    Musée d’histoire de Bucarest, nous accompagnera dans la découverte et l’interprétation
    des immondices de nos ancêtres.


    « Le
    terme « hazna » ou latrine en traduction française, nous vient du
    turc, et signifie, tenez-vous bien, trésor ou chambre du trésor. Nous ignorons
    comment se fait-il que ce terme ait évolué de la sorte en roumain, jusqu’à
    recouvrir le sens péjoratif dont il est affublé aujourd’hui. Il se puisse que ce
    soit du fait que les objets de valeur, les trésors, soient souvent enfuis sous terre.
    Ou que ce soit par ironie qu’on ait donné ce titre aux immondices. Ou alors,
    peut-être que l’on cachait des objets de valeur dans ces latrines, car qui
    aurait eu l’audace de s’y risquer. Mais en vérité l’on ignore la raison de
    cette mutation du sens de ce terme. »


    Quels usages pour ces égouts?


    Mais
    quelle était la fonction principale de ces haznale au début du 19e
    siècle ? Egouts, latrines, fosse plus ou moins septique ?


    « Ces
    égouts servaient probablement à tous usages. Ils y recueillaient sans doute les
    eaux usées, car l’on y a trouvé des objets bien conservés. Il est fort probable
    à ce que ces endroits aient servi de toilette aussi, mais les déjections se
    décomposent sans laisser des traces une fois passé un certain laps de temps. Pourtant,
    l’on y a retrouvé des traces de matière organique. Mais cela pourrait être des
    restes alimentaires. Les hommes du néolithique déjà avaient pour habitude d’enfuir
    sous la terre dans des fosses creusées à cet effet les restes organiques, qui
    risquent de se décomposer et qui émanent une odeur pestilentielle. Ces « haznale »
    endossaient donc des fonctions multiples. Une de nos collègues a même posé
    comme hypothèse leur usage en tant des glacières, pour conserver donc les blocs
    de glace prélevés en hiver ».




    Une exposition inédite à Bucarest


    Les
    objets récupérés des quatre fosses bucarestoises du 19e siècle ont
    été exposés au Musée d’anthropologie urbaine attenant au Musée d’histoire de
    Bucarest, et peuvent être admirés dans une collection inédite.

    L’on pourra ainsi
    y admirer des vases de porcelaine joliment peint, des pots de fleur, toutes
    sortes de récipients en faïence à usage pharmaceutique ou cosmétique, des
    coffrets, une bouteille de parfum estampillée Roger & Gallet, Paris, et
    plein d’autres objets du quotidien de l’époque.

    L’on approche Theodor Ignat pour
    mieux comprendre ce que les gens se plaisaient de jeter dans ce genre de fosse :


    « Tout
    et n’importe quoi sans doute. Les objets confectionnés dans du cuir, du bois,
    des fibres végétales n’ont pas survécu. L’on retrouve tout ce qui est en
    céramique, des vases qui, une fois abîmés, étaient jetés. Mais l’on retrouve
    aussi des vases dans un état impeccable, et l’on se demande pourquoi les gens s’en
    étaient débarrassés. Peut-être qu’ils y avaient conservés des substances
    toxiques, c’est une hypothèse comme une autre ».


    Pas facile de creuser une telle fosse

    Ces
    fosses étaient habituellement creusées à une dizaine, à une quinzaine de mètres
    d’une église ou d’un pâté de maisons. Pas trop loin, mais suffisamment pour que
    l’odeur qu’elles dégagent n’empeste pas les habitants. Mais confectionner une
    telle fosse n’était pas chose aisée. Theodor Ignat :


    « La
    fosse était le plus souvent renforcée, en maçonnerie, bien étanche. Le fond
    était recouvert d’un mélange fait du sable et de la chaux, qui était perméable,
    mais empêchait la boue de se former. Et l’on suppose qu’elles étaient vidangées
    de façon régulière. »



    Quoi
    qu’il en soit, les trésors conservés dans ces latrines publiques nous ouvrent
    aujourd’hui une porte sur le quotidien des bucarestois d’il y a voici deux siècles.
    (Trad. Ionut Jugureanu)

  • Centenaire de la naissance de Monica Lovinescu

    Centenaire de la naissance de Monica Lovinescu

    Nul doute que Radio Free
    Europe a été la principale fenêtre d’air frais en termes d’informations dans
    cette Roumanie d’avant 1989, qui étouffait sous la censure du régime
    communiste. La rédaction roumaine de Radio Free Europe comptait des poids
    lourds du journalisme roumain : Noel Bernard, Mircea Carp, Vlad Georgescu,
    Neculai Constantin Munteanu entre autres. Mais aussi Monica Lovinescu, l’une
    des voix les plus puissantes de l’exile anticommuniste roumain, née voici 100
    ans, le 19 novembre 1923, fille du critique littéraire Eugen Lovinescu et d’Ecaterina
    Bălăciou, professeur de français, morte plus tard dans les geôles communistes.
    C’est en 1947, à 24 ans, après l’installation du régime communiste, que Monica
    Lovinescu choisit la liberté et émigre en France. Avec son époux, l’écrivain
    Virgil Ierunca, Monica Lovinescu allait réaliser l’une des émissions radio les
    plus suivies par les auditeurs roumains de Radio Free Europe. La voix rauque qui
    pénétrait tous les soirs dans les chaumières roumaines portait l’exigence éthique
    de l’intelligence lucide et pénétrante qu’était celle de Monica Lovinescu.


    Dans l’interview qu’elle
    enregistre en 1998 pour le Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine,
    Monica Lovinescu se rappelait avec nostalgie de la rédaction parisienne de
    radio Free Europe, fondée au début des année 1960.


    « Le cas roumain était unique au sein de Radio Free
    Europe. Car c’est depuis cette rédaction parisienne que l’on transmettait mon
    émission hebdomadaire d’une heure, intitulée « Thèses et antithèses de
    Paris », l’émission de Virgil Ierunca « L’histoire de la parole »,
    qui occupait une quarantaine de minutes, enfin « L’actualité roumaine »,
    d’une vingtaine de minutes, et qui était diffusée à deux reprises dans la même
    journée. L’on occupait donc le studio une journée entière et l’on parvenait à avoir
    un espace d’émission dont aucune autre rédaction de Radio Free Europe ne
    disposait. »


    Monica Lovinescu pratiquait
    le journalisme radio tel un sacerdoce. Parce que Radio Free Europe était le plus
    consistant média dont la rédaction, basée à l’étranger, échappait aux fourches
    caudines de l’implacable censure officielle du régime communiste. Les époux Lovinescu
    et Ierunca enregistraient les textes chez eux, sur les bandes d’un magnétophone,
    avant de rejoindre le studio pour retravailler l’enregistrement et y insérer des
    plages musicales. Mais leurs émissions bénéficiaient malgré l’éloignement et la
    censure de sources d’information extrêmement fiables. Monica Lovinescu : « Pour documenter l’actualité roumaine l’on se
    fondait, d’une part, sur les journaux qui nous parvenaient depuis la Roumanie.
    On utilisait une boîte postale pour ce faire, pour que la Securitate n’apprenne
    pas notre adresse. Mais ensuite c’était les rencontres qu’on avait avec des
    gens de lettres, des penseurs, des philosophes, des personnalités roumaines de
    passage à Paris. L’on avait 4, 5 rencontres de ce type par mois. C’était ce qu’on
    appelait les sources clandestines. Ces gens que l’on rencontrait ignoraient
    tout des rencontres que l’on avait avec les autres. On gardait l’anonymat de
    nos sources. Et puis, l’on croisait les informations. Mais c’est ainsi que l’on
    parvenait à se mettre au courant de la vie littéraire, de la vie culturelle
    roumaine, et des soubresauts politiques dont elles étaient traversées ».


    Réalisées par un véritable esprit
    universel, les émissions de Monica Lovinescu offraient non seulement une analyse
    de l’actualité littéraire roumaine, mais elles connectaient l’auditeur roumain
    à l’actualité internationale et aux courants de pensées de son époque :
    « Thèses et antithèses contait la Roumanie certes,
    mais aussi l’actualité littéraire parisienne. Parce que Paris était encore et
    toujours ce haut lieu de la culture d’avant-garde, le temple de l’esprit. Et
    puis, l’on parlait encore du travail et de l’œuvre des exilés roumains, Lucian
    Pintilie, Mircea Eliade, Eugène Ionesco. Ces grandes personnalités, dont l’œuvre
    était souvent interdite dans la Roumanie communiste, ont été invités à notre
    micro, et l’on a parlé d’eux dans nos émissions ».



    Campagne dénigrante du régime communiste

    L’esprit libre que Monica
    Lovinescu instillait dans ses émissions ne pouvait pas ne pas heurter de plein fouet
    la sensibilité du régime stalinien de Bucarest. Pour contrer ce que ce dernier
    considérait comme de la propagande impérialiste, le régime démarra tout d’abord
    une campagne dénigrante dans la presse asservie, avant d’envoyer des hommes de
    main faire taire la voix parisienne qui dérangeait tant la chappe de plomb avec
    laquelle le régime avait recouvert la liberté des Roumains : « C’était au mois de novembre 1977, la veille de l’arrivée
    à Paris de l’écrivain dissident Paul Goma. J’étais attendue devant la maison
    par deux Palestiniens. Ils essayaient de me persuader de rentrer avec eux dans
    la maison, prétendant avoir un message de la plus haute importance à me
    transmettre. Mais ils avaient employé cette formule : « Madame Monica ».
    Or, c’est inhabituel d’appeler quelqu’un que l’on ne connaît ni d’Eve ni d’Adam
    par son prénom. J’ai donc refusé de les faire rentrer, mais ils ont commencé à
    m’agresser violemment là, dans la rue. J’ai crié, puis j’ai perdu connaissance,
    je suis tombée. Quelqu’un avait entendu, les agresseurs se sont enfuis. Celui
    qui m’était venu en aide avait essayé de les rattraper, mais sans succès. Résultat
    des courses, j’ai eu le nez cassé, le visage tuméfié et le bras enflé. Je l’ai
    échappé belle pourtant ».



    Monica Lovinescu avait poursuivi
    son sacerdoce même après la chute du régime communiste, fin 1989. Elle continua
    de promouvoir la liberté d’expression et la liberté politique, la démocratie et
    les droits de l’homme jusqu’à sa mort, survenue le 20 avril 2008. Mais Monica
    Lovinescu demeure toujours vivante dans l’esprit des millions de Roumains qui se
    sont nourris de ses paroles dans un temps où la parole libre n’avait plus droit
    de cité. (Trad. Ionut Jugureanu)

  • La guerre d’indépendance à travers les tableaux

    La guerre d’indépendance à travers les tableaux

    Le Musée national d’histoire de la Roumanie abrite
    depuis septembre passé et jusqu’à fin mars 2024 l’exposition thématique
    intitulée Autour de l’attaque de Smardan. Peintres de la Guerre d’indépendance présents
    dans la collection du Musée national d’Histoire ». Ecoutons la
    muséographe Erica Ioja :


    « Cette collection entend réunir l’ensemble
    des toiles des peintres qui ont immortalisée dans leurs œuvres la Guerre
    russo-turque de 1877-1878, qui se sont penchés sur la participation de la
    Roumanie à cette guerre, à l’issue de laquelle cette dernière va proclamer son indépendance.
    Les grands moments de l’histoire ont depuis toujours inspiré les peintres. Mais
    dans ce cas il s’agit de l’histoire en marche, de l’histoire au présent,
    immortalisée par des artistes qui vivaient au milieu des troupes, qui ont vécu
    dans leur chair cette guerre ».


    Mais pourquoi avoir intitulé l’exposition Autour de l’attaque de Smardan, titre repris à
    la célèbre toile homonyme du peintre national Nicolae Grigorescu ?


    « Le noyau de cette exposition est constitué
    par ces toiles qui se trouvent dans les collections du Musée national d’histoire
    de la Roumanie, peintes par des artistes qui ont pris part à la guerre, qui ont
    accompagné les troupes au front, qui ont partagé le quotidien des soldats. Et
    parmi ces artistes le plus connu est sans doute Nicolae Grigorescu, avec son tableau monumental « Autour de l’attaque
    de Smârdan », portrait grandeur nature d’un dorobanț, membre de ce corps de
    tirailleurs d’élite de l’armée roumaine de l’époque. D’ailleurs Grigorescu est
    également l’auteur d’une aquarelle mettant en scène un rosior, ce corps de
    cavalerie de l’armée roumaine. A part Nicolae Grigorescu, l’exposition réunit
    des toiles signées par Sava Henția, ami et protégé du docteur Carol Davila, qui
    dirige le corps militaire médical pendant la Guerre d’indépendance. Henția s’éclate
    sur le front et on le sent. Il peint des scènes dramatiques, mais surtout des
    scènes reproduisant le quotidien des soldats, des scènes parfois cocasses,
    empreintes d’humour et de tendresse. Ses portraits émouvants des prisonniers
    turcs, du personnel médical roumain ne laissent personne indifférent. Ensuite,
    l’exposition s’est attelée de mettre en évidence la manière dont la Guerre d’indépendance
    a été perçue et s’était transmise dans la conscience collective à travers le
    temps. C’est surtout l’œuvre Autour de l’attaque de Smardan de Nicolae Grigorescu qui avait été décortiquée par les contemporains
    et les critiques d’art. Grigorescu avait pris part à cette guerre, il était
    présent en première ligne. Mais il n’était pas présent lors de la bataille de Smârdan.
    Il avait en revanche pris part aux batailles de Plevna et de Rahova. Alors, lorsque
    la mairie de Bucarest lui avait commandé cette toile, il s’était inspiré des
    croquis réalisés à Plevna et à Rahova. Et nous reprenons au sein de l’exposition
    l’histoire de cette commande et l’histoire de la réalisation du tableau, qui
    lui avait pris 7 années. Selon certains historiens d’art, Grigorescu aurait
    subi des pressions politiques dans le choix du sujet, dans ses choix artistiques,
    ce qui l’avait déterminé de reporter l’achèvement de son œuvre. Pourtant, une
    fois achevée, son œuvre a été plébiscité par le public, et « Autour de
    l’attaque de Smârdan » a depuis lors représenté pour tous les Roumains une
    image iconique, la quintessence de la Guerre d’indépendance. »



    Mais quel impact a eu la guerre sur l’homme et sur le
    peintre Nicolae Grigorescu ? Eugenia Ioja :


    « Prendre part à une guerre constitue une
    expérience qui marque à vie tout homme, à plus forte raison un artiste.Son
    expression artistique s’en trouve modifiée. Il délaisse les couleurs à la
    faveur du crayon. Les scènes qu’il immortalise sont des scènes de mouvement.
    Mais il ne va pas se borner à faire ressortir juste le dramatisme, le
    spectaculaire des batailles, il se penche aussi, avec énormément de sensibilité,
    sur le vécu des militaires, sur leurs sentiments, sur la manière dont ils vivent
    l’indicible violence que constitue la guerre ».


    (Trad Ionut Jugureanu)

  • Les politiques roumaines de coopération et les boursiers des pays en voie de développement

    Les politiques roumaines de coopération et les boursiers des pays en voie de développement


    Le vent de liberté qui a commencé à
    souffler à travers le monde après la fin de la Seconde Guerre mondiale et le
    processus de décolonisation enclenché peu après a modifié la carte du monde et
    la géopolitique des relations internationales. En partant d’Afrique, en passant
    par l’Océanie, l’Asie et jusqu’en Amérique latine, les anciens empires
    coloniaux ont laissé la place à une myriade de nouveaux Etats indépendants,
    représentant la volonté de leurs nations. Dans le contexte de la guerre froide,
    ces nouveaux Etats se sont laissés tenter d’adopter par des voies différentes de
    développement, souvent dans une volonté affichée de se démarquer de l’ancienne
    puissance coloniale. Le bloc socialiste ne pouvait pas laisser passer sans
    réagir l’opportunité de se faire de nouveaux alliés parmi ces Etats
    nouvellement apparus sur la scène internationale. Et la Roumanie socialiste,
    membre du bloc communiste, prit forcément sa part dans la constitution de
    nouveaux équilibres. La Roumanie, occupée par l’Armée rouge à la fin de la
    guerre et dirigée depuis 1945 par le parti communiste, devenu de facto parti
    unique en 1947, avait suivi à la lettre les directions de Moscou en matière de
    politique étrangère pendant la première décade de son régime communiste. Ce n’est
    qu’à partir de 1960 que la Roumanie commence à chercher sa voie propre en matière
    de politique étrangère, et c’est dans le développement des relations privilégiés
    avec les pays en voie de développement qu’elle trouvera une manière pour sortir
    du lot. A l’époque, si le Sud global était assoiffé d’investissements, il était
    surtout demandeur de compétences, cherchant à constituer une élite
    administrative et de cadres qui soient capables de diriger ces pays récemment libérés
    de la tutelle des anciennes puissances coloniales. La Roumanie socialiste lança
    alors des vastes programmes de bourses destinés aux étudiants des Etats
    partenaires des pays en voie de développement.


    Aussi,
    dans un rapport rédigé par les experts du ministère des Affaires étrangères de
    Bucarest en 1961, l’octroi des bourses d’études aux étudiants en provenance de
    ces pays avait été identifié comme un moyen privilégié pour accroître l’influence
    de la Roumanie dans ces pays. A partir de là, le parti communiste roumain
    développa une stratégie de ce que l’on appellerait aujourd’hui une politique de
    soft power à destination de ces Etats du sud à travers le développement des
    relations culturelles et éducationnelles. Mais l’historien Ștefan Bosomitu, qui
    s’est plongé à corps perdu dans les archives roumaines de l’époque, affirme que
    les premières pierres de cette politique d’influence avaient été posées dès la fin
    des années 1940.


    « Ces
    programmes ont débuté assez tôt, dès le début des années 1950, et se sont
    poursuivis jusqu’à la fin du régime communiste, fin 1989. Mais au début, dans
    les années 1950, les bourses accordées étaient peu nombreuses. Elles étaient
    réservées à certains activistes communistes, membres des mouvements
    indépendantistes des pays du Tiers monde ou de divers partis frères. Il y avait
    aussi des réfugiés, tels les étudiants communistes grecs, qui avaient dû
    quitter leur pays après l’issue de la Guerre civile grecque, et qui s’étaient
    réfugiés dans les autres pays socialistes de la région. Ensuite, les étudiants
    coréens.
    »


    Ce
    n’est qu’après 1970, que les bourses d’études accordées par le gouvernement de
    la Roumanie socialiste s’orientent résolument vers l’Afrique. Il s’agissait en
    moyenne de 250 bourses universitaires, accessibles par l’intermédiaire des
    représentances diplomatiques de la Roumanie dans la région. Mais l’historien
    Ștefan Bosomitu rappelle que même si le budget alloué était destiné en priorité
    aux étudiants qui suivaient des études universitaires et post universitaires,
    le système roumain des bourses subventionnées ratissait bien plus large :


    « Il
    y avait, certes, d’une part, les bourses destinées aux études universitaires et
    post-universitaires, auxquelles était alloué entre 80 et 90% du budget
    disponible. Mais il y avait aussi des bourses pour certaines écoles
    professionnelles et aux lycéens. Malheureusement, les sources disponibles sont
    assez pauvres. On se fie souvent aux témoignages oraux pour reconstituer le programme
    de ces bourses. Il y avait ainsi des bourses de 3 années pour des élèves qui suivaient
    certaines formes de l’enseignement professionnel. Dans la ville de Moinesti par
    exemple, dans le lycée technique de la ville étaient formés les futurs techniciens
    africains qui allaient travailler sur les plateformes pétrolières ».


    Les bourses
    offertes par le gouvernement de la Roumanie socialiste étaient assez convoitées.
    Les candidats ne manquaient jamais, d’autant que le financement couvrait, du
    moins au début, car ensuite les choses se sont progressivement gâtées, aussi
    bien les frais de scolarité que les frais nécessaires aux étudiants boursiers pour
    mener une vie décente pendant leurs études en Roumanie. Mais même lorsque les
    frais de scolarités n’étaient plus couverts par le gouvernement roumain, la
    demande demeurait forte. De toute manière, ces frais de scolarité demeuraient
    raisonnables. Aussi, en 1963, la Roumanie comptait mille étudiants étrangers,
    presque sans exception boursiers. Les années 70 marquent un tournant. Leur
    nombre augmente de manière conséquente. En 1981, la Roumanie socialiste comptait
    pas moins de 20 mille étudiants étrangers. Ils payaient leurs frais de
    scolarité en devises, et cela représentait une source importante de rentrée de
    devises pour le régime. Le régime de Nicolae Ceausescu avait besoin de ces
    rentrées en devises alors qu’il avait accéléré le règlement de sa dette
    extérieure et dans le contexte d’une crise économique sans précédent.


    Les étudiants
    étrangers bénéficiaient par ailleurs d’un régime singulièrement favorable,
    étant souvent perçus comme de véritables nantis par leurs collègues roumains. En
    effet, les étudiants étrangers bénéficiaient de conditions d’hébergement bien
    meilleures que leurs collègues roumains. Et alors que les Roumains n’avaient
    pas le droit de détenir ou d’échanger des devises, les étudiants étrangers non
    seulement y avaient droit, mais ils avaient encore accès à un réseau d’approvisionnement
    spécialement conçu pour les détenteurs de devises, dans lequel des produits qui
    remplissaient les étalages n’étaient accessibles aux Roumains que sur le marché
    noir. Une situation qui ne pouvait pas ne pas faire des jaloux. L’historien Stefan Bosomitu a eu l’occasion d’interviewer bon
    nombre d’étudiants étrangers de l’époque pour comprendre leur ressenti sur leur
    expérience roumaine. Ștefan Bosomitu :


    « Relisant
    ces récits, l’on observe une tendance à idéaliser le passé. Les étudiants
    africains parlent aussi de l’étonnement que leur couleur de peau provoquait
    parmi des gens qui n’étaient pas habitués à croiser des étrangers, à plus forte
    raison des étrangers en provenance d’autres continents. Certains se signaient
    sur leur passage. L’on remarque cette image d’une société figée dans un passé
    où l’étranger est une sorte de bête curieuse. »


    Le vécu de ces
    étudiants étrangers durant leur études roumaines demeure encore une page blanche
    que les historiens devront remplir dans les années à venir. (Trad. Ionut jugureanu)